lundi 29 août 2011

L'essence du sens

Bientôt un mois de passé à retravailler dans une agence de presse, l'AFP pour ne pas la nommer. Et le sentiment d'avoir endossé depuis le 1er août la bure d'un moine de l'information. Ou plutôt le costume gris d'un anonyme pasteur luthérien, tendance laestadienne, pure et dure. Pas de fioriture, droit au but, du factuel sans détour. Pas le temps de fouiller ni d'aller au fond des choses: les sujets suivants s'accumulent déjà, qui ne sauraient souffrir le moindre de retard au risque de froisser tel ou tel desk parisien ou les auteurs des dépêches que les quelques soutiers du bureau de Stockholm doivent relire ou traduire avant de les expédier dans le flux informatisé submergé de ces nouvelles qui ne s'arrêtent jamais.

Exercice d'équilibriste qui n'est pas sans me déplaire mais qui a de quoi, je m'en souviens, émousser celui ou celle qui s'y prête trop longtemps. Ce mois d'août était toutefois trop court pour retomber dans les affres de l'agencier frustré que j'ai éprouvées il y a une quinzaine d'années, dans cette même ville, et qui m'avaient incité à l'époque à tenter l'aventure de la presse quotidienne.

Les circonstances aidant, j'avais atterri au Monde. De l'univers un peu étriqué et exsangue du pasteur spartiate, intégriste forcené de l'info vite recrachée, j'étais passé à celui plus velouté et satisfaisant du pigiste chargé d'éclairer et d'approfondir, si possible à l'aide d'une écriture travaillée et vive... De mes doigts moins fébriles, je pouvais la plupart du temps choisir les sujets avec lequels j'allais jouer le temps de les malaxer à ma manière. L'appropriation donne du sens.

Bien sûr, j'idéalise un peu cette période et le métier, ces derniers temps, a perdu de sa superbe. J'embellis aussi mon rôle, qui n'a pas toujours été aussi valorisant durant mes années de pigisme (lesquelles, hormis cette pause agencière estivale, se poursuivent). Mais si je mesure le plaisir éprouvé lors de mes périodes successives, le hâve pasteur de l'info quasi-immédiate ne fait pas le poids face au petit cardinal de l'article onctueux et réfléchi pondu tous les deux ou trois jours. Il est vrai que l'austère soutier a un salaire fixe que n'a pas le pigiste...

lundi 15 août 2011

Un nouveau lundi balte à Stockholm

Les ayant délaissés pour le mois d'août, les Baltes se sont chargés de se rappeler à mon bon souvenir. Je les ai croisés aujourd'hui, anonymes ou non, sur une place de Stockholm fameuse pour ceux qui, vers 1990-91, se préoccupaient du sort des républiques baltes, encore sous occupation soviétique.

L'idée était, bien sûr, de commémorer leur retour à l'indépendance. C'était il y a vingt ans, selon le calendrier généralement admis, même si la marche des Baltes vers la liberté avait commencé dès la fin des années 1980, à tâtons, comme pour mieux tester les réactions d'un pouvoir moscovite qui ne pouvait que désapprouver.


Pour soutenir cette démarche très culottée étant donné les risques encourus, un groupe de citoyens suédois et de Baltes vivant en exil dans le pays ont commencé à se retrouver les lundi à 12h sur une place de Stockholm, Norrmalmstorg.



Par tous les temps, quelques centaines de personnes, parfois plus, se sont réunies là durant 79 lundi d'affilée, jusqu'au 16 septembre 1991. Entre-temps, les républiques avaient accompli le plus difficile: faire accepter par le Kremlin l'idée que rien ne pourrait les empêcher de sortir de l'Union soviétique, résister à quelques soubresauts sanglants (en janvier 1991) et sensibiliser l'Ouest à leur cause.



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La Suède, avec ses voisines nordiques, a joué à cet égard un rôle très utile de messager actif. Car ladite cause balte était loin d'enthousiasmer les pays occidentaux qui cherchaient plutôt à consolider la position de leur favori, Mikhaïl Gorbatchev, face aux forces plus conservatrices qui hantaient les couloirs du Kremlin.


La nouvelle équipe au pouvoir en Suède à partir de septembre 1991 s'est montrée particulièrement efficace dans cette mobilisation. Dirigée par le parti conservateur de Carl Bildt, cette coalition de centre-droite venait de succéder aux sociaux-démocrates qui, hormis une parenthèse entre 1976 et 1982, avaient mené le pays depuis 1936.


"Sans toi, Carl, l'Estonie et les autres pays baltes n'en seraient pas là aujourd'hui", déclairait ce lundi matin Mart Laar, tout jeune premier ministre estonien après le retour à l'indépendance et désormais ministre de la défense. Sous sa barbe poivre et sel, l'Estonien avait du mal à dissimuler une certaine émotion en tenant ces propos lors d'un séminaire organisé à l'Institut de politique étrangère, toujours à Stockholm.


Assis au 1er rang, Carl buvait du petit lait, lui qui aime à rappeler son rôle dans les négociations ardues qui ont eu lieu jusqu'en 1994 pour obtenir le retrait des pays baltes de toutes les troupes de l'ex-armée Rouge.


Le même Carl a, c'est de bonne guerre, rendu hommage au parcours des Baltes au cours des 20 dernières années, tout en rappelant que tout Suédois, en 1991, avait de quoi "avoir honte" de la manière dont les autorités de Stockholm s'étaient comportées vis-à-vis de leurs chers voisins baltes.


Et une pique dans le dos du taureau social-démocrate.



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Fredrik Reinfeldt, l'actuel premier ministre suédois (et ancien rival de Bildt au sein du parti conservateur), est revenu plus longuement encore sur ces "pages sombres" de l'histoire suédo-balte. Dans un discours prononcé sur la fameuse place de Norrmalmstorg, il s'est fort bien débrouillé pour ne jamais accuser nommément les sociaux-démocrates d'avoir lâché les Baltes. Mais personne n'était dupe parmi l'audience ayant un minimum de connaissances sur l'histoire récente.


Reinfeldt s'est d'abord appliqué à rappeler que Stockholm (entendez par là le parti à la rose) faisait partie des capitales qui avaient "le plus rapidement" reconnu l'occupation des Baltes par l'Union soviétique en 1944 (ceci dit, il aurait pu être encore plus méchant en disant que Stockholm avait été "l'une des seules" capitales à l'avoir fait...).


Puis il a évoqué en quelques mots l'épisode de l'extradition des Baltes. Quelque 170 soldats qui avaient combattu du côté des Allemands contre l'armée Rouge avaient réussi à fuir par la mer vers la Suède. Le gouvernement suédois décida, en 1945, de les renvoyer de l'autre côté de la Baltique. C'est-à-dire dans les geoles du régime soviétique qu'ils avaient, dans leur majorité, combattu non pas par sympathie pronazie mais pour éviter une nouvelle vague de déportations telle que celles ayant frappé les élites baltes au début de la guerre.


Cet épisode complexe de l'histoire suédoise du 20e siècle avait été dépoussiéré à la fin des années 1960 par l'écrivain Per Olov Enquist dans son livre traduit en français sous le titre L'Extradition des Baltes (Actes Sud, 1985), le 1er ouvrage qui m'a fait découvrir les ambiguïtés de la politique de neutralité suédoise.


Puis Reinfeldt, brandissant un vieux manuel scolaire suédois devant les premiers ministres estonien, letton et lituanien, s'est souvenu du peu de choses qui était mentionné dans ces manuels sur l'existence même des pays baltes, voisins pourtant de la Suède et indépendants durant deux décennies pendant l'entre-deux-guerres.



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Bon prince, le proviseur de l'école estonienne de Stockholm, un certain Jaan Seim rencontré sur Norrmalmstorg, s'est attaché après le discours à lui raboter les angles. "Il faut se rappeler qu'après la 2e guerre, la Suède était un petit pays qui se voulait neutre et qui avait pour voisin à l'Est un grand pays qui représentait une menace considérable", m'a-t-il dit en avançant le concept de Realpolitik.



Encore vêtu d'une cape et d'un chapeau noirs qu'il portait le temps d'entonner une chanson estonienne devant l'assistance, Jaan Seim m'a raconté qu'il avait été plus déçu, par la suite, lorsque les Baltes avaient disparu des esprits suédois. "Pour eux, c'était l'Union soviétique, un point c'est tout".


Les traditionnelles réunions du lundi sur Norrmalmstorg ont contribué à l'époque à faire évoluer ces préjugés. Vingt ans plus tard, en ce lundi 15 août 2011, théâtre de la 80e réunion du genre, ce sont quelques vérités crues qui ont résonné entre les quatre façades de la place.