mardi 7 janvier 2014

Lettonie : l'ascension Straujuma


SI UNE FEMME a déjà présidé la République de Lettonie (Vaira Vike-Freiberga, 1999-2007), aucune n'a encore occupé la fonction de Premier ministre, qui concentre le gros du pouvoir exécutif dans ce pays. Laimdota Straujuma semble désormais bien partie pour entrer dans l’histoire nationale par ce biais-là: hier, lundi 6 janvier, le président de la République l'a chargée de former le nouveau gouvernement, après la démission du précédent le 27 novembre. Il ne lui reste plus qu'à obtenir une majorité de voix au Parlement (la Saeima) pour entrer en fonction, ce qui paraît très vraisemblable étant donné les intentions affichées par des partis "amis" et certains éléments exposés plus bas. 
Mathématicienne de formation, cette femme de 62 ans était ministre de l'agriculture depuis 2011, officiellement sans étiquette (voir son CV en anglais). Du moins jusqu'à ce qu’elle adhère au parti L’Unité (Vienotiba), dimanche dernier, juste avant que ses instances dirigeantes ne la proposent au poste de chef du gouvernement occupé précédemment par Valdis Dombrovskis, lui-même membre de L’Unité.

Détail qui n'est pas sans intérêt: Mme Straujuma (photo Wikipedia) a appartenu un temps au Parti populaire de deux ex-Premiers ministres lettons, Andris Skele et Aigars Kalvitis. Parti qui dirigeait le gouvernement lorsque le pays a connu une grosse surchauffe économique, laquelle, cumulée aux effets de la crise financière mondiale, a abouti à la plus lourde chute du PIB de toute l'UE en 2009 (-17,7%).
Les liens entre Laimdota Straujuma et Andris Skele, l'un des oligarques réputés du pays, remontent à longtemps. Il est directeur au ministère de l'Agriculture en 1993 lorsque Mme Straujuma débute sa carrière de fonctionnaire au sein du LLKC, un centre de conseils pour les agriculteurs (détenu à 99% par l'Etat et contrôlé par le ministère de l’Agriculture). Difficile de croire que le plus haut fonctionnaire du ministère n'ait pas approuvé la nomination de cette nouvelle venue au poste de directrice adjointe du LLKC.
Depuis, Andris Skele – et pas seulement lorsqu'il était Premier ministre, de décembre 1995 à août 1997 puis de mai 1999 à mai 2000 – a toujours gardé un oeil sur le secteur agricole, lui qui a bâti une partie de sa fortune sur l'agroalimentaire. Mme Straujuma, elle, quitte le LLKC en janvier 1999 pour devenir secrétaire d'Etat-adjointe au ministère de l'Agriculture (novembre 1999-octobre 2000) puis secrétaire d’Etat au même ministère (jusqu’en décembre 2006).
Qui voit-on défiler, entre autres, au poste de ministre de l’Agriculture durant cette assez longue période? Deux poids lourds du Parti populaire, dont Aigars Kalvitis, qui deviendra Premier ministre entre décembre 2004 et décembre 2007. Puis, pendant plus de six ans, Martins Roze, un responsable de l’Union des verts et des paysans (ZZS), qui n’est autre que le principal parti soutenant un autre oligarque réputé du pays, Aivars Lembergs, dont je reparlerai plus bas.
Dans le gouvernement Kalvitis, Mme Straujuma passe du ministère de l’Agriculture à celui du Développement régional, alors aux mains du Parti populaire. Elle occupe alors le poste de secrétaire d’Etat (janvier 2007-décembre 2010). Puis, lorsque ce ministère est fusionné à celui de la Protection de l’environnement, elle devient secrétaire d’Etat-adjointe (janvier-octobre 2011) dans le gouvernement Dombrovskis. Son ministre est Raimonds Vejonis, un autre cadre de la ZZS. 


Deux remarques avant de passer aux questions:

1/ Les deux ministères au sein desquels Mme Straujuma a œuvré au minimum au rang de secrétaire d’Etat-adjointe durant près de douze années sont deux ministères-clés dans la répartition des fonds européens qui ont afflué dans le pays avant et après son entrée dans l’UE, en mai 2004.

2/ En tant que supérieurs hiérarchiques directs de Mme Straujuma, ces ministres successifs auraient pu l’écarter si elle leur avait déplu, fait de l’ombre ou s’ils avaient eu quelqu’un de plus "utile" à mettre à sa place. On peut même avancer sans grand risque que la probable future Premier ministre a entretenu de bons liens avec les partis politiques de deux oligarques. Continue-t-elle à le faire ? On peut de nouveau l’avancer, du moins en ce qui concerne la ZZS. Le président de la République, qui lui a confié la tâche de former le nouveau gouvernement, a été député de cette formation, actuellement la cinquième plus importante du pays.

La probable consécration d’une femme qui n’a jamais été candidate devant le suffrage universel pose plusieurs questions:

1/ Pourquoi le parti de L'Unité a désigné Mme Straujuma, le 5 janvier, pour être sa candidate au poste de premier ministre, poste qu'il occupait jusqu'à la démission de Valdis Dombrovskis? Mme Straujuma n'a adhéré à L’Unité que le jour de sa nomination. N'y avait-il vraiment personne de plus légitime, de plus ancré au sein du parti, arrivé troisième aux dernières législatives, pour porter ses couleurs? Ou bien pense-t-on à L'Unité que ce poste est un cadeau empoisonné étant donné la faible marge de manœuvre du titulaire d'ici les législatives d'octobre 2014? Le fait que deux personnalités d’un plus grand poids politique aient d’abord été pressenties laisse entendre que le parti ne prenait pas cette nomination à la légère. 

2/ Pourquoi le président de la République, Andris Berzins (photo ci-dessous, source: president.lv), a-t-il approuvé le choix de Mme Straujuma? Ces dernières semaines, il avait rejeté les deux noms sur lesquels L'Unité s'était mise d'accord, exploitant à fond – en tous cas plus que certains de ses prédécesseurs l'article 56 de la Constitution lettonne ("Le gouvernement est formé par la personne qui a été invitée à le faire par le président"). Il avait notamment recalé la candidature d'Artis Pabriks, ministre de la défense dans le gouvernement démissionnaire. Motif avancé par le président: le manque de connaissances de l’intéressé en matière économique. Soit dit en passant, Artis Pabriks est, lui aussi, un ancien du Parti populaire. Parti démantelé en tant que structure depuis 2011 et dont le mentor, Andris Skele, avait échoué à rebondir au sein d'une alliance électorale (Pour une bonne Lettonie) créée en vue des législatives d'octobre 2010 avec Ainars Slesers, un des autres oligarques réputés.


3/ Quel rôle joue actuellement dans les coulisses le troisième oligarque letton, Aivars Lembergs, l'influent et toujours populaire maire du port de Ventspils? Le parti qu'il soutient (et qui le soutient), l'Union des verts et des fermiers (ZZS), semble en passe de réintégrer la coalition gouvernementale, dont il n'est plus membre depuis les législatives de septembre 2011. C'est dans les intérêts d’Aivars Lembergs, tant pour défendre au mieux ses intérêts politiques, économiques et judiciaires que pour avoir son mot à dire dans la répartition des fonds européens. Le président de la République n'aurait rien contre le retour de la ZZS dans la coalition, lui qui a brigué un mandat municipal à Riga sous cette étiquette (2005) avant d’être élu au parlement pour le même parti (2010). Quelle commission parlementaire préside-t-il alors? Celle traitant, entre autres, des affaires agricoles et du développement régional. L'année suivante, ce millionnaire ayant fait fortune dans le secteur bancaire est élu par la Saeima à la présidence de la République. Lui-même a montré qu’il avait su tirer profit, à des fins personnelles, des fonds européens. 

Ces questions en appellent d’autres. Peut-on déjà dire qu'avec la très probable accession au pouvoir de Mme Straujuma, les oligarques, en perte de vitesse depuis quelques années, (et ici), sont en train de prendre leur revanche? Certains l'affirment. Et qu’est-ce qui a vraiment poussé/incité Valdis Dombrovskis à démissionner contre toute attente, le 27 novembre 2013 ? Il a alors expliqué avoir voulu assumer "la responsabilité politique" du drame de Zolitude, cette banlieue de Riga où le toit d’un supermarché s’effondra sur les clients à une heure de pointe, faisant 54 morts. Je tâcherai de revenir ici sur ces points avec des éléments d’explication.