- ÇA NE TE dérange pas si je fume?
PO Enquist venait de s'attabler dans sa petite cuisine, l'enregistreur tournait déjà. Nous nous étions donné rendez-vous dans l'appartement qu'il conservait à Söder, ancien quartier populaire de Stockholm, où il venait encore travailler de temps en temps. La santé n'était plus au beau fixe mais les idées toujours bien en place. La maladie a fini par l'emporter, ce samedi 25 avril, à l'âge de 85 ans.
L'entretien en question a eu lieu il y a plus de quatre ans. J'étais heureux de rencontrer enfin celui dont quelques livres, plus que d'autres, m'avaient accompagné lors de mon approche de la Suède, dans les années 1980.
La cathédrale olympique, Hess, Le départ des musiciens et surtout L'extradition des Baltes. Lu bien avant que je ne parte vivre à Stockholm et ne foule pour la première fois un sol balte, ce roman documentaire m'avait plu pour l'enquête fouillée menée par le personnage principal (l'auteur), ses réflexions, les aller-retours dans l'histoire nordico-balte de la seconde moitié du XXe siècle. Grâce à lui, j'avais aussi découvert le rôle ambigu de certains dirigeants suédois à l'égard de Moscou dans l'immédiat après-guerre et celui, plus ambigu encore, vis-à-vis de l'Allemagne nazie durant la guerre même. L'un expliquant en partie l'autre. Des épisodes peu glorieux (quelle nation n'en a pas quelques-uns en réserve?) qui, d'une façon ou d'une autre, continuent à marquer la Suède et certains pans de sa politique récente.
C'est précisément L'extradition des Baltes (titré Legionärerna -- Les légionnaires -- à sa parution en Suède) qui, en janvier 2016, m'avait incité à entrer en contact avec Per Olov Enquist, ou PO Enquist, comme tout le monde l'appelle dans son pays. On m'avait proposé de contribuer à un ouvrage collectif à venir, en langue française, centré autour des relations entre États scandinaves et baltes. Un ouvrage à caractère universitaire, sérieux au possible, dont j'ai encore le sommaire dans ma boite mail. Une fois acceptée ma proposition d'entretien avec l'écrivain, alors âgé de 81 ans, il avait été assez facile d'obtenir son adresse électronique puis son accord.
Le
26 janvier en début d'après-midi, un homme d'un mètre 97, chevelure
blanche épaisse, me faisait entrer dans son appartement. En le quittant,
la nuit tombait sur Stockholm. La discussion avait duré deux bonnes
heures. Je viens de réécouter l'enregistrement. Au début, cigarette au
bout des doigts, PO Enquist m'observait, accueillant mais un brin
perplexe. Qui était donc ce "jeune" journaliste français (enfin, une
trentaine d'années de moins...) venu recueillir de vieux souvenirs
suédo-baltes?- Tu as lu le livre?...
Je n'ai pas eu trop de mal à le convaincre que oui, et plus d'une fois. La dernière dans les jours qui avaient précédé la rencontre, jusque dans le ferry qui m'avait transporté de Riga à Stockholm. Une bonne nuit de traversée, de quoi réfléchir aux questions à poser, à les mettre dans le bon ordre, à les formuler dans ma tête.
L'ouvrage collectif auquel cet entretien était destiné n'a finalement pas vu le jour. Je reproduis ici l'entretien tel que je l'avais envoyé après la rencontre de Stockholm, précédé d'une introduction que j'avais rédigée pour camper le décor. Assez long (et sérieux comme le veut ce type d'ouvrage), l'article ne concerne qu'une partie infime de l’œuvre d'Enquist. Mais puisqu'il a trait à une affaire mêlant Nordiques et Baltes, tout comme ce blog, je préfère le mettre à la disposition de quiconque y trouvera un intérêt plutôt que de le conserver dans mon ordinateur.
* * *
L’extradition des Baltes, « un traumatisme suédois »
Entretien avec l'écrivain suédois PO Enquist
« Legionärerna (les Légionnaires, en français), c’est un vieux livre… Il a été beaucoup débattu mais, d’une manière générale, bien accepté. Que voulez-vous savoir exactement ? » Ainsi
débute l’entretien reproduit ci-dessous, accordé le 21 janvier 2016 à
Stockholm, par l’un des écrivains suédois vivants les plus réputés. Le livre auquel Per Olov Enquist (né le 23 septembre 1934) fait allusion est le roman-documentaire grâce auquel sa notoriété a commencé a débordé du cadre national. Un an après sa parution, en 1968, il obtient le prix de littérature du Conseil nordique, une consécration à l’échelle de l’Europe du Nord. « Le roman, justifie alors le jury,
constitue une expression artistique éclairée de la tentative de
compréhension par un homme moderne de sa propre situation et de celle du monde contemporain, à travers l’examen hautement nuancé d’un chapitre difficile de l’histoire scandinave d’après-guerre ». Le titre de la version française, parue en 1985 chez Actes Sud, est plus explicite quant à l’épisode en question : L’Extradition des Baltes.
Dans le chaos de l’Europe de l’après-Seconde guerre mondiale, la remise aux autorités soviétiques, en janvier 1946, de cent quarante-six militaires baltes ayant fui en Suède le retour de l’Armée rouge est
passé quasiment inaperçue hors des pays concernés. L’époque est à
l’échange de prisonniers de guerre entre puissances vainqueurs, dans un continent meurtri et peuplé de personnes déplacées. Mais en Suède, nation alors officiellement « neutre » et épargnée par le conflit, la décision du gouvernement, en réponse à une note diplomatique de Moscou, suscite un barrage de critiques. Ce qui est conçu initialement comme une mesure de routine, adoptée sans publicité aucune en juin 1945 par le gouvernement d’unité nationale en place durant la guerre, tourne peu à peu à l’affaire d’État. L’URSS veut récupérer « ses » citoyens ayant combattu pour les nazis, en plus des soldats allemands ayant quitté le front de l’Est après l’acte de capitulation entré en vigueur le 8 mai 1945. Une grève de la faim des détenus consécutive à l’annonce de l’extradition, des mutilations volontaires et le suicide de deux d’entre eux, achèvent de conférer un aspect dramatique à l’extradition.
Bien que des ministres le représentant aient pris part à cette décision, le camp conservateur, avec l’appui de l’Eglise luthérienne de Suède, change d’avis. D’après eux, ces militaires – cent trente Lettons, neuf Estoniens et sept Lituaniens – risquent
une mort certaine, une fois renvoyés sur le littoral oriental de la mer
Baltique, leurs pays d’origine faisant désormais partie de l’URSS. Les livrer à Moscou serait faire montre de faiblesse. De plus, la Russie, qu’elle soit bolchevique ou non, représente toujours un danger pour le royaume, il faut s’en méfier. Enfin,
estiment les conservateurs, la Suède s’étant proclamée neutre durant la
guerre, elle n’est pas tenue de remettre à une puissance des soldats ayant combattu pour une autre.
Mais du côté du Parti social-démocrate, de nouveau seul à gouverner à partir du 31 juillet 1945 et donc responsable de la mise en pratique de l’extradition, on a d’autres préoccupations. On tient à se conduire avec l’Union soviétique comme avec n’importe quel État reconnu par la communauté internationale, d’autant qu’elle a joué un grand rôle dans la victoire. Les entailles à la neutralité suédoise faites durant la guerre en faveur de l’Allemagne nazie – et évoquées dans la presse soviétique – incitent aussi Stockholm à traiter avec diligence la requête de Moscou. On a sur la conscience les concessions faites à Berlin : transit autorisé, via le territoire suédois, de plus de deux millions de militaires allemands et leurs équipements, vers et en provenance de Norvège et de Finlande, vente (jusqu’en 1944) de minerai de fer payé par de l’or volé aux Juifs, etc. (1)
De plus, le profil des militaires baltes arrivés en Suède, par la mer, en mai 1945 n’est pas des plus clairs. Partis de la province lettonne de Courlande ou du port de Dantzig (l’actuel Gdansk polonais), ces hommes ont appartenu à la Légion lettonne, une unité de la Waffen-SS. Ont-ils été enrôlés de force ou sont-ils des engagés volontaires ? Se sont-ils cantonnés, sous l’uniforme allemand, à se battre contre l’Armée rouge ou ont-ils également participé à l’extermination de Juifs, de Roms et d’autres civils ? Les réponses qu’ils donnent sur leurs actes et leurs parcours sont-elles dignes de foi ? Autant de questions auxquelles les autorités suédoises ont beaucoup de peine à répondre.
Plus de vingt ans plus tard après l’extradition, effectuée à bord du navire Beloostrov, Per Olov Enquist tente de clarifier les choses, à la lumière d’archives devenues accessibles et d’entretiens. Entre autres, il rencontre quatorze anciens légionnaires lettons à Riga en 1967. Aux termes de son « enquête », relatée en détails dans le livre, l’écrivain aboutit à sa propre « conclusion » (présentée toutefois avec certaines « réserves »): a priori aucune exécution, même si un lieutenant letton a été condamné à mort pour son rôle dans l’extermination de 33 000 Juifs à Daugavpils (est de la Lettonie) ; environ trente-cinq condamnations aux travaux forcés, visant essentiellement ceux ayant servi un temps dans un corps policier letton ou allemand ; plus de cent extradés considérés « sans taches » par les autorités soviétiques mais, néanmoins, en butte à certaines discriminations dans la vie de tous les jours, jusqu’à la mort de Staline (1953).
Cette tentative de bilan vaut à son auteur, après parution, d’être critiqué par ceux qui considèrent que l’extradition n’aurait pas dû avoir lieu, les anticommunistes suédois et baltes étant les plus virulents.
Depuis la fin de la guerre, la rumeur véhiculée parmi les quelque
40 000 civils baltes ayant trouvé refuge en Suède veut que les
légionnaires, une fois extradés, ont été exécutés, arbitrairement et sans procès. L’information est quasiment invérifiable mais elle fait son chemin. D’où
un sentiment aigu de culpabilité éprouvé après coup par certains des
dirigeants politiques suédois ayant décidé et mis en application
l’extradition controversée.
Ce sentiment, en partie évoqué dans son livre par Per Olov Enquist, est également alimenté par la reconnaissance de jure,
par le gouvernement suédois, de l’annexion soviétique des trois
républiques baltes. Stockholm est l’une des rares capitales occidentales
à avoir franchi ce pas. « Pour
nous, les Etats baltes étaient toujours un territoire russe – il en
avait été ainsi pendant plusieurs centaines d’années et jusqu’en 1920 »,
argumente un haut responsable social-démocrate cité par l’écrivain. Autant d’éléments
qui ont porté une ombre aux relations entre Suédois et Baltes de la
diaspora et de « l’intérieur ». Beaucoup plus tard, les gouvernements suédois s’efforceront d’afficher un soutien sans faille à ces voisins orientaux lorsque ceux-ci entreprendront de quitter l’URSS, puis après leur retour à l’indépendance, en 1990-1991. Quarante anciens extradés seront reçus par le roi Carl XVI Gustaf, en juin 1994 à Stockholm. Au nom du gouvernement de centre-droite, la ministre des Affaires étrangères, la conservatrice Margaretha af Ugglas, exprimera son regret en qualifiant l’extradition d’« injustice ».
PO Enquist. – J’ai commencé à travailler à ce livre en 1965, une période assez particulière. A l’époque, tout le monde parlait de
la confrontation entre les deux grands blocs, de la politique des
Etats-Unis, de la guerre du Vietnam et des bombardements qui y
commençaient, etc. Mais ce qui me trottait dans la tête, c’était l’expression suédoise Baltutlämningen (l’extradition des Baltes). Elle existait dans le débat national depuis aussi longtemps qu’il m’en souvienne. Empreinte de mystère, elle évoquait le scandale, « un traumatisme suédois », comme on avait coutume de dire. Qu’y avait-il derrière cette expression, que voulait-on dire par « un traumatisme suédois » ? Et puis il y avait ces photos d’archive, dramatiques, des soldats allemands, environ trois mille d’entre eux, et baltes sur le point d’être extradés de Suède. Ayant toujours été très intéressé par les questions historiques, j’ai commencé à creuser.
Ce livre est mon seul roman documentaire. Du moins je le revendique comme tel. Dans Les légionnaires,
quand j’écris « je », il s’agit bien de moi, impossible d’y échapper.
C’est moi qui ai mené les recherches, qui suis allé aux Etats-Unis, au
Royaume-Uni et en Lettonie pour retrouver des extradés, qui ai
interviewé tous ces politiciens suédois que l’on retrouvera dans le
livre. A l’époque, j’étais jeune, énergique, infatigable… Quand je
repense à ces années, je suis surpris par ce jeune homme de trente-deux
ans environ, qui n’arrêtait jamais et qui faisait preuve d’une grande
voracité. J’éprouve du respect à son égard. Aujourd’hui, je n’aurais pas
la force d’entreprendre un tel travail…
Pourquoi parlait-on de « traumatisme suédois » ? Etait-ce aussi votre point de vue ?
En
commençant le livre, je n’avais aucune opinion sur la question. Tous
les points de vue étaient représentés dans cette affaire. Il y avait
ceux, notamment au sein du mouvement ouvrier, qui voulaient renvoyer ces
Baltes chez eux. Il avait ceux qui trouvaient cela scandaleux qu’on
puisse extrader ces gens vers l’URSS. Les journaux étaient truffés de
prises de position. Ce n’est pas sans me rappeler le débat actuel sur
les réfugiés.
Lorsque vous avez entamé votre travail sur ces légionnaires baltes, que saviez-vous d’eux ? Aviez-vous une vision claire de leurs parcours personnels, de leurs faits de guerre ?
Je
ne savais pas grand-chose. C’était un travail fascinant que j’ai adoré
faire. Tout était neuf et compliqué pour moi. Et c’était d’autant plus
fascinant que le tableau n’était ni noir ni blanc. J’avais l’impression
de mener un travail d’enquêteur, presque comme un inspecteur de police ou
un détective. Parfois, j’ai l’impression, avec ce livre, d’avoir été un
précurseur, avant qu’on ne se mette à écrire autant de romans policiers
en Suède. Je tombais sur des faits et des gens stupéfiants. C’était
littéralement saisissant. Je ne cessais de découvrir et d’apprendre. Pour
préparer le livre, j’ai lu tout ce qui était à lire sur le sujet et
j’ai interviewé tous les responsables encore vivants. Et l’image qui
s’est dessinée au bout du compte était loin d’être univoque. Certes, il
s’agissait bien d’un traumatisme, d’un scandale, mais en même temps
c’était une histoire très compréhensible. Elle avait été causée non pas
par des êtres méchants, mais par des êtres bons qui croyaient agir comme
il le fallait. Il est évident que tout cela me paraissait d’autant plus
intéressant.
Le sentiment de culpabilité des responsables suédois auquel vous faites allusion dans le livre existait-il encore au moment où vous entamez votre enquête, au milieu des années 1960 ?
Ce sentiment était encore palpable, c’était évident.
Ce n’est donc pas la parution de votre livre qui l’a relancé ?
Non.
Avant la parution, il faut le rappeler, le débat s’était en quelque
sorte « institutionnalisé ». Mais si l’on en parlait de moins en moins,
au fil du temps, le sujet n’était pas pour autant devenu moins
douloureux. Ernst Wigforss et Östen Undén, deux des partisans de l’extradition (2),
me l’ont confié personnellement durant mon enquête. Beaucoup de hauts
responsables au sein de la classe politique suédoise de l’après-guerre
avaient été impliqués dans cette histoire, y compris Tage Erlander, le futur Premier ministre (3). Et tout le monde attendait la parution du livre avec inquiétude. Je me souviens qu’Ernst Wigforss
m’a écrit par la suite pour me dire que la lecture du livre lui avait
été pénible. Mais qu’il l’avait bien aimé, malgré tout. D’autres m’ont
dit à peu près la même chose. Le débat fut particulièrement intense dans les deux-trois années qui suivirent la parution des Légionnaires.
J’ai dû défendre mon livre. Quoi qu’on ait pu en penser, le dilemme
douloureux persistait. En général, les arguments qu’on m’opposait
n’étaient pas catégoriques, du genre « vous avez tort ». Le plus
souvent, le débat était de bonne qualité. Meilleur que s’il avait eu
lieu en 1946, juste après l’extradition. Des deux côtés, on avait pris
un peu le temps de la réflexion. Y compris parmi les Baltes qui vivaient
en Suède depuis la fin de la guerre et qui consistaient des communautés
très actives, éduquées, douées pour les langues, avec leurs lots d’intellectuels.
Votre bagage politique et idéologique de l’époque vous a-t-il influencé dans votre approche du sujet ?
Il
me faut préciser un peu d’où je viens. Ma mère enseignait dans une
université populaire. Elle militait pour le Parti libéral. J’ai grandi
dans cet environnement et, dans ma jeunesse, j’adhérai à ces idées. Puis
j’ai glissé vers la social-démocratie lors de mes années universitaires
à Uppsala. J’y suis resté. Au plus fort des années 1960, ce n’était pas
commun parmi les jeunes de Suède d’être social-démocrate. Mais je mettais un point d’honneur à dire que j’en étais et que je le resterais. J’ai fait connaissance avec Tage Erlander, avec Olof Palme, je les connaissais assez bien. Cela ne signifie pas pour autant que j’étais aveugle et béat…
En bon social-démocrate, aviez-vous en tête l’idée, au moment de concevoir le livre, de défendre la décision d’extrader les Baltes ? Car après tout, ce sont les dirigeants sociaux-démocrates de l’époque qui prônaient cette mesure, avec le soutien du mouvement syndical.
Non !
Et puis cela n’aurait pas été très excitant. Si j’avais découvert des
éléments inconnus qui auraient embarrassé le Parti social-démocrate, je
me serais empressé de les utiliser. Rien ne m’aurait arrêté. Et puis certains sociaux-démocrates étaient férocement opposés à l’extradition. D’autres, dont Öster Undén, doutaient. Cela dit, Tage Erlander
m’a dit, après la parution du livre, qu’il avait été étonné de voir que
je ne l’avais pas critiqué davantage pour le rôle qu’il avait joué dans
la politique suédoise en matière d’accueil des réfugiés durant la
Seconde guerre mondiale. Je ne m’étais pas douté de l’influence qu’il
avait pu avoir, en tant que secrétaire d’Etat (4).
A l’époque, je savais à peine ce qu’impliquait une telle fonction.
Aujourd’hui, je ne serais plus aussi aveugle, moi qui suis marié à une
femme ayant eu ce poste dans un autre ministère…
Aviez-vous néanmoins une thèse à défendre avec ce livre, teniez-vous à prouver quelque chose ?
Mon instinct de départ était de raconter une histoire qui était encore mal connue. Et plus je creusais, plus je réalisais que tout cela était inexploré.
La compilation de ce matériau était inédite. C’était la première fois
qu’on écrivait un livre de fond sur le sujet. Je n’étais pas un béotien
dans le domaine. J’avais étudié les sciences politiques et l’histoire à
Uppsala. L’un de mes professeurs était un expert dans l’utilisation
critique des sources. Cela m’a beaucoup servi quand j’ai entamé mon travail d’enquête.
Si je devais reprendre le livre pour une nouvelle édition, je dirais que Per Albin Hansson était le vrai responsable de la décision d’extrader, en tout cas plus que ce je ne l’avais laissé entendre à l’époque. Östen Undén et Ernst Wifgorss
dans le rôle de chef idéologue, oui. Mais c’est Per Albin qui a usé de
son autorité pour faire adopter la décision. Une dizaine d’années après
la publication du livre, j’ai consulté des
archives du ministère des Affaires étrangères désormais accessibles. Je
n’y ai rien trouvé d’inattendu, si ce n’est le rôle décisif de Per
Albin au moment de la prise de décision initiale, en juin 1945.
De nombreuses personnes y ont pris part, mais c’est lui qui dirigeait
le gouvernement de grande coalition avec les conservateurs. Ensuite la
paix est arrivée. Le gouvernement n’a plus alors compté que des
sociaux-démocrates en son sein, avec bon nombre de personnalités déjà présentes dans le cabinet précédent.
Il faut se rappeler du contexte. Je vous ai parlé de ces plus de quarante mille civils qui avaient fui les pays baltes vers la Suède. Qu’allait-on faire d’eux ?
Cette question n’était pas évoquée au niveau officiel mais elle planait
sur les débats. Une des possibilités à l’étude consistait à tous les
renvoyer vers leurs pays, c’est-à-dire l’Union soviétique qui avait annexé les républiques baltes. Je ne saurais dire si Per Albin Hansson
y était favorable. Mais lorsque les responsables politiques ont pris la
mesure du tollé provoqué par la décision d’extrader le petit groupe des
militaires baltes, ces Waffen
SS, ils ont réalisé quelle tempête susciterait un renvoi des très
nombreux civils. Les civils baltes, au fond d’eux, pouvaient remercier
leurs compatriotes
en uniforme. On peut dire, pour utiliser un terme religieux, que ces
derniers ont été « sacrifiés » au bénéfice des civils, qu’il ne fut dès
lors plus question de renvoyer. Le coût politique d’une telle mesure
aurait été extrêmement lourd.
Croyez-vous qu’une fois la décision prise d’extrader ces militaires baltes, les responsables politiques suédois espéraient que le débat qu’elle avait causé s’éteindrait sans tarder et qu’on passerait à autre chose ?
Ce
que je sais, c’est que les dirigeants suédois ont grandement pris en
compte les points de vue des puissances sorties vainqueurs de la guerre.
Or ces pays ont, eux aussi, commis d’énormes erreurs. Le Royaume-Uni,
en particulier, qui a décidé de renvoyer vers l’URSS les membres de l’armée Vlassov, ce qui était une folie (5).
Et puis, en arrière-plan, il ne faut pas oublier, bien entendu, le rôle
de la Suède durant la guerre. Beaucoup de recherches ont eu lieu ces
dernières décennies à ce sujet, mais à la fin du conflit, on ne savait que peu
de choses. Or les dirigeants s’étaient comportés de manière très
gentille avec l’Allemagne nazie, en autorisant le passage sur le
territoire suédois des soldats en permission, des minerais, de l’acier, des roulements à billes.
Dans ce contexte, et en gardant à l’esprit la décision britannique dont
je viens de parler, le gouvernement suédois pouvait-il montrer du doigt
l’URSS en l’accusant de vouloir traiter des militaires baltes de
manière inhumaine s’ils étaient extradés vers son territoire ? Devoir
prendre cette position politique avait de quoi rendre nerveux de
nombreux dirigeants suédois.
Dans
le livre, vous laissez entendre que l’extradition des militaires baltes
était un moyen pour les Suédois d’essayer de faire oublier la politique amicale menée à l’égard de l’Allemagne nazie.
Je
crois que pour la Suède, la Guerre froide a commencé avec l’extradition
des Baltes. Auparavant, le pays avait campé sur sa « neutralité »,
malgré les concessions faites à l’Allemagne. Celle-ci avait été vaincue,
l’armée soviétique avait écrasé l’ennemi. Et puis voilà que, durant l’été et l’automne 1945, se posait publiquement la question en Suède de savoir si l’Union soviétique était un Etat de droit. Car au fond, c’est de cela dont il retournait. Si l’on répondait « oui, l’URSS est un Etat de droit dont plus de dix millions de soldats sont morts pour sauver l’Europe du fascisme », alors il n’y avait aucune crainte à avoir en extradant des Baltes. En revanche, si l’on considérait que ce pays était une « dictature barbare et sanguinaire », comme on l’affirmait dans le camp conservateur, il y avait de quoi craindre pour la vie de ces légionnaires. Au centre du débat, se trouvaient 146 personnes.
Que vous inspiraient ces membres d’une ancienne unité des Waffen-SS ? Leurs états de service ont-ils eu un effet particulier sur votre travail ?
Après mes premiers voyages en Lettonie soviétique, en 1967,
j’ai compris – et c’est un point de vue que je défends encore
aujourd’hui – que la plupart des membres de la Légion lettonne était
certainement « ok »,
si je puis m’exprimer ainsi. Ils l’avaient rejointe pour diverses
raisons, tous n’avaient pas été contraints de le faire. Mais ce n’étaient pas des salauds. Une minorité, en revanche, avaient servi au sein d’unités de police en Lettonie, en Lituanie ou en Biélorussie. Ceux-ci avaient participé activement à l’extermination des Juifs et d’autres civils. Et
lorsque le front s’est déplacé vers l’Ouest, ils ont rejoint les
légionnaires pour se fondre parmi eux, pour se protéger. Ils n’étaient
pas nombreux, mais ils étaient bel et bien là, notamment parmi les plus
âgés. Le sujet est encore sensible de nos jours dans les pays baltes.
Combien y avait-il de gens comme eux, exactement ? La question était, et
demeure, délicate. Après avoir effectué mes recherches, était-ce à moi
d’écrire noir sur blanc qu’un tel ou un tel avait eu des comportements
douteux et condamnables ? Qui étais-je, moi, jeune Suédois, pour les
dénoncer ainsi ? J’ai dû m’abstenir. Je savais que tous avaient survécu à
leur retour en Lettonie occupée.
Aviez-vous des informations de ce genre concernant un nombre important d’extradés ?
Non,
mais cela suffisait qu’il y en eut une demi-douzaine, qui n’étaient pas
des moindres, même s’ils n’ont pas joué un rôle de premier plan dans le
débat suédois. Ils avaient affirmés avoir été enrôlés de force.
Pour préparer votre livre, vous avez voulu vous rendre en Lettonie soviétique. Comment se sont passés ces voyages, comportaient-ils des risques, pour vous comme pour les anciens extradés ?
J’en avais beaucoup discuté avant de partir, surtout avec les sociaux-démocrates lettons qui vivaient en exil en Suède – Bruno Kalnins, notamment, qui était devenu une figure de la social-démocratie, vice-président de l’Internationale socialiste. Tous m’avaient prévenu que je serais suivi par le KGB. Ils m’avaient aussi demandé expressément de ne pas chercher à rencontrer secrètement ces anciens extradés.
Si je ne courrais personnellement aucun risque, de telles rencontres
clandestines auraient pu leur nuire, à eux. On m’a prié de passer par
l’ambassade soviétique, pour expliquer le pourquoi de ma démarche et
pour obtenir le visa nécessaire. Ce qu’on me donna. Je n’ai jamais
regretté d’avoir agi de la sorte,
parce que cette stratégie apparaissait évidente à tous parmi les
Lettons en exil, qu’ils furent de gauche ou de droite. Le fait est aussi
que j’avais rassemblé énormément d’adresses. Une fois sur place, j’ai
pu voir beaucoup de monde, sans doute plus que ne l’imaginaient les
autorités soviétiques. La plupart d’entre eux parlaient allemand, c’était facile de communiquer entre nous. Je n’ai jamais fait appel à un interprète, sauf à une occasion, et cet interprète était lui-même un ancien légionnaire. Sinon, je ne crois pas avoir été suivi. Mais la chambre d’hôtel que l’on m’a donnée devait être sur écoute.
J’ai fait trois voyages pour le livre. La première fois pour trois-quatre jours uniquement, les autres fois plus longtemps. Il me fallait avancer à tâtons. Tout le monde m’a dit alors que j’étais naïf. Non, je ne l’étais pas !
J’étais plutôt cynique. Tout ce que je pouvais trouver là-bas était
intéressant, y compris les informations manipulées. Il existe une belle
définition du terme « désinformation » : ce ne sont pas de gros
mensonges mais un mélange de mensonges et de vérités. Et il peut parfois
être très excitant de découvrir des demi-mensonges…
Qu’est-il advenu de ces Baltes extradés ?
J’ai une vision très claire de ce qui leur est arrivé, qui correspond aussi à ce que j’ai écrit dans le livre. Après leur extradition, un mythe a circulé selon lequel ils avaient tous été exécutés. Les
Baltes en exil savaient que c’était un mensonge. Mais cela ne les
dérangeait pas au contraire, puisque le doute planait encore – renvoi ou non ? – sur
le sort à venir des civils baltes qui avaient fui en Suède. Pendant mon
enquête, j’ai pu rencontrer des Lettons qui avaient été déportés en
Sibérie ou à Vorkouta et qui m’ont raconté. Tous les extradés avaient été emprisonnés pour une période de six mois. Ensuite, près d’une quarantaine ont été envoyés dans des camps.
Une fois leurs diverses peines purgées, tous les extradés ont éprouvé
des difficultés à trouver du travail. C’était mal vu d’avoir servi au
sein de la Légion lettonne. Mais aucune personne n’a été exécutée (6). J’en suis aussi sûr qu’on puisse l’être. Après la fin de l’occupation, j’ai de nouveau posé la question à une bonne quarantaine de ces extradés, lors de leur visite en Suède. Le dossier est clos de ce côté-là.
Croyez-vous qu’il n’y a pas eu d’exécution en raison du débat suscité en Suède par leur extradition ?
Oui, le débat a sauvé de nombreuses vies, c’est évident ! Les autorités soviétiques ont compris que si l’extradition de cent quarante-six personnes avait pu provoquer un tel tollé, il valait mieux être prudent dans la manière de traiter ces extradés.
Pouviez-vous vous faire une idée de ce qu’avait été la réalité, avant et après l’extradition ?
Oui,
une idée presque fidèle à la réalité. Tout est dans le presque… Oui, on
peut trouver de très nombreux fragments objectifs de vérité et prendre position à leur propos. On peut aussi chercher à réfléchir par soi-même, de manière intense. C’était une grande crise politique pour la Suède mais l’extradition en soi ne concernait qu’un
nombre très réduit de personnes : cent quarante-six. Grand Dieu, ce
n’est rien quand on compare avec les réfugiés, trois millions ici,
quatre millions là ! Parfois
je trouve que ce débat autour des Baltes était un peu exagéré. Alors
qu’il battait son plein, la Suède a expédié vers l’URSS quelque trois
mille soldats allemands, des soldats « normaux » appartenant à la
Wehrmacht et qui venaient de Norvège ou du Danemark. Nous nous en
souvenons nettement moins. Pourtant nous savions bien quel sort attendait ces Allemands. Combien ont survécu dans les camps de Sibérie, avant le voyage d’Adenauer ayant permis d’obtenir leur libération ?
Quoi qu’il en soit, il
est possible de démonter les mécanismes d’une crise politique. Et l’on
s’aperçoit que les individus jouent souvent un rôle extraordinaire. Dans
les années 1960, on ne cessait de parler de la puissance des peuples,
des torrents populaires, tout tournait autour des peuples et on
sous-estimait le rôle des gens. Mais ce que j’ai appris, avec ce livre,
c’est que les individus jouaient un très grand rôle. Et qu’en
contemplant des personnes, on apprenait beaucoup de choses, y compris
lors de crises de petite ampleur, comme l’extradition des Baltes. Et
j’en déduis qu’on peut apprendre tout autant des individus en cas de
grandes crises.
Est-ce une des conclusions de votre livre sur les Baltes : que tout dépend avant tout des individus ?
Oui et non. Prenez l’exemple d’Ernst Wigforss, membre
influent du gouvernement suédois, ministre des Finances dont la parole
pesait lourd. Il avait grandi avec l’idée de justice politique. Puisque
l’Union soviétique avait perdu tant de millions de personnes durant la
guerre, son cœur lui disait qu’il fallait être reconnaissant à l’égard
de ce pays, alors que nous les Suédois n’avions pas fait grand-chose
durant la guerre. Il était mû par une réflexion plus large que la sienne propre.
Lorsqu’une seule et même personne, aussi intelligente soit-elle, se
retrouve au milieu d’une crise politique : c’est cela qui est fascinant
et qu’il faut expliquer, même si ce n’est pas facile, bien des années
après l’événement. Démonter le système…
Une fois votre livre paru en Suède, avez-vous pu continuer à vous rendre en Lettonie avant le retour à l’indépendance ?
Oui, j’y allais de temps à temps, dans les années 1970 et 80. Je m’étais fait quelques amis sur place. J’ai pu me déplacer hors de Riga. Notamment à Daugavpils, dans l’Est, lorsqu’on y a monté une de mes pièces. Le théâtre y était de bonne qualité. Et puis un beau jour, on m’a signifié que je n’étais plus le bienvenu. Le rideau est tombé. C’est arrivé après un reportage d’une semaine que j’avais fait pour le journal Expressen, en 1983,
sur les difficultés économiques rencontrées dans les pays baltes. Une
fois sur place, j’ai pris la mesure de l’ampleur des problèmes. Il fallait faire la queue durant des heures devant les magasins d’alimentation, où on ne trouvait que trois fois rien. Bref, des faits qui étaient peu connus du monde occidental. A mon retour à Stockholm, j’ai raconté ce que j’avais vu dans cinq longs reportages. Que n’avais-je pas écrit là ! Six mois plus tard, je demandais un nouveau visa pour je ne sais plus quelle raison. Refus catégorique à
l’ambassade. On me dit que j’avais écris des mensonges sur l’économie
soviétique, etc. C’était ultrasensible. A l’époque, on pouvait
mentionner les déportations de Baltes vers la Sibérie ou les atteintes à
la liberté d’expression. Mais raconter que l’économie était sur le point de s’écrouler, les autorités ne le supportaient pas ! L’économie devait croître année après année. Et gare à celui qui touchait à ce grand principe.
Comment votre livre a-t-il été accueilli, une fois l’indépendance retrouvée dans les pays baltes ?
Quand mon livre est sorti en langue lettonne – en 1994, si ma mémoire est bonne –,
les réactions ont été plutôt positives. Mais les légionnaires étaient,
et restent, un thème très controversé, explosif même. Cela s’explique
par la participation des Lettons à l’extermination des Juifs qui habitaient le pays. Cette communauté a été, proportionnellement, l’une des plus frappées par l’Holocauste. Et des Lettons ont grandement participé. Cela reste une question très sensible dans ce pays devenu membre de l’Union européenne. Il est difficile de l’aborder sans susciter la controverse. A ma connaissance, aucun travail de fond n’a encore été fait en Lettonie. Il y a certes eu quelques analyses mais le thème reste politiquement dangereux.
Remontons un peu dans le temps. Que pensaient vos compatriotes des Lettons, et des Baltes, en général au moment de la parution de votre livre en Suède ?
J’ai appris une chose. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, en 1965, j’étais le seul intellectuel suédois à savoir quoi que ce soit à propos des pays baltes. Les autres s’en moquaient complètement. Désintérêt général ! J’avais beau leur dire que c’était passionnant, que ces territoires avaient appartenu un temps à la Suède, au XVIIème siècle (7), on me répondait « oui, oui… » Quant aux Lettons vivant en exil en Suède, ils considéraient que se rendre en République soviétique de Lettonie revenait à lécher le cul de l’occupant. Ils n’y allaient donc pas plus que les Suédois. Si bien que le ferry qui faisait la navette une fois par semaine entre Stockholm et Riga durant l’été, le Nadejda Kroupskaïa, du nom de l’épouse de Lénine, était quasiment vide. Entièrement subventionné et bon marché, mais vide.
Pour quelles raisons vos compatriotes ne s’intéressaient si peu à ces territoires pourtant si proches ?
Il y avait tellement d’événements qui paraissaient plus intéressants, tellement de pays plus lointains, plus exotiques. Le Vietnam, par exemple, ou les Etats-Unis, l’Amérique latine, l’Afrique. Mais lorsque je demandais à des amis et à d’autres s’ils s’étaient déjà rendus en Lettonie, ils me répondaient que non, ils n’étaient pas encore allés à Tallinn… C’était de ce niveau. Encore aujourd’hui, pas mal de Suédois font la confusion.
Ce manque d’intérêt, cette indifférence étaient-ils liés à la mauvaise conscience suédoise liée à l’extradition des Baltes ?
Je me demande d’abord si ce n’était pas dû au fait qu’à l’époque, il y avait tellement de Russes en Lettonie. Lors d’une de mes visites, je me suis retrouvé sur une plage de la cité balnéaire de Jurmala, près de Riga. Il y avait une marée de Russes massés là, sur une trentaine de kilomètres de plage… Un million de Russes, disait-on. Des gens pas très ragoûtants. Je crois aussi que le faible intérêt suédois s’expliquait en partie par le fait que ce voisinage proche était fermé de manière quasi hermétique. Même ceux qui avaient des connaissances sur ces pays ne voulaient pas y aller, parce que ces territoire étaient occupés. Et ce, même si le gouvernement suédois avait reconnu de jure l’annexion soviétique. A ce propos, la notion même d’occupation faisait l’objet d’un différend en Suède. Un ancien ministre social-démocrate des Affaires étrangères, Sten Andersson, avait affirmé que « non, nous ne considérons pas que les pays baltes sont occupés ». C’était en 1989-1990. Autant dire qu’il avait mal choisi son moment pour dire une telle chose…
Remontons un peu dans le temps. Que pensaient vos compatriotes des Lettons, et des Baltes, en général au moment de la parution de votre livre en Suède ?
J’ai appris une chose. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, en 1965, j’étais le seul intellectuel suédois à savoir quoi que ce soit à propos des pays baltes. Les autres s’en moquaient complètement. Désintérêt général ! J’avais beau leur dire que c’était passionnant, que ces territoires avaient appartenu un temps à la Suède, au XVIIème siècle (7), on me répondait « oui, oui… » Quant aux Lettons vivant en exil en Suède, ils considéraient que se rendre en République soviétique de Lettonie revenait à lécher le cul de l’occupant. Ils n’y allaient donc pas plus que les Suédois. Si bien que le ferry qui faisait la navette une fois par semaine entre Stockholm et Riga durant l’été, le Nadejda Kroupskaïa, du nom de l’épouse de Lénine, était quasiment vide. Entièrement subventionné et bon marché, mais vide.
Pour quelles raisons vos compatriotes ne s’intéressaient si peu à ces territoires pourtant si proches ?
Il y avait tellement d’événements qui paraissaient plus intéressants, tellement de pays plus lointains, plus exotiques. Le Vietnam, par exemple, ou les Etats-Unis, l’Amérique latine, l’Afrique. Mais lorsque je demandais à des amis et à d’autres s’ils s’étaient déjà rendus en Lettonie, ils me répondaient que non, ils n’étaient pas encore allés à Tallinn… C’était de ce niveau. Encore aujourd’hui, pas mal de Suédois font la confusion.
Ce manque d’intérêt, cette indifférence étaient-ils liés à la mauvaise conscience suédoise liée à l’extradition des Baltes ?
Je me demande d’abord si ce n’était pas dû au fait qu’à l’époque, il y avait tellement de Russes en Lettonie. Lors d’une de mes visites, je me suis retrouvé sur une plage de la cité balnéaire de Jurmala, près de Riga. Il y avait une marée de Russes massés là, sur une trentaine de kilomètres de plage… Un million de Russes, disait-on. Des gens pas très ragoûtants. Je crois aussi que le faible intérêt suédois s’expliquait en partie par le fait que ce voisinage proche était fermé de manière quasi hermétique. Même ceux qui avaient des connaissances sur ces pays ne voulaient pas y aller, parce que ces territoire étaient occupés. Et ce, même si le gouvernement suédois avait reconnu de jure l’annexion soviétique. A ce propos, la notion même d’occupation faisait l’objet d’un différend en Suède. Un ancien ministre social-démocrate des Affaires étrangères, Sten Andersson, avait affirmé que « non, nous ne considérons pas que les pays baltes sont occupés ». C’était en 1989-1990. Autant dire qu’il avait mal choisi son moment pour dire une telle chose…
Cela dit, la parution de mon livre, en 1968, n’a pas fait disparaître la mauvaise conscience. Elle demeure. Je crois que le souvenir de l’extradition des Baltes a longtemps marqué les esprits des dirigeants suédois, jusqu’à tout récemment. Cela me paraît évident, notamment dans la « politique des bras ouverts » du conservateur Fredrik Reinfeldt, jusqu’à ce qu’il ne perde le pouvoir en 2014. Puis dans celle menée par le nouveau gouvernement, emmené par les sociaux-démocrates avec la participation des Verts, du moins jusqu’à son durcissement à la fin de 2015. Je ne cherche pas à accorder plus d’importance à mon livre qu’il n’en a. Mais il a fait beaucoup parler de lui, à l’époque, en ramenant à la surface des souvenirs pénibles. Il a contribué à faire de la problématique de l’accueil des réfugiés un sujet très sensible pour les autorités. L’extradition des Baltes a servi de poil-à-gratter. La tradition de générosité du pays ne peut presque pas s’expliquer autrement que par cela.
NOTES
1. Lire Les taches sombres de la Suède « neutre », par Antoine Jacob, Le Monde, le 13 octobre 2000
2. Ernst Wigforss et Östen Undén siégeaient dans le gouvernement composé uniquement de sociaux-démocrates impliqué
dans l’extradition des Baltes, décidée par le précédent gouvernement
(« de coalition nationale »). Le premier, l’un des idéologues du parti,
était en charge des Finances, le second des Affaires étrangères.
3. A la mort de Per Albin Hansson, en octobre 1946, Tage Erlander, également social-démocrate, lui succéda et dirigea le gouvernement jusqu’à 1969.
4. En tant que secrétaire d’Etat au ministère des Affaires sociales, Tage Erlander
était l’un des plus hauts responsables de la création de camps
d’internement en Suède pendant la Seconde guerre mondiale. S’y
retrouvèrent des militants communistes, des sympathisants de l’Union
soviétique, mais aussi des membres de minorités ethniques, tels des Roms, des Juifs (lorsque ces derniers n’étaient pas expulsés du pays).
5. Cette « armée » était composée de Russes qui combattirent l’Armée
rouge sous les ordres d’un de ses anciens généraux, Andreï Vlassov,
ayant changé de camp à l’été 1942 après avoir été fait prisonnier par
les Allemands.
Les pays alliés de l’URSS y extradèrent les rescapés de cette « armée »
pour ne pas nuire aux relations, déjà compliquées, qu’ils entretenaient
avec Moscou.
6. La fiche Wikipedia en suédois consacrée à l’extradition des Baltes mentionne l’exécution de trois des extradés, sans toutefois ne citer la source de cette information.
7.
Le royaume de Suède s’étendit, pendant près de cent ans (formellement
de 1629 à 1721), à une région qui couvre la partie nord de la Lettonie
et le sud de l’Estonie actuelles. Baptisée
alors Livonie, cette région tomba dans l’escarcelle suédoise au
détriment de la Pologne, vaincue par le pays scandinave. Elle fut
ensuite cédée au tsar Pierre 1er de Russie après la défaite suédoise lors de la Grande guerre du Nord (1700-1721).