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samedi 12 avril 2014

Echappée politique lettonne

CE N'EST PAS tous les jours que l'on peut écrire un article sur la vie politique lettonne sans trop se soucier du manque de place. J'imagine la tête de mes interlocuteurs dans les journaux auxquels je contribue si je leur proposais un papier de douze mille signes sur les rapports de force entre partis et personnalités politiques de Lettonie, sur les manœuvres des uns et des autres, etc. Il est vrai que, dans le genre sujet "grand public", il y a mieux. Heureusement qu'il existe des espaces où l'on peut, de temps à autre, s'épancher – certes pour pas un sou – sur un tel sujet en entrant dans les détails, en laissant la place aux nuances et aux éléments d'enquête glanés au fil des mois. C'était le cas tout récemment dans la revue Regard sur l'Est. Avant de reproduire le début de cet article (et d'inviter les curieux à poursuivre la lecture sur le site de la revue), j'admets volontiers qu'il aurait pu être encore plus complet, encore plus nuancé, encore mieux renseigné. Douze mille signes, finalement, c'est très court...


Incertitudes dans la Lettonie de l’après-Dombrovskis

Le 01/04/2014

Plus de quatre mois après la démission du Premier ministre Valdis Dombrovskis, le nouveau gouvernement reste perçu comme une solution temporaire, en attendant les élections législatives d’octobre. Sur fond de crise russo-ukrainienne, nombreux sont ceux dans le pays qui craignent une montée des tensions ethniques.

Pourquoi et dans quelles conditions Valdis Drombovskis a-t-il démissionné, le 27 novembre 2013? La question reste sans réponse claire et définitive. Même l’entourage de l’ancien Premier ministre en est réduit, comme tant d’autres, à émettre des hypothèses. Si celui qui dirigeait le pays depuis le 12 mars 2009 –un record national de longévité– n’est pas revenu publiquement sur cet épisode, il est possible d’avancer quelques explications plausibles.

Officiellement, l’intéressé a assumé la responsabilité politique de la tragédie qui, six jours plus tôt, venait d’endeuiller le pays[1]: dans l’émotion suscitée par le décès de 54 personnes lors de l’effondrement du toit d’un supermarché de Riga, ce geste fut le plus souvent applaudi. Était-ce pour autant au Premier ministre de démissionner dans un tel contexte, V. Dombrovskis ayant réussi à incarner une certaine stabilité politique dans un pays qui en manquait jusqu’alors? N’aurait-il pas été plus logique et justifié que des personnes directement impliquées dans la conception, l’application et le contrôle de normes portant sur la solidité des bâtiments assument leurs responsabilités?

Au lieu de cela, c’est le principal architecte de la politique économique du pays qui rendait son tablier à un peu plus d’un mois d’une échéance importante justifiant, dans le discours officiel, les mesures d’austérité décidées par son gouvernement: le passage à l’euro, au 1er janvier 2014.   PAR ICI LA SUITE

mardi 7 janvier 2014

Lettonie : l'ascension Straujuma


SI UNE FEMME a déjà présidé la République de Lettonie (Vaira Vike-Freiberga, 1999-2007), aucune n'a encore occupé la fonction de Premier ministre, qui concentre le gros du pouvoir exécutif dans ce pays. Laimdota Straujuma semble désormais bien partie pour entrer dans l’histoire nationale par ce biais-là: hier, lundi 6 janvier, le président de la République l'a chargée de former le nouveau gouvernement, après la démission du précédent le 27 novembre. Il ne lui reste plus qu'à obtenir une majorité de voix au Parlement (la Saeima) pour entrer en fonction, ce qui paraît très vraisemblable étant donné les intentions affichées par des partis "amis" et certains éléments exposés plus bas. 
Mathématicienne de formation, cette femme de 62 ans était ministre de l'agriculture depuis 2011, officiellement sans étiquette (voir son CV en anglais). Du moins jusqu'à ce qu’elle adhère au parti L’Unité (Vienotiba), dimanche dernier, juste avant que ses instances dirigeantes ne la proposent au poste de chef du gouvernement occupé précédemment par Valdis Dombrovskis, lui-même membre de L’Unité.

Détail qui n'est pas sans intérêt: Mme Straujuma (photo Wikipedia) a appartenu un temps au Parti populaire de deux ex-Premiers ministres lettons, Andris Skele et Aigars Kalvitis. Parti qui dirigeait le gouvernement lorsque le pays a connu une grosse surchauffe économique, laquelle, cumulée aux effets de la crise financière mondiale, a abouti à la plus lourde chute du PIB de toute l'UE en 2009 (-17,7%).
Les liens entre Laimdota Straujuma et Andris Skele, l'un des oligarques réputés du pays, remontent à longtemps. Il est directeur au ministère de l'Agriculture en 1993 lorsque Mme Straujuma débute sa carrière de fonctionnaire au sein du LLKC, un centre de conseils pour les agriculteurs (détenu à 99% par l'Etat et contrôlé par le ministère de l’Agriculture). Difficile de croire que le plus haut fonctionnaire du ministère n'ait pas approuvé la nomination de cette nouvelle venue au poste de directrice adjointe du LLKC.
Depuis, Andris Skele – et pas seulement lorsqu'il était Premier ministre, de décembre 1995 à août 1997 puis de mai 1999 à mai 2000 – a toujours gardé un oeil sur le secteur agricole, lui qui a bâti une partie de sa fortune sur l'agroalimentaire. Mme Straujuma, elle, quitte le LLKC en janvier 1999 pour devenir secrétaire d'Etat-adjointe au ministère de l'Agriculture (novembre 1999-octobre 2000) puis secrétaire d’Etat au même ministère (jusqu’en décembre 2006).
Qui voit-on défiler, entre autres, au poste de ministre de l’Agriculture durant cette assez longue période? Deux poids lourds du Parti populaire, dont Aigars Kalvitis, qui deviendra Premier ministre entre décembre 2004 et décembre 2007. Puis, pendant plus de six ans, Martins Roze, un responsable de l’Union des verts et des paysans (ZZS), qui n’est autre que le principal parti soutenant un autre oligarque réputé du pays, Aivars Lembergs, dont je reparlerai plus bas.
Dans le gouvernement Kalvitis, Mme Straujuma passe du ministère de l’Agriculture à celui du Développement régional, alors aux mains du Parti populaire. Elle occupe alors le poste de secrétaire d’Etat (janvier 2007-décembre 2010). Puis, lorsque ce ministère est fusionné à celui de la Protection de l’environnement, elle devient secrétaire d’Etat-adjointe (janvier-octobre 2011) dans le gouvernement Dombrovskis. Son ministre est Raimonds Vejonis, un autre cadre de la ZZS. 


Deux remarques avant de passer aux questions:

1/ Les deux ministères au sein desquels Mme Straujuma a œuvré au minimum au rang de secrétaire d’Etat-adjointe durant près de douze années sont deux ministères-clés dans la répartition des fonds européens qui ont afflué dans le pays avant et après son entrée dans l’UE, en mai 2004.

2/ En tant que supérieurs hiérarchiques directs de Mme Straujuma, ces ministres successifs auraient pu l’écarter si elle leur avait déplu, fait de l’ombre ou s’ils avaient eu quelqu’un de plus "utile" à mettre à sa place. On peut même avancer sans grand risque que la probable future Premier ministre a entretenu de bons liens avec les partis politiques de deux oligarques. Continue-t-elle à le faire ? On peut de nouveau l’avancer, du moins en ce qui concerne la ZZS. Le président de la République, qui lui a confié la tâche de former le nouveau gouvernement, a été député de cette formation, actuellement la cinquième plus importante du pays.

La probable consécration d’une femme qui n’a jamais été candidate devant le suffrage universel pose plusieurs questions:

1/ Pourquoi le parti de L'Unité a désigné Mme Straujuma, le 5 janvier, pour être sa candidate au poste de premier ministre, poste qu'il occupait jusqu'à la démission de Valdis Dombrovskis? Mme Straujuma n'a adhéré à L’Unité que le jour de sa nomination. N'y avait-il vraiment personne de plus légitime, de plus ancré au sein du parti, arrivé troisième aux dernières législatives, pour porter ses couleurs? Ou bien pense-t-on à L'Unité que ce poste est un cadeau empoisonné étant donné la faible marge de manœuvre du titulaire d'ici les législatives d'octobre 2014? Le fait que deux personnalités d’un plus grand poids politique aient d’abord été pressenties laisse entendre que le parti ne prenait pas cette nomination à la légère. 

2/ Pourquoi le président de la République, Andris Berzins (photo ci-dessous, source: president.lv), a-t-il approuvé le choix de Mme Straujuma? Ces dernières semaines, il avait rejeté les deux noms sur lesquels L'Unité s'était mise d'accord, exploitant à fond – en tous cas plus que certains de ses prédécesseurs l'article 56 de la Constitution lettonne ("Le gouvernement est formé par la personne qui a été invitée à le faire par le président"). Il avait notamment recalé la candidature d'Artis Pabriks, ministre de la défense dans le gouvernement démissionnaire. Motif avancé par le président: le manque de connaissances de l’intéressé en matière économique. Soit dit en passant, Artis Pabriks est, lui aussi, un ancien du Parti populaire. Parti démantelé en tant que structure depuis 2011 et dont le mentor, Andris Skele, avait échoué à rebondir au sein d'une alliance électorale (Pour une bonne Lettonie) créée en vue des législatives d'octobre 2010 avec Ainars Slesers, un des autres oligarques réputés.


3/ Quel rôle joue actuellement dans les coulisses le troisième oligarque letton, Aivars Lembergs, l'influent et toujours populaire maire du port de Ventspils? Le parti qu'il soutient (et qui le soutient), l'Union des verts et des fermiers (ZZS), semble en passe de réintégrer la coalition gouvernementale, dont il n'est plus membre depuis les législatives de septembre 2011. C'est dans les intérêts d’Aivars Lembergs, tant pour défendre au mieux ses intérêts politiques, économiques et judiciaires que pour avoir son mot à dire dans la répartition des fonds européens. Le président de la République n'aurait rien contre le retour de la ZZS dans la coalition, lui qui a brigué un mandat municipal à Riga sous cette étiquette (2005) avant d’être élu au parlement pour le même parti (2010). Quelle commission parlementaire préside-t-il alors? Celle traitant, entre autres, des affaires agricoles et du développement régional. L'année suivante, ce millionnaire ayant fait fortune dans le secteur bancaire est élu par la Saeima à la présidence de la République. Lui-même a montré qu’il avait su tirer profit, à des fins personnelles, des fonds européens. 

Ces questions en appellent d’autres. Peut-on déjà dire qu'avec la très probable accession au pouvoir de Mme Straujuma, les oligarques, en perte de vitesse depuis quelques années, (et ici), sont en train de prendre leur revanche? Certains l'affirment. Et qu’est-ce qui a vraiment poussé/incité Valdis Dombrovskis à démissionner contre toute attente, le 27 novembre 2013 ? Il a alors expliqué avoir voulu assumer "la responsabilité politique" du drame de Zolitude, cette banlieue de Riga où le toit d’un supermarché s’effondra sur les clients à une heure de pointe, faisant 54 morts. Je tâcherai de revenir ici sur ces points avec des éléments d’explication.

samedi 16 juillet 2011

BALTE-TRAP: olig'art en Lettonie

"Attention, un président de la République peut en cacher un autre." Ainsi commence l'article consacré à la Lettonie que vient de publier la revue en ligne Regard sur l'Est (La Lettonie à l'heure de l'empoignade, signé de votre serviteur).
J'aurais tout aussi bien pu remplacer "président de la République" par "oligarque". Non pas que je les mette dans le même panier. Mais après tout, lorsque ce n'est pas l'un des trois oligarques lettons qui occupe le devant de la scène, il y a de fortes chances que cela soit l'un des deux autres - ou les deux à la fois - qui le supplée ou le soutienne.

Oeuvrer en coulisses est un art dans lequel excellent les oligarques.
Pourquoi ne pas l'appeler l'olig'art?
L'olig'art ou l'art consommé de l'esquive tactique, de l'intervention discrètement appuyée au nom d'intérêts bien compris, promus par toutes les ficelles disponibles (politique, business, médias).
L'art de la comédie aussi:

- tel ce numéro d'Aivars Lembergs (l'un des membres du trio) qui, l'air goguenard, affirme à la télévision qu'il ne peut pas ouvrir le coffre fort de sa mairie aux agents du Bureau de lutte anti-corruption (KNAB), parce qu'il a tout simplement oublié la combinaison;

- ou cette sortie d'Ainars Slesers (autre membre du trio) déplorant, le 5 mai, que les services secrets lettons aient écouté depuis "plusieurs années", via des micros dissimulés, des conversations tenues dans des suites d'un des grands hôtels de Riga (le Ridzene, celui où Jacques Chirac était descendu en 2001, mais aussi Angela Merkel et Jaap de Hoop Scheffer, alors secrétaire général de l'OTAN, en 2006). Parmi les propos qui auraient été enregistrés, selon Slesers, ceux tenus lors d'une rencontre "au sommet" entre lui-même, Aivars Lembergs et Andris Skele, le dernier membre du trio (les "trois A"). Slesers avait promis de porter plainte. A ma connaissance, il n'en a rien fait.

L'olig'art serait-il réservé aux seuls oligarques patentés? Certains donnent l'impression de vouloir prouver le contraire, même s'ils sont encore loin de maîtriser toutes les ficelles du métier et n'aspirent peut-être pas au statut d'olig'artiste à plein temps, réservé aux happy few.
Sans aller jusque là, Andris Berzins, le nouveau président de la République lettone (depuis le 8 juillet 2011 - photo), s'était livré, après l'accession de la Lettonie à l'UE, à quelques manoeuvres peu dignes d'un futur chef d'Etat. Il est vrai qu'il ne se doutait alors pas qu'il endosserait un jour ce costume. Décrites ici en détails (et en anglais) par Mike Collier, le correspondant de l'AFP à Riga, ces manoeuvres - il n'est pas le seul dans le pays à les avoir entreprises - consistaient à utiliser des fonds européens pour cofinancer un projet de maisons d'hôtes qui, ô surprise, n'a pas abouti.
Le pauvre homme en avait certainement besoin, lui qui, ancien président de banque âgé de 66 ans, ne pouvait compter (avant son élection au parlement en octobre 2010 et, depuis peu, à la présidence de la République) que sur la plus importante pension versée dans le pays.

jeudi 16 juin 2011

On ne plaisante plus en Lettonie

Les événe- ments s'ac- célèrent en Lettonie. Ce jeudi 16 juin, le parlement a décidé de remercier le direc- teur de l'agence anti-corruption, le KNAB. Normunds Vilnitis avait été placé là début 2009, non pas par l'actuel gouvernement mais par celui qui était alors encore contrôlé plus ou moins ouvertement par les oligarques du pays. Depuis, l'intéressé n'avait pas déçu ceux qui l'avaient installé à ce poste-clé (contrairement à son prédécesseur, Aleksejs Loskutovs, qui avait commencé à chercher des poux dans la tête de la même bande, avant d'être écarté en 2008). Lorsque ledit KNAB a lancé, à partir du 20 mai dernier, sa plus grande opération contre les oligarques, Vilnitis n'a pas même daigné interrompre ses vacances à l'étranger.
C'est désormais l'adjointe du directeur remercié, avec lequel elle était en conflit ouvert, qui - une nouvelle fois - dirigera l'agence par intérim, en attendant la nomination officielle d'un successeur. Juta Strike est une sorte de Jeanne-d'Arc locale, Lettone formée à l'école scandinave (la police danoise) avant de revenir au pays jouer les poils à gratter. Tel que c'est parti, l'été devrait être chaud pour ceux qui ont des choses graves à se reprocher.

Plus que jamais dans la courte histoire de la Lettonie indépendante s'affrontent ouvertement deux camps.
D'un côté, il y a ceux qui désirent un retour au statu quo ante, fondé sur des pratiques héritées du soviétisme finissant montées en sauce avec des ingrédients du capitalisme le plus débridé.
De l'autre, il y a ceux qui estiment qu'il est temps de passer à autre chose, même si les contours de cette phase à venir restent à définir. Cet "autre chose" semble en tous cas impliquer un plus grand respect de l'Etat de droit, un espace plus respirable où tout ne se déciderait plus à huis clos entre quelques hommes d'affaires et leurs obligés politiques, mais selon des préceptes plus conformes à l'idéal démocratique (tout aussi perfectible soit-il), mâtinés d'un minimum de transparence. Quelque chose comme ça.
Contrairement à l'ami Tintin en Baltonie, à qui j'avais confié la maison en mon absence, je n'ai pas la naïveté de croire que le second des deux camps en question n'est composé que bonnes âmes irréprochables (elles n'existent pas, et encore mois dans les "hautes" sphères politiques). Mais je suis persuadé que le camp adverse, lui, n'est constitué que de gens néfastes à leur pays et prêts à tout pour défendre les grosses parts du gâteau qu'ils se sont arrogés depuis la sortie de l'Union soviétique.

Certains me demanderont pourquoi le parlement letton a décidé ce jeudi d'approuver (par 82 voix sur 100) la décision gouvernementale visant à congédier le chef du KNAB, alors que, le 26 mai, le même parlement, dans sa majorité, refusait de lever l'immunité parlementaire de l'un de ses membres, l'oligarque Ainars Slesers, et qu'une semaine plus tard, il élisait à la présidence de la République le candidat soutenu par l'un des deux autres oligarques.
Excellente question, comme dirait l'autre.
La réponse me semble évidente: les députés, sauf surprise lors du référen- dum du 23 juillet destiné à valider la procédure de dissolution du parlement lancée par le président sortant, Valdis Zatlers (qui quittera son palais - photo - le 7 juillet), ont intérêt à se refaire une virginité avant d'affronter le verdict des urnes à la fin de l'été. Car plusieurs indices montrent que la population lettone n'est plus aussi dupe qu'avant, ni aussi prompte à fermer les yeux sur les abus commis par ceux qui ont eu les mains libres, jusqu'à ces derniers temps, pour en faire à leur guise.

L'indice le plus probant remonte au 8 juin, lorsque entre 5 000 et près de 10 000 personnes - comme d'habitude, ça varie selon les estimations - se sont réunies sur une île artificielle du centre de Riga pour, de manière symbolique, "enterrer" les oligarques (voire les brûler, comme le montre cette vidéo filmée en fin de manifestation).



Une telle affluence est rare dans ce pays peu versé dans l'extériorisation collective des sentiments et des frustrations. Ce jour-là, j'étais hors de Lettonie mais des témoins directs m'ont rapporté qu'une majorité de participants étaient des jeunes qui, d'ordinaire, estiment avoir mieux à faire que de se préoccuper de ce vieux machin vérolé qu'est la politique locale.
Grâce notamment aux réseaux sociaux en ligne, de nouveaux visages sont apparus, apparemment déterminés à ne pas se laisser intimider. Ce jour-là, chose impensable dans le pays, on appela la foule à boycotter les oligarques, à refuser leurs combines, à décliner leurs "faveurs", à renoncer à les servir dès lors qu'ils entreraient dans un restaurant, à cesser de jouer s'ils allaient au théâtre, bref à leur tourner le dos. Du jamais vu, du jamais entendu en public.
Encore une fois, j'attends de voir si cet élan durera et comment il se traduira dans les urnes, avec quelles conséquences. Qui sortira vainqueur des prochaines législatives, avec quelles intentions en tête? Nous en reparlerons certainement ici et ailleurs. En attendant, les événements s'accélèrent et les enjeux sont plus importants qu'il n'y paraît vu de loin. En quatre mots: on ne plaisante plus.

lundi 6 juin 2011

Tintin en Baltonie: on marche sur la tête

- La prochaine fois que tu me survends une histoire, je te vire!

Jamais encore Tintin n'avait entendu son rédacteur-en-chef le tutoyer. Dans le taxi qui l'emmène à l'aéroport, il repense à cette conversation, désagréable il faut bien le dire, avec son supérieur qui, décidément, ne comprend rien à rien.

Tout avait pourtant commencé de manière courtoise:

- Alors, mon cher Tintin, content de vous entendre. Qu'est-ce que vous nous ramenez de beau?

- Eh bien, comment dire, j'ai quelques pistes prometteuses...

- Des pistes prometteuses? Ah ah, j’aime votre humour! Dites moi donc ce que vous avez trouvé de croquignolet…

- C’est-à-dire que je suis encore en train de creuser...

- De creuser? Soyez plus précis, je vous prie.

- Eh bien, je prépare un portrait du nouveau président balton, qui...

- Comment ça, le "nouveau" président? Mais vous m'aviez dit que le sortant - comment s'appelle-t-il déjà? Euh… oui, monsieur Z! - vous m’aviez dit qu’il allait être réélu!

- Non, pas du tout, j'avais simplement émis l'hypothèse que son coup de poker, la procédure de dissolution du parlement, pourrait inciter les députés à le reconduire pour quatre ans, plutôt que d'apparaître comme des moutons peureux aux ordres des oligarques...

- Et donc, si je vous entends bien, vous vous êtes trompé!

- Disons qu'en avançant cette hypothèse, j'ai peut-être pris mes désirs pour des réalités...

- Dites donc, Tintin, on ne vous paye pas une semaine d'enquête en Baltonie pour "avancer des hypothèses", surtout si c'est pour vous planter! Vous allez me faire le plaisir de boucler vos valises et de revenir illico au journal, on a besoin de vous aux chiens écrasés!

Tintin sursauta. Comme d’habitude il avait été maladroit au téléphone (pourquoi une telle franchise?). Mais c'est la 1e fois que son rédac' chef le menaçait d'un retour à la case zéro. Notre reporter avait commencé comme simple localier dans les pages régionales de son journal.

- Attendez chef, j'ai plein de choses à raconter! Même si monsieur Z n'a pas été réélu, il y a un début de prise de conscience dans la population baltonne. Les gens, et notamment les jeunes, commencent à comprendre que seule une mobilisation collective permettra de réduire l'influence des oligarques! Et d'ailleurs, l'affaire n'est pas finie. Il y aura sans doute des nouvelles élections législatives à la rentrée, et là...

- Là quoi? Vous êtes en train de me dire que vos copains baltons vont se mettre à faire la révolution, comme ça, du jour au lendemain!? Et puis quoi encore... Ils m'ont plutôt l'air d'être de sacrées carpettes, oui! En tous cas, ne comptez pas sur moi pour publier une seule ligne sur le thème du "début d'une prise de cons- cience". C'est du foutage de gueule intégral, Tintin! D'ailleurs, c'est bien simple, la prochaine fois que tu me sur- vends une histoire comme ça, je te vire!

Tintin avait encore à l'oreille le bip-bip-bip stressant de la communication interrompue. Le chef lui avait raccroché au nez. Même au plus bas de l'affaire des bijoux de la Castafiore, il n'avait pas réagi de manière aussi virulente. Bigre, il allait falloir ramer sec pour éviter d'être muté à l'agence du canard à Moulinsart.

* * *

Comment faire? Tintin regardait le paysage - entrepôts, concessionnaires automobiles, supermarchés, stations-service - défiler dans le taxi qui le conduisait à l'aéroport. Avait-il été trahi par son enthousiasme naturel, qui d'ordinaire faisait sa force? S'était-il fait bourrer le mou par des sources trop partisanes? Plus tard, il lui faudrait reprendre ses notes pour voir s'il n'avait pas surinterprété telle ou telle déclaration.

Pourtant, non, il n'avait pas l'impression d'être tombé dans un quelconque panneau. Si ledit monsieur Z n'avait pas été réélu, ce n'était pas parce que son diagnostic était faux, bien au contraire. Sa défaite était la manifestation éclatante du phénomène qu'il avait touché du doigt juste avant l'élection: l'omnipotence des oligarques en Baltonie. Ces messieurs avaient réussi à l'écarter, lui, le pion choisi en 2007 pour sa docilité et devenu, tout d'un coup, trop gênant.

Et qui donc va succéder à monsieur Z à la présidence? Un certain monsieur Petitbouleau, ancien cadre du Parti communiste local (du temps où, déjà, Tintin - cet éternel gamin - s’était rendu au Pays des Soviets). Le bougre était ensuite devenu président d'une banque avant d’investir dans la terre. Son expérience politique récente se limite à celle de député, lui qui a été élu l'an dernier sous les couleurs d'un parti financé par M. Lambert (monsieur L), le plus influent des oligarques baltons. Lequel parti siège au gouvernement avec celui du premier ministre...

Pourquoi diable n'ai-je pas dit ça à mon rédac' chef, au lieu de me perdre dans des explications vaseuses? Ca m'aurait évité des ennuis, soupire Tintin, alors que l'aéroport approche.

Mais le plus embêtant, songe-t-il, ce n'est pas tant mon sort personnel, c'est celui d'un petit pays finalement assez attachant dont les principales instances de décision politique - le parlement, le gouvernement et la présidence de la république - sont désormais sous l'influence plus ou moins directe d'un seul et même homme, monsieur L.

* * *


A l'aéroport, notre reporter idéaliste a le pressentiment qu'il reviendra ici plus vite que prévu. Si ce n'est pas pour le compte de son journal, ce sera à titre personnel, avec Milou. Il fait une halte au kiosque à journaux. Et là que voit-il, sur un présentoir? Le gros titre d'un quotidien: "Le dossier criminel engagé contre Monsieur L examiné par un tribunal de Riga".

Tintin se souvient avoir entendu dire qu'en effet, cet oligarque était sous le coup de poursuites judiciaires depuis trois ans pour corruption, blanchiment d'argent acquis illégalement, abus de pouvoir, et que, comme par hasard, la procédure s'éternisait. Les chefs d'accusation, qui visent aussi un de ses enfants, tiendraient à peine en 140 volumes!

Son billet d'avion en main, il se dit que décidément la Baltonie est une étrange contrée. L'oligarque le plus influent de la place peut, tout en étant poursuivi en justice, se permettre de tirer les ficelles à distance depuis son fief éloigné de la capitale baltonne, avoir un pied au gouvernement et faire élire un de ses sbires à la présidence de la république. Excusez du peu.

dimanche 29 mai 2011

Tintin en Baltonie: les bijoux des oligarques

Tintin s'apprêtait à prendre des vacances bien méritées lorsqu'il reçut un sms de son rédacteur-en-chef:

URGENT STOP ALLEZ EN BALTONIE STOP COUP DE THEATRE STOP ENQUETEZ DISSOLUTION STOP

Son supérieur hiérarchique ne s'était jamais complètement fait aux nouvelles technologies. S'il le pouvait, il glisserait du papier troué pour télex dans son iPod.
Bref, tout cela ne faisait pas les affaires de notre reporter, qui avait prévu d'aller assister à un festival de cymbalum dans sa chère Syldavie. Mais, comme on lui avait appris à l'école de journalisme, quand il faut, il faut.
Par le premier avion, il arrivait en Baltonie, où il n'avait pas remis les pieds depuis les élections législatives. Les lecteurs les plus attentifs de ce blog s'en souviennent, c'était à l'automne dernier.
Tintin avait gardé un bon souvenir de son premier séjour dans cet autre plat pays, en dépit - ou à cause - de quelques paradoxes ou étrangetés relevés ici et là.
Pour son retour, il n'allait pas être déçu.

* * *

Sitôt sur place, il perçoit dans l'air des ondes différentes. Nulle fièvre ni ivresse, nul soulagement, non, mais une discrète ébullition. C'est que la police anti-corruption (le LOBC) et le président de cette république venaient de mettre les pieds dans le plat. Comment? En s'attaquant aux trois oligarques baltons, désormais officiellement suspectés d'enrichissement personnel illicite et autres combines pas jolies jolies.
Le coup de balai avait commencé quelques jours plus tôt. Descentes de police aux sièges de diverses compagnies ou institutions contrôlées par le trio qui, jusqu'à il y a deux ans, faisaient encore la pluie et le beau temps dans le pays.
Stupeur et incrédulité. Se pourrait-il que des enquêteurs aient enfin les coudées franches et suffisamment de biscuits pour s'en prendre aux trois hommes de manière frontale? Ou bien n'était-ce là qu'un énième coup d'épé dans l'eau, voire une manoeuvre de diversion?
Après tout ce qu'il avait entendu dire sur ces fameux oligarques, Tintin ne leur aurait jamais confié Milou, ne serait-ce que le temps d'une promenade le long de la Baltique. A côté d'eux, Rastapopolous, en dépit d'une certaine ressemblance, passerait pour un gentil garçon de plage.

* * *

L'affaire avait pris une toute autre dimension lorsque le président de la République baltonne, un certain monsieur Z (comme Zorro?), avait annoncé, samedi soir à l'heure du sauna, qu'il lançait une procédure en vue de dissoudre le parlement. Du jamais vu dans l'histoire contemporaine du pays! Et ce, moins de huit mois après les dernières législatives.
Quelle mouche avait donc bien pu piquer cette bonne pâte de président qui, jusqu'alors, n'était pas apparu comme un va-t-en-guerre?
Tintin, qui avait reçu pour mission d'enquêter, s'y met dare-dare. Très vite, il apprend qu'une majorité de députés s'étaient coalisés, deux jours plus tôt, pour mettre des bâtons dans les roues des enquêteurs du LOBC. Non, ils ne lèveraient pas l'immunité parlementaire d'un trois des oligarques, mesure nécessaire pour permettre aux inspecteurs de perquisitionner son domicile. "Sa femme s'occupe de leurs enfants à la maison, ça ne se fait pas d'envoyer la police", avait expliqué l'un des élus, très prévenant.
Sur les 100 députés que compte le parlement, seuls 35 avaient voté pour la levée de l'immunité. Et notamment ceux du parti du Premier ministre. Les autres - du moins les présents - s'étaient soit prononcés contre (ceux du parti cofondé par deux des oligarques, Tout pour la Baltonie), soit abstenus (les députés d'un parti soutenu et financé par le 3e oligarque, pourtant allié au parti du Premier ministre au sein de la coalition gouvernmentale).
Et ça, monsieur Z, le président, n'a pas apprécié du tout. Lors de son discours, il s'en est pris à ces élus qui défiaient ainsi les forces de l'ordre et plaçaient leurs intérêts personnels et ceux de leurs copains au-dessus de ceux de l'Etat. Est-ce ainsi qu'on remercie la population locale d'avoir accepté sans mouffeter d'importants sacrifices pour permettre au pays de sortir d'une crise économique abyssale? Toutes ces baisses de salaire, toutes ces hausses d'impôts, ces fermetures d'hôpitaux, tout cela aurait été enduré pour que de l'argent disparaisse dans les poches profondes des oligarques?

* * *

Pour le brave Tintin, toujours prêt à défendre la veuve et l'orphelin, cette indignation paraît justifiée. Il en fait part à des connaissances baltonnes, qui lui répondent par un sourire mi-figue mi-raisin.
Ells sourient parce qu'enfin quelqu'un a osé saisir le taureau par les cornes. Elles sourient aussi parce que ce quelqu'un, ce monsieur Z, ne doit son poste de président qu'aux dits oligarques... Eh oui, ce sont eux qui sont allés débusquer ce directeur d'hôpital, chirurgien reconnu (notamment auprès de la classe politique) pour le parachuter à la présidence de la République, en 2007. Le débauchage avait été bouclé lors d'une réunion tenue dans un zoo, à l'abri des regards indiscrets.
"Sacrés zèbres, ces oligarques. Ils ont misé sur un cheval qui, aujourd'hui, leur donne le coup de pied de l'âne", consigne Tintin dans son carnet de notes, pas mécontent de son piètre jeu de mots.
Drôle d'animal, aussi, ce monsieur Z, songe Tintin. Car, et c'est loin d'être anodin bien sûr, le coup de théâtre dont il est l'auteur - après consultation avec le procureur général et le premier ministre - est survenu moins d'une semaine avant le premier tour de l'élection présidentielle! Et dans ce pays, ce sont les députés qui, au suffrage universel indirect, élisent le titulaire de ce poste (en principe honorifique en matière de politique intérieure).
Qu'espère monsieur Z dans l'histoire, au moment où un autre candidat s'est déclaré contre lui? Difficile de croire qu'il est complètement désintéressé, suppute Tintin. Dans son discours, le président sortant estime, qu'avec son initiative, ses chances d'être réélu le 2 juin se sont grandement envolées. Est-ce aussi sûr? Ne parie-t-il pas sur un sursaut d'orgueil de députés piqués au vif, ou désireux de se refaire une virginité avant de se présenter aux électeurs? Et puis, question bête, un parlement sous le coup d'une procédure de dissolution est-il dans la capacité d'élire un président?

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Tintin se perd en conjectures. D'autant qu'on lui explique, entre deux plats arrosés de mayonnaise vite avalés dans un bouiboui, qu'en Baltonie, la Constitution prévoit qu'une dissolution du parlement, avant d'être effective, doit être soumise à l'approbation de l'électorat. Il faudra donc que les Baltons disent si, oui ou non, ils veulent renvoyer leurs députés dans leurs chaumières. Si le "oui" l'emporte au référendum prévu fin juillet (hypothèse fort probable, au regard de l'impopularité des oligarques), les électeurs retourneront aux urnes pour choisir un nouveau parlement. En revanche, si le "non" gagne, le président devra quitter ses fonctions. Mais puisqu'il risque de ne pas être réélu en juin...
Tu parles d'une affaire alambiquée, c'est pire qu'en Belgique, soupire le jeune reporter.
Tintin se gratte la houppe. "Ca risque de coûter très cher à l'Etat balton ça, non? Qui plus est, en pleine cure d'austérité..." Certes, lui répond-on entre la poire et un verre de liqueur noirâtre, mais ce qui disparaît dans les poches profondes des oligarques coûte encore plus cher à l'Etat et aux contribuables.

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Hmmm. Tintin aimerait bien en savoir plus sur les combines du trio infernal, mais il sent déjà que son article sera beaucoup trop long. Son rédacteur-en-chef lui en voudrait d'entrer dans les détails... "Attendez, Tintin, vous n'allez pas écrire un roman, ce n'est que la Baltonie!", s'était-il déjà entendu dire lors de son 1er séjour, lorsqu'il avait voulu dépasser les 4500 caractères, espaces inclus.
Espaces inclus... espèce d'inculte, avait-il pesté en son fort intérieur.
Pour cette nouvelle histoire, Tintin n'est même pas sûr d'avoir un tel volume à sa disposition, avec tout le ramdam mondial qui truste les rubriques étrangères des journaux. Il maugrée. Pourquoi n'a-t-il jamais lancé un blog pour évacuer le trop-plein d'infos et de frustration qu'il traîne en lui, de reportage en reportage?
Heureusement, il connaît une revue spécialisée sur Internet qui pourrait lui prendre une version plus étoffée de ce nouvel épisode a priori décisif de la vie politique baltonne. La revue ne rapporte pas une queue de cerise, mais l'affaire le vaut bien. Peut-être arrivera-t-il même à placer quelques anecdotes succulentes sur les réactions des oligarques sur la sellette.
Le soir, notre reporter fourbu rentre à l'hôtel et s'endort sans même penser à Milou, confié au capitaine Haddock le temps de sa mission. La nuit, une pensée l'assaille. Et si Rastapopoulos était de mèche avec les oligarques?