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vendredi 31 janvier 2020

Le tunnel géant des compères et l'argent chinois




CES DEUX compères finlandais, Peter et Kustaa, ont une grande "vision" en mode startup, celle de rallier les littoraux finlandais et estonien par un tunnel ferroviaire deux fois plus long que celui creusé sous la Manche. Avec, reliées au tunnel, deux îles artificielles, dont la plus grande, à une quinzaine de km au large de Helsinki, hébergerait 50 000 habitants dans des gratte-ciels, vache à lait du projet. 

Cette île aurait quatre "langues officielles", dont le mandarin. Oui, parce que ces sympathiques compères finlandais, rencontrés il y a peu à Helsinki, aiment la Chine. Ils y ont de si bons contacts qu'ils ont trouvé des investisseurs prêts à mettre 15 milliards d'euros sur la table (dont 10 milliards sous la forme d'un emprunt). Un fond chinois -- domicilié à Londres, ça fait plus sérieux -- qui est totalement désintéressé, bien sûr. 

Peter Vesterbacka (en rouge) et Kustaa Valtonen y croient dur comme fer: ils sauront garder la main sur leur projet dans la FinEstBay (admirez le modeste jeu de mots). Qu'on se le dise: l'argent chinois n'est qu'un "facilitateur". Et puisqu'il est là, enfin presque, autant en profiter pour dynamiser plus encore "le triangle du succès" Helsinki-Tallinn-Stockholm, "plus forte de concentration de talents au monde". En attendant d'y ajouter les startuppers de Saint-Pétersbourg, une fois cette ville connectée à Helsinki par un train rapide que promeuvent aussi les deux compères. 

Un lobbying moins voyant, mené de concert avec des maires et des hommes d'affaires du cru, est également en cours en faveur de la construction d'une ligne ferroviaire entre la ville de Rovaniemi (patrie du père Noël, comme chacun sait), dans le nord de la Finlande, et l'extrême nord norvégien. Car, assure-t-on, c'est par cette région arctique qu'arriveront de plus en plus de cargos en provenance d'Asie, une fois rendu plus navigable le passage du Nord-Est, au nord de la Russie, grâce... au réchauffement climatique. 

Fraîchement débarquées, ces marchandises chinoises n'auraient alors plus qu'à glisser vers les grands marchés européens en empruntant l'axe ferroviaire nord-sud imaginé: Laponie, Rovaniemi, Helsinki, le futur tunnel sous-marin vers Tallinn, puis la Pologne grâce au Rail Baltica, la ligne de train rapide en cours de construction dans les pays baltes, financée à 85% par des fonds de l'UE. Et hop! D'une simplicité enfantine. Gageons que le coronavirus aura été éradiqué d'ici là.

Telle est donc la vision de Peter et Kuusta, qui ne comprennent pas (ou feignent de ne pas comprendre) pourquoi les autorités finlandaises et estoniennes sont nettement moins emballées qu'eux par un projet pourtant aussi stimulant. Bizarre tout de même qu'on puisse ainsi se montrer sceptiques. Et dire que ce manque d'enthousiasme local risque de gâcher la fête de Noël 2024! C'est la date imaginée par nos volubiles compères pour l'ouverture du grandiose tunnel. Car, assurent-ils, les mégatunneliers chinois sont si puissants qu'ils auront largement le temps de boucler le chantier d'ici là. Même si l'on parle d'un ouvrage qui serait alors le plus long tunnel au monde. Pour en en savoir plus sur ce projet et les visées chinoises dans la région, lire l'article que publie L'Express cette semaine.



Après avoir discuté deux fois une heure avec le néanmoins sympathique Peter Vesterbacka, je me dirige à pied vers le ferry qui relie Helsinki à Tallinn. C'est sûr que l'entrepreneur finlandais (ex-Angry Birds) promet une traversée nettement plus rapide qu'avec les navettes actuelles: moins d'une demi-heure, contre deux heures avec le navire de la compagnie Tallink. Mais le tarif annoncé (50 euros l'aller) est le double de celui que j'ai payé en ce samedi (jour chargé pour cette liaison attirant Finlandais en goguette et Estoniens rentrant du boulot). Et puis, rien à faire, je préfère monter à bord d'un bateau, avec la lenteur des manœuvres, le décor portuaire qui s'éloigne doucement, les moments passés comme en suspension entre deux rives, plutôt que de m'enfermer à bord d'un train sous-marin... 

Le terminal ultramoderne se profile au bout de la rue. Des bourrasques de pluie fine venues du large commencent à transformer mon manteau et mon bonnet en éponge. A 13h30, le Star larguera les amarres. Me revient une rencontre, près de vingt ans plus tôt, avec l'un des grands écrivains estoniens, Jaan Kross, pour un article à paraître dans Le Monde. Dans son appartement de Tallinn, il m'avait parlé, comme d'un rêve inatteignable, du jour où un pont ou un tunnel relierait son pays à la Finlande, vue pendant l'occupation soviétique comme une fenêtre sur le monde libre. Mort en 2007, que penserait-il aujourd'hui du projet des compères Peter et Kuusta avec leur argent chinois?

vendredi 4 novembre 2011

Musique du vendredi: Sinua, sinua rakastan

1968. A Paris, le Quartier latin est en ébullition. Un peu partout en Europe, des jeunes étouffent et se défoulent. Pendant ce temps-là, quelque part en Finlande...





Cette mélopée trèèès langoureuse deviendra vite un tube dans la Finlande d'Urho Kekkonen, période fin de règne. Sinua, sinua rakastan. Je t'aime... Kaj Chydenius en est le compositeur. Ce sera l'un de ses plus grands succès populaires.



Intitulé Asfalttilampaat (Les moutons d'asphalte), le film noir et blanc est signé Mikko Niskasen. En Suède, les distributeurs ont cru bon de remanier le titre: Asphatkärleken (L'amour d'asphalte). Torride.


dimanche 17 avril 2011

Finlandais pour de vrai

Ainsi les Vrais Finlandais devraient faire une percée aux élections législatives de ce dimanche.
Encore un parti politique qui joue sur la peur de l'autre, sur les angoisses face aux changements, sur le penchant naturel à l'égoïsme et l'autodéfense, sur la lassitude à l'égard des contradictions de l'Union européenne, etc.
Encore un leader, Timo Soini (pris en photo le 12 avril), qui a l'art, par quelques formules choc, de simplifier les choses face à une réalité nécessairement complexe, car qui peut nier que le monde est complexe?
Lors de mon séjour à Helsinki, cette semaine, pour raconter le phénomène des Vrais Finlandais dans le journal La Croix, j'ai repensé au dernier roman en date d'un auteur du cru, Kari Hotakainen, qui mériterait d'être plus connu des lecteurs francophones. La Part de l'homme a été publié en 2009 en Finlande (sous le titre Ihmisen osa), où il a reçu le prix Runeberg, et est paru en février en France (aux éditions JC Lattès, dans une traduction signée Anne Colin du Terrail). J'ai repensé à ce livre, parce qu'il donne quelques clés pour mieux comprendre pourquoi près d'un cinquième de l'électorat finlandais est assez perdu pour envisager de voter pour une formation très poujado-démagogue.

Kari Hotakainen sait se glisser dans la peau de ses personnages pour se faire l'interprète de leurs interrogations, leurs doutes ou leurs obsessions. "J’écris des sortes de monologues et soudain, je me trouve dans le cerveau, ou dans les tripes, d’un personnage… Il en découle un flux de mots", m'avait-il dit lors d'un entretien, en janvier dernier à Helsinki.
Au travers de ces personnages, l'écrivain brosse le tableau d'une société finlandaise déroutée par les changements rapides dont elle est le théâtre depuis quelques décennies.
Il en va notamment de l'arrivée d'immigrants, phénomène encore récent dans ce pays. "Il y a 25 ans, s'est souvenu Kari Hotakainen lors de notre rencontre, quand je suis arrivé de ma campagne pour m'installer à Helsinki, on ne croisait pas encore de Noirs dans les rues. Je me souviens avoir été marqué par une visite à ma soeur, qui vivait en Suède. Dans son immeuble, à Uppsala, il y avait des gens de sept nationalités différentes. C'était quelque chose de très nouveau pour moi. La Finlande était encore une île au milieu de l'océan."

S'il estime l'immigration "positive" pour son pays, l'écrivain a voulu, dans son roman, donner le pour et le contre, "décrire les parts d'ombre et de lumière". C'est ainsi que l'un des personnages principaux, Salme Malmikunnas, mercière à la retraite vivant dans une bourgade éloignée de la capitale, confie au petit ami noir d'une de ses filles que "la Finlande n'est pas prête" pour lui.
Voici l'extrait en question:
"Nous n'avions pas eu beaucoup l'occasion, dans ce pays, de pratiquer les échanges internationaux, parce qu'une génération avait consacré sa jeunesse à la guerre et la suivante à s'en remettre (...) Ce pays n'est pas achevé, lui ai-je dit, malgré tous les efforts faits pour le construire. Il n'est pas prêt, surtout pour quelqu'un de ta couleur, car il l'est à peine pour nous, qui sommes gris. Tu vas devoir à t'habituer à beaucoup de choses."

Ailleurs, Salme réfléchit à l'évolution en cours:
"A l'époque, il y avait du travail pour tous ceux qui en voulaient. Puis le monde a changé et avec Paavo nous n'y avons plus rien compris.(...) Paavo et moi appartenons à un autre monde. Ce n'est pas que nous soyons contre le changement, mais il faut bien dire que nous sommes complètement largués. Et c'est très bien ainsi, inutile de s'accrocher quand la comprenette ne suit pas. L'essentiel est que les enfants restent dans la course au moins jusqu'au prochain virage."

Ce que Salme et son mari Paavo ne savent pas, ou ne veulent pas savoir, c'est que leurs rejetons, eux aussi, sont "largués". C'est le cas de leur fils Pekka, qu'ils croient être en train de mener une honnête carrière dans le commerce, à leur image. En réalité, Pekka est un paumé qui hante les cérémonies d'enterrement pour manger des plats chauds ou qui, pour mendier, se déguise en SDF péruvien jouant El Condor Pasa à la flute de Pan.
Etat d'âme:
"Il se considérait comme le premier immigré de souche, et son sort était de ce fait plus dur encore que celui des arrivants habituels, accueillis pour la plupart avec bienveillance par les autorités en raison des guerres civiles faisant rage dans leur patrie. (...) Pekka soutenait que son pays natal était devenu en dix ans si différent et insolite que même un autochtone pouvait s'y sentir étranger. (...) Chaque fois qu'il abordait ces questions, Pekka était contraint de préciser qu'il n'avait rien contre les immigrés, il se sentait simplement semblable à eux. Moins l'avantage de l'exotisme. Il avait air plus finlandais que nature et ne pouvait donc pas compter sur les sentiments maternels ou paternels des personnes pleines d'empathie."

Kari Hotakainen campe aussi un très convaincant salopard, Kimmo Hienlahti, un de ces nouveaux riches tels que la Finlande en a produits à partir des années 1980. Kimmo le beau parleur issu d'un milieu rural très modeste, dont le bagout lui a permis de faire fortune dans ce pays de taiseux. Voici quelques scènes où il est à l'oeuvre:

... à propos d'ouvriers estoniens qui lui ont refait son jardin:
"Il les avait payés au noir huit euros de l'heure et, une fois le travail fini, leur avait offert deux bouteilles d'alcool qu'ils avaient refusées en lui demandant à la place un euro de plus de l'heure. Cracher sur la boisson et réclamer plus d'argent! On voyait à quel point le monde avait changé."

... ou au hasard d'une rencontre dans Helsinki:
"Une bande de jeunes crève-la-faim s'avança à sa rencontre, chaloupant sur toute la largeur de la rue. (...) Je vous comprends, vous êtes jeunes, tout juste sortis de l'école et déjà au chômage, je suis conscient que vos gestes et attitudes n'ont pas pour but de me blesser personnellement (...) Même si je vous comprends, il m'est impossible de masquer mon mépris, dû au fait que j'ai pour ma part gagné de mes mains mon argent, dont un tiers sert à subvenir aux besoins de gens de votre espèce."

Un jour, Kimmo décide, une fois n'est pas coutume, de prendre le bus:
"Le chauffeur de bus était noir (...) En réponse à son regard interrogateur, il lui annonça en mauvais finnois la somme, deux vingt. Kimmo n'avait que des billets de cent euros, dont il tendit le moins froissé au chauffeur. Ce dernier soupira et secoua la tête. Moi aussi je peux secouer la tête en soupirant, songea Kimmo, et te dire en bon finnois ce que je pense de la mondialisation que j'ai un jour soutenue avant de changer d'avis. Si j'avais su qu'en pratique elle était synonyme de liberté pour tout et pour tous, je m'y serais opposé."

Plus loin, ledit chauffeur noir, qui n'est autre que le gendre de Salme l'ancienne mercière, se rebelle mentalement contre un passager désagréable avec lui:
"Si ça peut te consoler, je peux te dire que moi aussi je suis raciste. Je trouve les Finlandais simples d'esprit. Par devant, vous vous aplatissez, mais par derrière vous ronchonnez. (...) Oui. Je vous considère comme une race inférieure. Mais je vous respecte parce que vous avez survécu seuls, dans ce froid sidérant. Vous n'avez pu trouver d'appui nulle part, avec l'ours russe à vos frontières. Je ne parle même pas de la Suède, ce n'est pas un pays mais une base de loisirs."

Contrairement à l'impression que peuvent donner ces citations, La Part de l'homme n'est pas dénué d'humour, loin de là. Les scènes initiales, cocasses, campent un écrivain qui, parce qu’il "n’a pas de vie", convainc une retraitée a priori son histoire - Salme Malmikunnas - de lui livrer la sienne, moyennant 7 000 euros. "Dans cette femme qui 'n'aime pas les livres inventés', m'a raconté Kari Hotakainen, j’ai mis beaucoup de mes parents, des gens simples et directs qui, comme elle, tenaient une boutique dans une petite ville, loin de Helsinki."
Le roman dessine un univers où, finalement, les plus âgés ne s’avèrent pas les plus déboussolés face au "progrès". Et où les "méchants", aussi nantis soient-ils, peuvent y laisser des plumes... "Je suis obsédé par l’idée de vengeance", concède Kari Hotakainen, qui a vu Taxi Driver, le film de Martin Scorsese, "plus de dix fois" dans ses jeunes années. Mais point de violence gratuite chez ce romancier (dont son Rue de la tranchée, prix Finlandia 2002 puis du Conseil nordique, a aussi été traduit en français). Grand amateur de Buster Keaton, dont il a écrit une biographie fictive, il préfère manier les ressorts du burlesque doux-amer. On est loin de l'artillerie lourde déployée par Timo Soini, le chef des Vrais Finlandais.

NB (le 19 avril 2011): les Vrais Finlandais ont obtenu 19% des voix (contre 4,1% aux précédentes législatives de 2007) et seront, sauf imprévu, invités aux pourparlers en vue de la formation d'une coalition gouvernementale. Les résultats complets sont disponibles ici (en suédois).

mardi 15 mars 2011

A Helsinki, pour le confort de la musique

Alvar Aalto est une icône en Finlande. Cela n'empêche pas certains de ses compatriotes de critiquer franco la mauvaise acoustique régnant dans un des bâtiments qu'il a conçus à Helsinki, le Finlandia Hall.


A en croire les propos entendus et lus ici ou là, l'architecte, tout aussi réputé soit-il, était passé à côté de son sujet... Sans parler du manteau blanc de cet ouvrage, un marbre de Carrare allergique au froid, qui défraye la chronique depuis les années 1990.


Bref, les pensionnaires du Finlandia - le Philarmonique de Helsinki - ont été très heureux d'apprendre, il y a une quinzaine d'années, qu'ils iraient jouer ailleurs. Cela n'a pas été une mince affaire mais la ville de Helsinki et l'Etat ont fini par se mettre d'accord sur le financement d'un nouvel espace qui serait dédié à la musique, classique avant tout.
Quelque 160 millions d'euros plus tard, l'ouvrage est sorti de terre, "mis en acoustique" par le Japonais Yasuhisa Toyota, orfèvre, dit-on, en la matière. Encore inachevée, la carcasse verdâtre du Centre, carapace de verre, se dresse en contrebas du parlement, au milieu d'un des éternels grands chantiers de la capitale finlandaise.
Là, dans un périmètre délimité à l'autre extrémité par la gare ferroviaire et la baie de Töölö, s'accumulent quelques bâtisses modernes dans un fouillis architectural plus propre à Bruxelles qu'à une capitale nordique.


On y trouve... le musée d'art contemporain (Kiasma), dessiné par l'Américain Steve Holl:


...l'imposant QG du groupe de médias éditant notamment le Helsingin Sanomat, le principal quotidien du pays (qui publie en ligne une version anglaise consistante):


...et, depuis peu donc, le Centre de musique, avec ses six salles de concert, dont une de 1708 places:


Cet hiver, alors qu'une épaisse couche de neige recouvrait encore Helsinki, la directrice musicale du lieu, Helena Hiilivirta, m'a fait faire le tour du propriétaire.


Je me propose de vous en faire profiter, avant l'inauguration du lieu, le 31 août. Chaussez le casque, c'est parti pour une visite!





Le Centre de musique de Helsinki s'annonce d'ores et déjà comme un des principaux lieux où écouter de la musique autour de la Baltique. Sans doute moins spectaculaire que les nouveaux opéras de Copenhague (du Danois Henning Larsen) et d'Oslo (du bureau norvégien Snøhetta). Mais tout de même! C'est là que répèteront et joueront les musiciens de l'Orchestre symphonique de la radio finlandaise, ceux du Philarmonique de Helsinki et les élèves pas manchots non plus de l'Académie Sibelius, dont j'ai parlé ici récemment.

mercredi 2 février 2011

Mannerheim, Sibelius et autres pierres froides

On croise de grands hommes transis sur les artères enneigées de Helsinki. Aux alentours du parlement, ils sont quelques-uns à veiller nuit et jour, du haut de leur piédestal, bravant un froid à fendre la pierre (sans doute encore une manifestation du sisu finlandais). Ils continuent à se côtoyer, comme de leur vivant. Ou à se surveiller.


Kyösti Kallio, ancien premier ministre (à quatre reprises) et président de la jeune République entre 1937 et 1940, est assis de façon à ne pas manquer un geste de ses rivaux politiques, qu'il aperçoit de profil, au garde-à-vous devant l'Eduskunta, le parlement (qui a un site en français, s'il vous plait).

Il y a là Kaarlo Juho Ståhlberg:


Considéré comme le père de la Constitution finlandaise (c’est l’ouvrage qu’il tient d’une main non-gantée, l'imprudent), ce moustachu timide et réservé fut le 1er président élu après l’indépendance et la guerre civile. En poste de 1919 à 1925, il fut candidat malheureux à cette même fonction dans les années 1930. Notamment face à Kallio, mais aussi à Pehr Evind Svinhufvud:


Pas évident de porter un tel patronyme. Svinhufvud signifie tête de cochon en suédois (dans l’orthographe alors en vigueur). Cela ne l’empêcha pas de devenir populaire dans le pays, qui lui donna le sobriquet d’Ukko (vieux) Pekka. Pekka est la version finnisée de Pehr, prénom porté au sein de la minorité suédophone, dont Svinhufvud faisait partie.

Ståhlberg et Svinhufvud, eux, ont en ligne de mire un autre personnage qui, aujourd'hui, leur fait de l'ombre sous l'arbre de la postérité nationale.


Le maréchal Carl Gustaf Mannerheim, baron de son état, est le seul à trôner sur un cheval.


Le grand militaire, qui a encore des inconditionnels en Finlande, tourne le dos à ses anciens pairs. Il jouit d'un emplacement central, plus proche du cœur de la ville. S'il a mené une armée qui a su opposer une résistance remarquable face aux Soviétiques durant les Guerres d'hiver et de continuation, il paraît moins à l'aise dans le maquis mécanique contemporain.



* * *


Bien couvert dans ma parka enfilée sur deux pulls et une veste, bonnet de laine sur le crâne et moufles assorties (sauf pour manier mon précieux Lumix), je continue mon bonhomme de chemin, descends à gauche vers la gare centrale pour aller, sur la place attenante, saluer Aleksis Kivi, le premier écrivain de stature à avoir publié son oeuvre en langue finnoise.


Il sera question de Kivi, et de bien d'autres auteurs de la région, dans le n° de mars du Magazine littéraire. Le dossier, auquel j'ai contribué, sera consacré à la littérature nordique, l'invitée du Salon du livre de Paris (du 18 au 21 mars).

Je poursuis mon chemin, évitant les pièges verglacés, pour arriver à proximité d'un des grands compositeurs classiques finlandais, Fredrik Pacius.


Pacius est l'auteur, entre autres, de la mélodie qui allait devenir l'hymne national finlandais sur un poème de Runeberg, autre grande figure de l'éveil national au 19ème siècle. L'hymne, Maamme laulu (Notre pays), est ici interprété avec sobriété par un chœur d'hommes:





* * *

Wikipedia dit de Pacius, d'origine allemande, qu'il est surnommé "le père de la musique finlandaise". Dans ce cas, Jean Sibelius est son fils prodige. Mon séjour à Helsinki m'amène à l'Académie qui porte son nom depuis 1939. Une pépinière de talents qui, une fois leur diplôme en poche, vont peupler les orchestres de Finlande et d'ailleurs, mais aussi porter la bonne parole musicale auprès d'élèves de tous âges.


A l'occasion de la venue à Paris d'un des anciens élèves les plus réputés de l'Académie, Esa-Pekka Salonen, La Croix m'a commandé un reportage - à paraître incessamment - sur cet établissement assez remarquable, qui attire de plus en plus d'étudiants non-finlandais. Y compris quelques Français, comme Vincent Lhermet, un Clermontois qui se destine à devenir accordéoniste d'orchestre classique.


Le recteur de l'Académie Sibelius, Gustav Djupsjöbacka, ne se fait pas prier pour poser au côté du grand compositeur. C'est tout juste s'il ne me tire pas par la manche pour m'emmener devant le buste de cet auguste ex-pensionnaire de l'établissement.


En grande forme ce matin-là, Gustav ne peut s'empêcher d'exhiber quelques-uns des produits dérivés tentant de tirer quelque profit de la "marque" Sibelius. Cigare, champagne...




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Mais revenons à nos statues. Difficile, à Helsinki, d'échapper à la nature et aux créatures qui la hantent, ou du moins à leurs représentations. Les exemples surgissent sans même qu'on les cherche. Pot-pourri:





Sans parler du canasson de Mannerheim.
A propos, la photo ci-dessous ne vous rappelle rien?


Mannerheim, le lonesome cowboy du Septentrion.

mercredi 24 novembre 2010

Rencontres avec Sofi Oksanen

Etrange de voir un roman détricoté et retricoté sous ses yeux. La mue a eu lieu l'autre soir à Paris, dans les locaux de l'Institut finlandais. On y lisait Purge, le roman de Sofi Oksanen. Ou plutôt la pièce de théâtre que l'auteure écrivit initialement, avant d'en faire le roman que l'on connaît, publié en finnois en 2008.
Comme tous ceux qui, ce soir-là, n'avaient lu que le livre, et non la pièce, je notais les différences entre les deux versions. Elles avaient trait essentiellement à l'ordre dans lequel s'emboitent les différents épisodes du récit, étalés dans le temps, durant et juste après l'occupation soviétique de l'Estonie. Cette destruction-reconstruction du mécano Purge était, je dois le dire, assez fascinante à observer.
La lecture était assurée par trois comédiennes et quatre comédiens de la compagnie La Métonymie, assis en rang d'oignon face au public. Deux comédiennes incarnaient le personnage principal: une pour l'Aliide jeune (des années 1940 et 1950) et l'autre pour l'Aliide âgée (du début des années 1990). D'un côté de la "scène" se déroulaient les parties anciennes du récit; de l'autre les plus récentes, avec deux olibrius ponctuant leurs interventions de bribes de russe fleuri. Parfois, des volées de phrases s'échangeaient entre ces périodes, par-dessus la tête des comédiens éclairés par une lumière crue. Une mise en scène simple et efficace imaginée par Tiina Kaartama.

* * *

Pour en finir - cet automne - avec le phéno- mène Ok- sanen, je vais restituer ici une bonne partie de l'entretien que j'ai eu avec elle, le 14 octobre à Helsinki, avant donc qu'elle n'ait obtenu le prix Femina étranger pour Purge.
L'heure: 15h30.
Le lieu: l'intérieur de Kappeli, un vieux café-restaurant de la capitale finlandaise, où écrivains, artistes et compositeurs aimaient à se réunir dès la fin du 19ème siècle, alors que le pays n'était alors qu'un grand-duché sous tutelle tsariste.
Sofi Oksanen m'avait demandé si cela ne me dérangeait pas que le début de l'entretien, réalisé pour le journal La Croix, soit filmé par une équipe préparant un documentaire sur elle pour le compte d'YLE, la télévision publique finlandaise. Soit.
A 15h30 tapantes, j'aperçus l'auteure marchant sur l'esplanade qui mène à Kappeli, sous l'oeil d'une caméra. Quelques passants se retournaient sur elle. Sa notoriété n'est plus à faire dans le pays où elle est née il y a 33 ans et où elle a grandi. Nous nous saluâmes dans l'entrée du café.
- Pendant l'entretien, ne regardez surtout pas la caméra, m'intima le réalisateur finlandais pendant qu'on nous installait dans un coin du café, à côté d'une haute baie vitrée (pourquoi n'ai-je jamais aimé la télévision depuis mes études en journalisme?)
L'atmosphère à Kappeli: plutôt feutrée même si, à une table de nous, les raclements de chaises en bois sur le carrelage, produits par un groupe de retraités qui se levaient pour saluer chaque nouvel arrivant, avaient de quoi déconcentrer.
Voici ce qu'il est ressorti d'une heure de discussion, dont une moitié sous l'oeil de la caméra qui rôdait autour de nous.

Pourquoi avoir écrit Purge?

Il y avait plusieurs raisons. Je voulais présenter la vie et les traditions rurales en Estonie de manière documentée. Dans ma jeunesse, lorsque je me rendais en Estonie avec ma mère, j’ai entendu des gens raconter des histoires et des légendes. Je voulais les perpétuer sous une forme littéraire. Et puis je voulais aborder le sujet de la violence sexuelle en tant qu’arme de guerre, qui est longtemps resté hors du débat public. Il faut en parler. J’étais en colère en apprenant, durant le conflit dans les Balkans, qu’il y avait des camps de concentration où les femmes étaient violées. Quasiment au cœur de l’Europe ! Cela ne collait pas à l’image que j’ai – comme la plupart des gens – d’une Europe moderne. J’ai aussi repensé au message entendu après la 2e guerre mondiale : « plus jamais ça »

A quel point était-il important pour vous de refléter la réalité dans Purge? Vouliez-vous, à côté de la dimension fictionnelle, en faire aussi un document à caractère historique?

Purge
est un roman. Toute personne a sa propre vérité, donc je ne peux pas dire que je raconte "la" vérité. Mais je peux dire que j’écris la destinée de gens qui ne pouvaient pas se faire entendre durant l’occupation soviétique. Ainsi, officiellement, les violences sexuelles n’existaient pas. Officiellement, ni l’armée Rouge ni le KGB ne se livraient à ce genre de pratiques, bien que dans la vie réelle, ils l’ont fait. Cela dit, la violence sexuelle en tant que thème de débat public est quelque chose de relativement nouveau en Estonie, ainsi que dans tout l’espace de l’ex-URSS. C’est pour cela qu’il m’importait d’écrire sur le sujet.

L’accueil réservé à votre livre en Estonie est très positif, il est perçu comme un moyen de faire mieux connaître le sort de la population durant l’occupation. Pourtant, des voix se sont élevées pour le critiquer en disant qu’en réalité, la vie n’était pas aussi sombre que la manière dont vous la décrivez…

Eh bien, pour certains la réalité était encore pire ! D’une certaine façon, la même vieille anecdote, en vigueur à l’époque soviétique, est encore valide aujourd’hui : « Dites moi comment vous avez réagi à Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne et je vous dirai quel est votre milieu familial ». Il en va de même avec les réactions à certains aspects de l’histoire estonienne récente... Car, à l’époque soviétique, il y avait aussi des gens qui étaient très privilégiés. De nos jours, ce n’est pas un sujet très plaisant pour eux. Difficile d’expliquer pourquoi on était membre du Parti communiste ou pourquoi on soutenait le KGB en lui donnant des informations.

Avec Purge, vous rappelez aux Estoniens ce passé proche et peu agréable…

Il y a beaucoup de recherches historiques intéressantes menées en Estonie, du matériau nouveau qui ne cesse d’apparaître. Et c’est très intéressant pour moi en tant qu’auteure. Je suis d’ailleurs heureuse de voir cette nouvelle génération d’historiens à l’œuvre. Mais leurs ouvrages restent confidentiels, même s’ils ramènent des informations cruciales à la surface. Alors qu’un roman peut y parvenir. La non-fiction est en quête de vérité alors que la fiction est une forme d’art qui touche votre cœur – ou pas – mais qui, de toute façon, brasse plus de sentiments.

En Finlande, où Purge a déjà été vendu à plus de 160 000 exemp- laires, quel aspect a suscité le plus d’intérêt?

L’histoire estonienne en tant que telle. Et puis le livre a amené les Finlandais à discuter publiquement de leur propre passé, de la relation avec la Russie, de la « finlandisation » et de la manière tronquée dont l’Estonie était présentée dans les médias, les livres d’histoire.

Et vous n’êtes pas très satisfaite de la manière dont…

Non, pas du tout. Bien sûr, c’était durant la période de la finlandisation et de la guerre froide, qui ont influé la façon dont les Estoniens étaient présentés dans les textes publics par exemple ou dans les médias. Dans les années 1980, lorsque les Estoniens parlaient de regagner leur indépendance et leur souveraineté, Matti Vanhanen, un journaliste qui allait devenir premier ministre plus tard [de 2003 à juin 2010], a défini ces Estoniens comme « radicaux, dangereux » à l’égard de l’Union soviétique, et il a même utilisé le mot « terroriste »...

Pensez-vous que vos livres contribuent un peu à ouvrir le débat sur la question?

Ce qui est sûr c’est qu’on reconnaît en Finlande que les gens savaient mieux ce qui se passait en Union soviétique qu’ailleurs à l’Ouest. D’ailleurs, des Finlandais ont aidé, à titre individuel, des Estoniens, tels ceux qui ont sorti clandestinement des œuvres de poètes, dont celle de Paul-Eerik Rummo. Ce genre d’actes de soutien a existé. Dans le même temps, beaucoup de politiciens finlandais et d’autres ne voulaient pas savoir ce qui se passait, en particulier dans la gauche radicale, qui était encore forte dans la Finlande des années 1960 et 1970. Cela affectait la manière dont on discutait de l’Union soviétique.
Lorsque j’étais enfant, les jeunes de mon âge ne savaient rien de l’Estonie, ou n’avaient rien appris à son sujet, jusqu’à ce que le professeur de finnois raconte un jour qu’il y avait une langue proche de la nôtre, l’estonien, parlé par des gens habitant tout près de notre pays. Les Estoniens qui fuyaient l’occupation soviétique à la fin de la 2ème guerre mondiale n’ont pas pu s’installer en Finlande, parce que dans ce pays, les autorités donnaient tous les réfugiés à l’Union soviétique. Ils ont donc dû aller plus loin, en Suède, aux Etats-Unis ou ailleurs. Là, ils ont perpétué les traditions, publié des ouvrages et des journaux en estonien, entretenu des écoles estoniennes, etc. Ce qui n’a pas été le cas en Finlande, qui n’a pas connu les émigrants estoniens de 1ère génération. Ce pays avait beau être le plus proche de l’Estonie soviétique, il était aussi mentalement un peu plus éloigné que les autres.

Avant d’en faire un roman, vous avez écrit Purge pour le théâtre. Pourquoi cette démarche?

Il était assez clair dans mon esprit que l’histoire devait être dite sur scène. J’étais en train de faire des recherches sur les violences sexuelles durant la 2ème guerre mondiale, ainsi que sur les traumatismes occasionnés. J’ai remarqué qu’une des réactions typiques des victimes consistait à éviter de regarder les autres droit dans les yeux. Il me fallait mettre cela en scène : l’idée qu’une personne qui ne veut pas être vue est regardée. Cette forme d’art collectif correspond bien à une telle expérience intime de la honte. Puis il y a eu les répétitions au Théâtre national, à Helsinki. J’avais écrit la pièce de façon à ce que la sœur du personnage principal (Aliide) ne soit pas du tout présente. Pourtant j’avais envie d’entendre sa voix. On n’avait pas de comédienne pour elle et cela n’était pas prévu. Du coup, j’ai commencé à écrire un monologue pour elle. C’est alors que j’ai remarqué que j’étais en train d’écrire un roman… J’avais aussi beaucoup de matériau disponible que je ne pouvais pas utiliser pour la pièce.

Donc ce n’était pas prévu au départ que vous écriviez un roman?

Non.

J’ai cru comprendre que vous souhaitiez renouveler cette méthode, écrire une pièce de théâtre puis l’adapter au format du roman, est-ce exact?

Oui, parce que le sujet de mon prochain roman se prête, lui aussi, à différents types de narration. Egalement sur scène et en roman. J’ai toujours aimé écrire pour le théâtre. C’est un exercice tellement différent du roman. Bien sûr, une pièce donne lieu à un processus collectif de travail, l’écriture est différente. J’aime bien la complémentarité de ces formes d’écriture.

Quelle est votre connexion avec l’Estonie? Parlez-vous la langue?

A la maison, en Finlande, nous parlions le finnois en famille. Mais, grâce à ma mère, je lisais beaucoup de livres en estonien. Enfant, j’étais bilingue. Puis j’ai commencé l’école. Je n’ai pas y apprendre l’estonien: il n’était pas enseigné. Du coup, c’est devenu une langue différente de celles que j’ai pu apprendre de manière scolaire. Si j’ai continué à m’améliorer en estonien, c’était uniquement en l’écoutant et en le parlant. Par conséquent, l’anglais, par exemple, est une langue dont je maîtrise mieux la grammaire que l'estonien, mais pour laquelle il me manque la signification culturelle des mots. En estonien, en revanche, j’ai une meilleure maîtrise de la connotation des mots, de leur couleur, de leur sens.

Durant votre jeunesse, est-ce que vous vous rendiez souvent en Estonie?

J’y allais aussi souvent que possible. Mais c’était assez compliqué. Ma famille maternelle habitait dans l’Ouest de l’Estonie, donc le long de la frontière occidentale de l’Union soviétique qui, à ce titre, était une zone militaire interdite. A l’époque, les étrangers étaient autorisés à se rendre à Tallinn pour quatre jours à l’aide d’un visa. Des groupes de touristes pouvaient y aller. Mais pour sortir de Tallinn, il fallait une invitation de la part d’une personne sur place. Seuls les enfants, les parents, les frères et les sœurs pouvaient soumettre de telles invitations auprès des autorités. Mes grands-parents estoniens n’étaient pas en mesure de le faire, parce qu’ils ne maîtrisaient pas le russe – langue qu’il fallait employer pour rédiger le texte et communiquer avec les autorités. Alors c’était une sœur de ma mère, vivant à Haapsalu, qui envoyait l’invitation. Si celle-ci était acceptée, nous pouvions faire une demande de visa. Et si cette demande était acceptée, nous pouvions voyager…

Combien de fois êtes-vous allée en Estonie à l'époque soviétique?

Lorsque nous avions une invitation à la campagne, nous pouvions rester un mois, un mois et demi. Nous en faisions la demande tous les étés. Je ne me rappelle pas combien de fois nos invitations ont été rejetées. Le restant de l’été, nous faisions de courts voyages à Tallinn. La première fois que j’y suis allé, j’avais quatre mois…

Et vous y retournez encore? Vous avez encore de la famille?

Oui, mais je n’ai guère le temps de voyager en ce moment. Je ne voyage que pour le travail…

Mais n'est-ce pas là votre choix?

Disons que c’est ma vocation de devenir écrivain et je suis une auteure très privilégiée. Et bien sûr, une auteure veut faire tout son possible pour obtenir de nos nouveaux lecteurs.

En Estonie, j’ai rencontré des gens qui vous considèrent comme estonienne. Quel effet cela vous fait, à vous qui avez grandi en Finlande?

Pour moi, l’identité nationale n’est pas… Je suis née comme je suis. Disons que je m’identifie davantage à des gens qui ont des origines multiculturelles qu’à ceux ayant des racines uniquement finlandaises ou estoniennes. Mais ces racines m’importent tout de même. Je me définis comme esto-finlandaise ou finno-estonienne… D’un côté, les valeurs nordiques me sont chères. De l’autre, il m’est important de connaître les racines de ma famille estonienne. Contrairement à la partie finlandaise de ma famille, dont on ne retrouve plus la trace au-delà de mes grands-parents, mes racines estoniennes remontent à il y a plusieurs siècles. Cette famille estonienne a toujours vécu dans la même région. Je connais le cimetière familial et l’église où mes ancêtres se sont mariés durant des siècles. Et c’est quelque chose qui compte pour moi. Ils étaient paysans de génération en génération, cela fait partie de mon identité estonienne. Le premier d’entre eux à obtenir la liberté est mort en 1621, sa tombe se trouve dans le cimetière familial, on s’y rendait assez souvent durant ma jeunesse. Il n’était pas censé abandonner le servage mais, parce qu’il travaillait dur, il a pu acheter sa liberté. Cela nous rappelle que l’impossible peut devenir réalité.

Que faisaient vos parents?

Mon père était électricien, ma mère ingénieure, active jusqu’à ma naissance. Elle voulait que je naisse en Finlande. Puis elle a arrêté de travailler.

Le fait qu’à côté de vos romans, vous ayez contribué à des travaux non-fictifs, comme La peur était derrière nous tous (Kaiken takana oli pelko), recueil d’articles en finnois sur l’occupation soviétique de l’Estonie, ne brouille-t-il pas les pistes et l’image que certains lecteurs ont de vous et de vos écrits?

Non, et puis honnêtement ce n’est pas vraiment mon problème. Le recueil d’articles Kaiken takana oli pelko me tenait à cœur parce que, lorsque j’ai voyagé en Finlande pour présenter mon livre Purge, beaucoup de lecteurs finlandais m’ont demandé pourquoi les Estoniens n’avaient pas écrit sur leur histoire, pourquoi ne s’intéressaient-ils pas à leur propre histoire ? Or c’est une image erronée de l’Estonie. Oui, les Estoniens s’intéressent à leur histoire, mais en Finlande, il n’y a pas d’ouvrages sur le sujet écrits par des Estoniens. Ou bien les récents ouvrages ne sont pas traduits en finnois. Les Finlandais ne lisent pas en estonien. C’est pour cela que je voulais présenter, dans un recueil en finnois, les études de jeunes historiens estoniens.

Cela a suscité une sorte de…

Chaos [rire]! Oui c’était surprenant. Russie unie [le parti du Kremlin] a publié un communiqué accusant l’ouvrage d’être anti-russe ou russophobe, sans même avoir eu le temps de le lire. Et ce, bien que le recueil contenait aussi des articles de Russes, comme Vladimir Boukovski qui a étudié les méthodes de torture durant la période soviétique, ou de Russes d’Estonie comme Igor Kotjuh, ou encore un article très intéressant écrit par un chercheur russe sur la minorité russe en Estonie qui vivait là avant l’occupation, et plus particulièrement sur la littérature émanant de cette minorité. J’ignorais que la vie culturelle et littéraire était aussi intense parmi cette minorité, alors qu’elle était de plus petite taille que celle d’aujourd’hui. Toute cette tradition culturelle fut interdite au début de l’occupation soviétique, parce qu’elle rappelait l’Estonie indépendante et l’esprit bourgeois. Elle fut donc écartée et placée dans des archives auxquelles peu de gens ont eu accès. C’est dommage, parce que la minorité russe a vu, elle aussi, son passé confisqué.

Etes-vous en contact avec des écrivains estoniens?

Oui, il nous arrive de nous rencontrer. Mais nous ne nous parlons pas tous les jours, écrire est une activité solitaire… Et puis j’ai aussi des amis estoniens dans d’autres sphères culturelles.

Etes-vous engagée politiquement?

Je vote mais je ne suis membre d’aucun parti politique. Je n’aime pas les partis.

dimanche 31 octobre 2010

Les "frères de la forêt", résistants méconnus


Celles et ceux qui ont lu Purge, de Sofi Oksanen, et n'étaient pas familiers avec l'histoire récente de l'Estonie ont peut-être découvert l'existence des "frères de la forêt". Hans, "fils d'Eerik Pekk, paysan estonien", l'un des personnages du livre, campe l'un de ces patriotes que la terreur soviétique poussa, dans la vraie vie, à prendre le maquis dans les forêts profondes. En Estonie, mais aussi en Lituanie et en Lettonie, ils luttèrent, avec leur moyens très réduits, contre l'occupant venu de l'Est.
Hans Pekk, dont les lettres écrites dans la clandestinité scandent les différentes parties du roman, se désespère de ne pas voir les Anglais ou les Américains venir au secours de son pays envahi. Les "frères de la forêt" attendront en vain, jusqu'à leur mort, leur arrestation ou, plus rarement, leur reddition.
Mart Laar, ex-premier ministre estonien rencontré récemment à Tallinn, connaît bien le sujet. Il y a consacré un livre, au terme de recherches menées, non sans risques, avant même la fin de l'URSS. Signée Mel Huang, cette critique de l'ouvrage (War in the Woods: Estonia's Struggle for Survival, 1944 -1956) restitue bien le contexte de l'époque.
Le député barbu, qui dirige actuellement l'un des partis de droite au pouvoir à Tallinn, me raconte qu'aujourd'hui encore, il est difficile de savoir avec exactitude combien d'Estoniens - dont une petite minorité de femmes - partirent ainsi vivre dans la forêt jusque dans les années 1950. "On estime généralement leurs chiffres à plus de 30 000, en incluant ceux qui se cachaient sans prendre part aux combats."
Si l'on ramène ce chiffre à la population totale de l'Estonie actuelle (1,34 million de personnes), cela fait un habitant sur 44 (!).
"La plupart d'entre eux, précise-t-il, ont été tués ou déportés en Sibérie."
Pendant quatre décennies ou presque, tout lien familial avec un "frère" ou une "soeur" de la forêt était synonyme d'ennuis, réels ou potentiels. Aussi Mart Laar n'est-il pas peu fier d'avoir commencé, lorsqu'il dirigea le gouvernement estonien après le retour à l'indépendance, à honorer les survivants en les décorant d'une médaille de la résistance, créée à cet effet. Une médaille, ça peut paraître dérisoire mais, à la sortie du long tunnel soviétique, un tel geste avait une portée symbolique forte dans un Etat à nouveau souverain.
Plus récemment, l'ancien premier ministre a écrit une pièce de théâtre inspirée d'histoires récoltées auprès des derniers survivants ou de leurs proches. "J'ai raconté comment l'amour, notamment, pouvait pousser des gens à trahir." Un thème qu'aborde aussi Sofi Oksanen dans son roman Purge. Jouée il y a trois-quatre ans sur la scène du théâtre de Võru, au coeur de la région (dans le sud-est du pays) où les résistants passent pour avoir été les plus actifs, la pièce signée Mart Laar connut un certain succès. "L'un de mes personnages principaux, qui avait existé en réalité, a été arrêté et fusillé. Son ancien amour de jeunesse, venue assister à la pièce, est montée sur scène pour offrir des fleurs au comédien qui interprétait son ami disparu... Une sorte de reconnaissance de la qualité de la pièce."
Mais n'enjolivons pas. Pour avoir discuté du sujet en Lettonie et en Lituanie, j'ai aussi entendu parler de "frères de la forêt" au comportement moins glorieux. Certains d'entre eux ne rejoignaient la clandestinité que parce qu'ils avaient quelque chose à se reprocher ou commettaient plus de larcins que nécessaire pour survivre dans les bois. "Comme toujours, m'a glissé un jour un Lituanien, il y avait des bandits parmi les idéalistes..."

NB (le 5 novembre 2010): Plusieurs personnes m'ont soutenu que Mart Laar, responsable politique avant tout, n'était pas le plus orthodoxe des historiens, et je suis enclin à les croire. Il n'est pas non plus le seul à avoir travaillé et écrit sur les "frères de la forêt". On me signale l'existence d'autres livres ou articles (que je n'ai pas lus) et, en particulier, l'ouvrage coordonné par le Lituanien Arvydas Anušauskas, The Anti-Soviet Resistance in the Baltic States (Genocide and Resistance Research Centre of Lithuania, Vilnius, 1999).
Les témoignages de lecteurs sont les bienvenus ici.