jeudi 5 octobre 2023

Bertha la Paix. Extraits (1): Une entrée en matière

AVEC l'aval de Balland, la maison d'édition qui publie Bertha la Paix ce jeudi 5 octobre, je reproduis ici les premières pages:





1. Au plus près de l’idéal


    ASSISE en léger retrait, elle couve du regard des messieurs en bras de chemise qui jouent au tribunal international, une de leurs trouvailles entre deux séances empreintes de gravité où l’on tente d’améliorer le monde tel qu’il va. Mes hommes, pourra-t-elle se dire plus tard. Cette pointe de vanité, ce sera plus fort qu’elle. La faute du sang bleu qui coule dans ses veines, de la conscience aiguë d’œuvrer pour la seule grande cause qui vaille à ses yeux. Avant que tout ne s’écroule dans les semaines suivant sa mort, au premier jour de l’été 1914. Pour l’heure la femme qui, à l’ombre d’une véranda, se tapote machinalement le front d’un coin de mouchoir n’est pas encore « la généralissime de la paix » au charisme loué par ses admirateurs. Celle qui sera reçue en audience privée par le président Theodore Roosevelt ou se targuera de pouvoir influencer le tsar Nicolas II. « La grande et généreuse Cassandre de notre temps » qui impressionnera son compatriote Stefan Zweig. En ce début d’après-midi, calée dans un fauteuil en rotin, la pupille en éveil sous la paupière lourde, Bertha von Suttner se concentre sur le petit jeu auquel se livrent quelques-uns de ces gentlemen venus d’une quinzaine de pays. Du moins est-ce comme ça que je l’aperçois, sur la foi de ses écrits, cent trente ans plus tard.

    Un marquis vénitien et un député madrilène se chamaillent depuis le déjeuner à propos d’un litige entre puissances. Le moment est venu, avec le café et les liqueurs, de les faire comparaître pour les départager au regard du droit international balbutiant. Chacun a pris un avocat de circonstance qui, après avoir tombé la redingote, plaide comme si la vie de son client en dépendait. Un juge désigné mène les débats, la mine faussement renfrognée (le détail facial est de mon cru, comme les suivants). En cercle autour de cette cour improvisée, les autres délégués du Congrès universel de la paix goûtent la joute, applaudissent aux bons mots. Regards plissés de malice, rires corsetés. Entre connaisseurs éclairés réunis pour une semaine à Berne, on se comprend. Ah, si la poignée de dirigeants qui font la pluie et le beau temps sur les cinq continents pouvaient se mettre au diapason...

    Dans ses mémoires, la baronne autrichienne dira ne plus se souvenir de l’objet de cette dispute théâtrale entre gens bien élevés. « Je sais juste que c’était très drôle. » Peut-être parce que son dévoué mari Arthur Gundaccar assure la défense du marquis vénitien, celui à la paire de moustaches conquérantes. Son adversaire espagnol a, lui, pour avocat un ex-camarade de promo d’Alfred Dreyfus, Gaston Moch, plus pour longtemps capitaine d’artillerie et bientôt traducteur vers le français de Die Waffen nieder!, le brûlot pacifiste enrobé de guimauve écrit par Bertha von Suttner. Roman qui vient de lui conférer une stature rare pour une femme de son temps et le droit de siéger là, sous la véranda, au beau milieu de cet essaim masculin que j’observe à distance, ni trop proche ni trop loin. Dix mois avant le rendez-vous helvète, le vieux Tolstoï lui avait fait part, en français, de sa considération : « L’abolition de l’esclavage a été précédée par le fameux livre d’une femme, de Mme Beecher-Stowe; Dieu donne que l’abolition de la guerre le fût par le vôtre ».Voir son ouvrage ainsi hissé à hauteur de La Case de l’oncle Tom, bien des auteurs y verraient une consécration. Pas celle de Bas les armes !

    À en juger par l’enjouement des plaidoiries, la querelle qui oppose les deux congressistes ne me semble pas si dramatique. En ce siècle finissant, le dix-neuvième, il existe une échelle graduée du conflit et toute une gamme de réponses adéquates. Une collision entre deux navires ou un simple accrochage diplomatique ne saurait déclencher les mêmes foudres que le chapardage d’une contrée exotique ou une équipée militaire contre un allié. Pour laver l’affront, il est bien sûr possible de recourir aux bonnes vieilles recettes. Mobilisation, blocus maritime, ultimatum annonciateur d’une expédition punitive, mise en œuvre du plan d’attaque, la grammaire militaire se décline ad libitum depuis l’Antiquité. Mais ces décennies passées, un nombre croissant d’États ont eu l’idée folle, dans certaines affaires et pas toujours des moindres, de solliciter un arbitrage auprès d’une tierce partie : monarque ou président d’un autre pays, juge ou sénat. Charge à cet outsider de proposer une solution viable et de convaincre les adversaires, qui en principe y sont prédisposés, à conclure un traité. Un sacré croche-patte à la surenchère permanente. Et un moyen pratique d’épargner la soldatesque en vue d’autres guerres qui en vaudraient vraiment la peine. Que les hauts gradés et autres bretteurs pressés d’en découdre se rassurent, les occasions ne manqueront pas, en Europe comme aux antipodes. Messieurs, votre patience sera bientôt récompensée.

    Pour en avoir abondamment parlé depuis l’ouverture du quatrième Congrès universel de la paix, qui anime la ville de Berne en cet étouffant mois d’août 1892, Bertha von Suttner et ses compagnons savent bien qu’avec ces entreprises de conciliation dont ils souhaitent l’avènement planétaire, les dés peuvent être pipés. A priori, le rapport de force préexistant joue en faveur du plus musclé, du plus influent. De l’arbitrage à l’arbitraire il n’y a qu’un pas. Pour autant, cette innovation présente l’avantage de tempérer certaines ardeurs et d’épargner quelques vies humaines, voire plus. Il est même arrivé que le Lilliputien parvienne à l’emporter. Comme dans l’affaire du capitaine Melville White, par exemple. Emprisonné par la jeune république du Pérou pour avoir participé à un mouvement insurrectionnel, cet aventurier qui ne m’a pas l’air franc du collier obtient, à sa libération, que le gouvernement de Sa Majesté, dont il est un sujet, réclame en son nom d’importantes indemnités. En livres sterling, s’il vous plaît. La puissance coloniale argue d’ailleurs qu’en l’espèce, le droit britannique aurait dû prévaloir. Oui, à l’autre bout du monde, loin de sa sphère d’influence. En 1864, désigné comme arbitre à la demande de Lima, le sénat de la ville hanséatique libre de Hambourg rejette la demande. Infondée. Circulez.

    Peut-être l’époux de l’Autrichienne fait-il allusion à cet épisode déjà ancien, au moment de défendre l’excellent marquis devant le tribunal impromptu de Berne. C’est peu probable, je dois l’admettre. Les traités d’arbitrage fourmillent déjà. Soixante-douze cas « intervenus entre les différents peuples » depuis 1816, selon le décompte d’une revue pacifiste aux pages jaunies que je déniche à la Bibliothèque nationale suisse, sise dans la même ville, de l’autre côté du fleuve. Peu importe. En ce début d’après-midi caniculaire, les arguments s’étiolent désormais sous la véranda du Bernerhof. Le verdict est imminent. Ce petit monde se prépare déjà à enfiler la redingote, à chausser le haut-de-forme et à franchir à la hâte les quelques centaines de mètres qui les séparent, en ligne droite, de la grande salle du Musée. Le site du congrès est niché dans le Palais fédéral, bâtiment en grès d’Ostermundigen qui, de nos jours encore, paraît surdimensionné pour la capitale enserrée là, à l’étroit, dans le méandre en U du fleuve aux reflets verdâtres coulant à ses pieds.

    Bertha von Suttner n’a pas encore bougé de son fauteuil. De la véranda dominant la vallée creusée par la sinueuse Aar, sans doute s’émerveille-t-elle une nouvelle fois des montagnes dont les capuchons neigeux, au loin, se fondent dans le bleu du ciel vaporeux. Je l’imagine en tout cas, dans ma tentative de reconstitution in situ sous un cagnard estival au moins aussi ardent qu’en son temps. Le panorama suisse l’impressionne, elle l’a écrit dans ses Memoiren. À l’horizon, face à moi, sous un angle sensiblement identique, les mêmes sommets jouent des coudes. De gauche à droite, bien au-delà des toits rouges et des frondaisons luxuriantes, le Schreckhorn, le Finsteraarhorn et ses quatre mille deux cent soixante- quatorze mètres, le plus élevé de la bande, puis le Grosses Fiescherhorn, le Mönch, la Jungfrau et le Gletscherhorn. Pour ne nommer que les plus majestueux. Des noms qui sonnent comme des invitations à l’aventure, plus encore, au dépassement de soi.

    Si l’homme a déjà réussi à conquérir chacune de ces cimes, pourquoi ne pourrait-il pas accomplir d’autres exploits prodigieux ? Est-ce tellement irréaliste de prôner l’instauration d’une paix perpétuelle? Passons sur l’accalmie surarmée qui engourdit l’Europe depuis la défaite française de 1871. Elle ne vaut rien, cette insidieuse zizanie qui a pris racine jusque dans les esprits et attend son heure. Non, l’aristocrate militante vise plus haut : un apaisement durable et coordonné dont la finalité serait un monde sans canons ni baïonnettes. Bas les armes ! Pour la plupart, l’idée est au mieux saugrenue. Les plus irascibles y voient une incitation à la trahison méritant, pourquoi pas, le poteau d’exécution. La voie est infiniment étroite, d’accord. Mais au moins peut-on essayer de s’approcher au plus près de l’idéal. Elle, fille d’un général étoilé, s’y emploie désormais corps et âme. Le vingtième siècle approche à grands pas, avec ses promesses de Progrès et ses myriades de techniques encore inconnues. Le moment est venu de provoquer une rupture irrévocable. Il est vrai qu’on l’accommode un peu à toutes les sauces, ce fameux Progrès. Ce n’est pas une raison pour en faire abstraction. Et si une princesse roumaine publiant sous le nom de Dora d’Istria a, dit-on, escaladé jusqu’au sommet l’une de ces montagnes qui tremblotent au loin, dans la chaleur aoûtienne, pourquoi Bertha Sophia Felicita von Suttner, née à Prague comtesse Kinsky von Chinic und Tettau, ne parviendrait-elle pas à les renverser à sa manière?

    Un maître d’hôtel en livrée la tire de sa rêverie. « Madame la baronne, un monsieur se trouve dans le salon, qui voudrait vous parler. » Il lui tend une carte : Alfred Nobel, Paris. Son sang ne fait qu’un tour. Il est donc venu. Avant qu’elle ne se hâte vers lui, je la vois aspirant une grande bouffée d’air et, les yeux clos, se concentrer. Un fin sourire éclaire furtivement son visage pâle et rondelet. Une expression qui trahirait la morosité si on ne savait cette femme tellement énergique et déterminée. Elle commence à le connaître, son « cher ami », ce Suédois qui a fait fortune à coup de dynamite et d’autres explosifs de son invention. Depuis le temps, depuis cette première rencontre parisienne, une quinzaine d’années plus tôt, aussi improbable qu’ambiguë... Le moment est venu de le rallier pour de bon à la Cause. 


* * *


2. À Paris, séjour express et décisif


    JE LES SUIS depuis longtemps ces deux-là. Près de trente ans pour Alfred Nobel, l’inventeur cosmopolite et misanthrope, le grand romantique empêché sous son plastron d’industriel fortuné. Comme reporter, j’ai eu l’occasion de rendre compte des prix dont il fut à l’origine et des controverses entourant certains choix, puis de remonter pour un livre à l’histoire même des récompenses, aux mécanismes de l’horlogerie Nobel et à ses petits ratés. Les recherches entreprises pour cet ouvrage m’ont alors conduit à Bertha von Suttner, pasionaria de la paix largement oubliée en France mais dont le nom, ici et là, évoque encore comme un idéal perdu, une promesse de rédemption. Progressiste et fidèle à ses origines aristocratiques à la fois, cette femme de tempérament avait eu le toupet d’en appeler directement aux puissants pour les inciter à renoncer à la force militaire sur laquelle ils fondaient leur pouvoir. C’est elle aussi qui, littéralement, poussa le Suédois dans les bras de sa chère Paix et l’incita à l’inclure parmi les prix prescrits dans son testament. Après le déni opposé à Stockholm par de zélés gardiens du temple, plus personne aujourd’hui ne le conteste. En remontant le fil de son existence, j’ai enfin découvert celle, tout aussi captivante et plus inédite pour moi, du cercle de pacifistes, essentiellement européens, au sein duquel manœuvrait l’Autrichienne entre deux siècles exemplaires par leur bellicisme.

    Quels tourments pouvaient bien les démanger, elle et ses paladins, au point de défier des traditions aussi immuables que le va-t-en-guerrisme, l’étripage en bonne et due forme, la tuerie comme art de vivre? Descendant d’officiers des armées françaises, dont quatre morts « pour la patrie » – l’arrière-arrière-grand-père Gabriel dans le détroit des Dardanelles, l’arrière-grand-père Georges près de Verdun, le grand-père Robert durant la campagne de Tunisie et l’oncle André au Tonkin –, je ne peux qu’être titillé par le sujet. Avec ce barda personnel, et sans aversion instinctive pour la chose militaire, je pars donc sur les traces de ces brasseurs d’utopie à l’orée du siècle dernier. Une sorte de vagabondage à leurs côtés, dans les archives et sur la carte d’Europe. Coup de chance, l’année 1892 les voit se rassembler en Suisse, du côté de Berne, Alfred Nobel compris en visiteur clandestin. L’occasion est trop belle pour ne pas y retrouver Bertha la Paix. Les chimères qu’elle poursuit ont de quoi m’attendrir, en dépit de mon appétit limité pour les grandes causes. Plus encore, les préoccupations qui la poussent à dévier, à bousculer les convenances, me frappent par leur actualité.

    Mais tout commence plus tôt, et pour un motif d’un autre temps.  

    (...)


    Ainsi débute donc ce texte de quelque 200 pages, entre enquête historique, non-fiction littéraire et journalisme. Le plus abouti des trois livres que j'ai eu la possibilité de publier. Je vous invite à aller en librairie le toucher, le palper, pourquoi pas le sentir. À en prendre possession!