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vendredi 31 janvier 2020

Le tunnel géant des compères et l'argent chinois




CES DEUX compères finlandais, Peter et Kustaa, ont une grande "vision" en mode startup, celle de rallier les littoraux finlandais et estonien par un tunnel ferroviaire deux fois plus long que celui creusé sous la Manche. Avec, reliées au tunnel, deux îles artificielles, dont la plus grande, à une quinzaine de km au large de Helsinki, hébergerait 50 000 habitants dans des gratte-ciels, vache à lait du projet. 

Cette île aurait quatre "langues officielles", dont le mandarin. Oui, parce que ces sympathiques compères finlandais, rencontrés il y a peu à Helsinki, aiment la Chine. Ils y ont de si bons contacts qu'ils ont trouvé des investisseurs prêts à mettre 15 milliards d'euros sur la table (dont 10 milliards sous la forme d'un emprunt). Un fond chinois -- domicilié à Londres, ça fait plus sérieux -- qui est totalement désintéressé, bien sûr. 

Peter Vesterbacka (en rouge) et Kustaa Valtonen y croient dur comme fer: ils sauront garder la main sur leur projet dans la FinEstBay (admirez le modeste jeu de mots). Qu'on se le dise: l'argent chinois n'est qu'un "facilitateur". Et puisqu'il est là, enfin presque, autant en profiter pour dynamiser plus encore "le triangle du succès" Helsinki-Tallinn-Stockholm, "plus forte de concentration de talents au monde". En attendant d'y ajouter les startuppers de Saint-Pétersbourg, une fois cette ville connectée à Helsinki par un train rapide que promeuvent aussi les deux compères. 

Un lobbying moins voyant, mené de concert avec des maires et des hommes d'affaires du cru, est également en cours en faveur de la construction d'une ligne ferroviaire entre la ville de Rovaniemi (patrie du père Noël, comme chacun sait), dans le nord de la Finlande, et l'extrême nord norvégien. Car, assure-t-on, c'est par cette région arctique qu'arriveront de plus en plus de cargos en provenance d'Asie, une fois rendu plus navigable le passage du Nord-Est, au nord de la Russie, grâce... au réchauffement climatique. 

Fraîchement débarquées, ces marchandises chinoises n'auraient alors plus qu'à glisser vers les grands marchés européens en empruntant l'axe ferroviaire nord-sud imaginé: Laponie, Rovaniemi, Helsinki, le futur tunnel sous-marin vers Tallinn, puis la Pologne grâce au Rail Baltica, la ligne de train rapide en cours de construction dans les pays baltes, financée à 85% par des fonds de l'UE. Et hop! D'une simplicité enfantine. Gageons que le coronavirus aura été éradiqué d'ici là.

Telle est donc la vision de Peter et Kuusta, qui ne comprennent pas (ou feignent de ne pas comprendre) pourquoi les autorités finlandaises et estoniennes sont nettement moins emballées qu'eux par un projet pourtant aussi stimulant. Bizarre tout de même qu'on puisse ainsi se montrer sceptiques. Et dire que ce manque d'enthousiasme local risque de gâcher la fête de Noël 2024! C'est la date imaginée par nos volubiles compères pour l'ouverture du grandiose tunnel. Car, assurent-ils, les mégatunneliers chinois sont si puissants qu'ils auront largement le temps de boucler le chantier d'ici là. Même si l'on parle d'un ouvrage qui serait alors le plus long tunnel au monde. Pour en en savoir plus sur ce projet et les visées chinoises dans la région, lire l'article que publie L'Express cette semaine.



Après avoir discuté deux fois une heure avec le néanmoins sympathique Peter Vesterbacka, je me dirige à pied vers le ferry qui relie Helsinki à Tallinn. C'est sûr que l'entrepreneur finlandais (ex-Angry Birds) promet une traversée nettement plus rapide qu'avec les navettes actuelles: moins d'une demi-heure, contre deux heures avec le navire de la compagnie Tallink. Mais le tarif annoncé (50 euros l'aller) est le double de celui que j'ai payé en ce samedi (jour chargé pour cette liaison attirant Finlandais en goguette et Estoniens rentrant du boulot). Et puis, rien à faire, je préfère monter à bord d'un bateau, avec la lenteur des manœuvres, le décor portuaire qui s'éloigne doucement, les moments passés comme en suspension entre deux rives, plutôt que de m'enfermer à bord d'un train sous-marin... 

Le terminal ultramoderne se profile au bout de la rue. Des bourrasques de pluie fine venues du large commencent à transformer mon manteau et mon bonnet en éponge. A 13h30, le Star larguera les amarres. Me revient une rencontre, près de vingt ans plus tôt, avec l'un des grands écrivains estoniens, Jaan Kross, pour un article à paraître dans Le Monde. Dans son appartement de Tallinn, il m'avait parlé, comme d'un rêve inatteignable, du jour où un pont ou un tunnel relierait son pays à la Finlande, vue pendant l'occupation soviétique comme une fenêtre sur le monde libre. Mort en 2007, que penserait-il aujourd'hui du projet des compères Peter et Kuusta avec leur argent chinois?

vendredi 11 mai 2018

Ingmar, rêve, cauchemar

2018 est, entre autres, l'année du centenaire de la naissance d'Ingmar Bergman. L'occasion de reproduire ici, très légèrement remanié, un long article que j'avais écrit pour la revue lettonne Rigas Laiks après un reportage sur les traces du Suédois à Fårö, l'île où il passa la fin de sa vie. L'article, qui relate aussi les difficultés rencontrées par les personnes s'étant mis en tête de perpétuer le souvenir de Bergman sur l'île, remonte à 2011. J'ai donc ajouté, en bas de ce texte, quelques précisions le mettant à jour. Autant le dire tout de suite, les nouvelles en provenance de Fårö sont plutôt bonnes. Toutes les photos:
© Antoine Jacob


LE CRAQUEMENT étouffé des aiguilles de pin sous la semelle se mêle au clapot des vaguelettes. La mer est maintenant à un jet de pierre. Entre sous-bois et eaux sombres de la Baltique, une plage étroite de galets. Décor austère à souhait en cette journée de grisaille. Dans le champ visuel, soudain, une silhouette se faufile entre des troncs. L’individu, petit sac au dos, s’éloigne sans demander son reste. C’est apparemment le même homme entraperçu un peu plus tôt dans la matinée, pédalant sur le sentier en terre. Avec son parka aux couleurs fluo, il n’a pas l’air d’un habitant de l’île. Sans doute un touriste égaré. A moins qu’il ne s’agisse d’un de ces admirateurs inconditionnels d’Ingmar Bergman. La propriété où habitait le maître avant sa mort en 2007 commence de l’autre côté du muret en pierres qui coupe la plage à angle droit. Mais comment cet inconnu aurait-il pu le savoir ? Rien n’annonce au promeneur qu’on approche du Saint des Saints, le fief du cinéaste qui, de son vivant, redoutait les curieux comme la peste. Un fil de fer barbelé court au-dessus du muret, protection dérisoire.

 
Le vent s’est calmé, le plafond de nuages s’étire vers l’Est, vers la Courlande si proche. Avec un peu de chance, il ne pleuvra plus de l’après-midi sur l’île de Fårö, au nord de Gotland. Le moment est venu d’aller rendre visite aux occupants de Hammars, la résidence de Bergman, qu’il avait fait construire au bord de l’eau, en 1967. Car la maison, si elle reste fermée au public, est désormais accessible à des artistes, suédois ou étrangers. Nul besoin de travailler dans le cinéma ou le théâtre, ni même d’être un inconditionnel de l’œuvre de Bergman, pour postuler à une place.


Anniken Amundsen, la Norvégienne qui ouvre la porte ce jour-là, crée des œuvres d’art, précises et menues, à l’aide de filets de pêche. Elle, son compagnon Dag et leurs deux jeunes enfants, plus blonds encore que Bibi Andersson, sont les premiers à résider à Hammars sur une longue période (trois mois). La journée, ils passent autant de temps qu’ils veulent dans ce qui fut le refuge permanent de Bergman à partir de 2003, là où il avait choisi d’attendre la mort, avec souvenirs, films et musique. Le soir, les pensionnaires du moment émigrent vers une maison en chaux blanche traditionnelle, tapie non loin de là parmi les pins, pour y passer la nuit. 

Hors de question de désacraliser la chambre à coucher de l’ancien propriétaire des lieux, plongée dans la pénombre. Le grand lit est recouvert d’une étoffe blanche ajourée aux allures de linceul. Sur la table de nuit en bois, blanche elle aussi, on distingue des mots, une forêt de mots en suédois griffonnés par Bergman. On l’imagine assis sur le bord du lit, crayon en main, donnant libre cours à son imagination, à la lumière de la lampe de chevet. Tout n’est pas lisible – à la fin de sa vie, il avait perdu de sa lucidité. Ici, on décrypte un prénom, Ingrid, celui de sa dernière épouse, avec laquelle il vécut un quart de siècle, jusqu’à sa mort en 1995. Là, on lit DRÖM, rêve, MARDRÖM, cauchemar. Parmi quelques croquis, une sorte d’écureuil sorti tout droit d’un dessin animé de Walt Disney. 


« Les premiers jours après notre arrivée à Hammars, nous étions très intimidés par l’atmosphère de la maison et l’aura de son ancien occupant, susurre Anniken. Puis nous nous sommes habitués. Mais nous éprouvons toujours un grand respect pour l’endroit ». Comment faire autrement lorsque, dans la petite salle de musique, on a la chance de pouvoir passer des heures à écouter La Flûte enchantée et d’autres 33 tours dans le fauteuil en cuir du maître, sous la lampe ayant servi au tournage de Scènes de la vie conjugale (Scener ur ett äktenskap)? Appuyé contre un mur en frisette, une récompense décernée en 2006 -- for outstanding contribution to the world of theatre -- par la Fondation internationale Stanislavsky de Moscou. 


Au bout de la grande pièce qui sert de bibliothèque, c’est un autre moustachu qui fixe le visiteur. Figure tutélaire, August Strindberg veille sur des milliers de volumes accaparant tous les murs. De cette pièce jusqu’à la « salle de méditation », à l’autre extrémité de la maison sans étage, les pièces s’alignent en enfilade sur 56 mètres, de part et d’autre d’une vaste salle de séjour au mobilier scandinave confortable mais sans prétention, flanquée d’une gigantesque cheminée. Pour Anniken et sa famille, le logis est un peu grand. Impossible de s’entendre d’un bout à l’autre. « Mais on ne va pas crier, pas ici… », sourit l’artiste. 

Ou si cela arrive, c’est bien involontaire. « Tout à l’heure, souffle Anniken, j’ai vraiment eu peur en levant la tête de ma table de travail : juste en face de moi, il y avait un homme, qui me scrutait de l’autre côté de la vitre ! » De quoi pousser un cri d’orfraie, d’autant que la nature avoisinante possède un je-ne-sais-quoi d’inquiétant. Sans doute sont-ce les réminiscences de films de Bergman qui jouent un sale tour. Les animaux tués par un sadique dans Une passion (En passion) tourné à Fårö, ou encore la vision de la mort, personnifiée dans Le septième sceau (Det sjunde inseglet)


« L’inconnu voulait me parler, reprend la Norvégienne. Il m’a raconté toute une histoire. Comme quoi il vient ici depuis des années en provenance d’Allemagne, son pays, qu’il connaît tous les films de Bergman par cœur, que peu après sa mort, il avait à nouveau fait le déplacement pour se recueillir sur sa tombe, puis qu’il avait rencontré un de ses enfants, Linn Ullmann, ici-même dans cette maison. Un type très étrange… » Ne portait-il pas une parka fluo, par hasard ? « Oui, avec des petites lunettes et un sac à dos ». 

On comprend mieux pourquoi le maître appréciait que les habitants de l’île le protègent des curieux. Aux personnes qui demandaient où se trouvait sa maison, ils répondaient par le silence, lorsqu’ils ne les envoyaient pas dans la direction opposée… L’intéressé l’avait souligné dans un entretien accordé à un chanteur folk natif de Gotland, Tobias Fröberg : « Je ne suis pas antisocial vis-à-vis des îliens. Nous éprouvons un respect mutuel. J’aime beaucoup leur mentalité, leur détermination à rester accrochés à Fårö, malgré les difficultés. S’ils s’en sortent sans assistance, c’est parce qu’ils ont les gênes adéquates. »  


A l’entendre, Bergman n’était pas loin de partager ce patrimoine génétique. Lorsqu’il mit la première fois le pied sur cette petite île, en avril 1960, à l’âge de 41 ans, il ressentit comme une révélation. « Voici ton paysage, il correspond à l’image que tout au fond de toi tu te fais des formes, des proportions, des couleurs, des horizons, des bruits, des silences, de la lumière et des reflets », écrivit-il plus tard dans son récit autobiographique, Laterna Magica

Pourtant, déjà auréolé de premiers succès à l’étranger dont un Ours d’or à Berlin pour Les fraises sauvages (Smultronstället), Bergman n’avait aucun a priori positif en montant sur le bac qui reliait – et relie encore – Gotland à Fårö. Il rêvait de tournage sur les îles Orcades, au nord de l’Écosse, pour son long-métrage à venir, A travers le miroir (Såsom i en spegel). Les studios de cinéma suédois SF estimaient l’idée trop coûteuse et le prièrent de trouver un décor plus proche de Stockholm. Le réalisateur se résolut à faire un tour à Fårö pour la forme, sans abandonner ses envies d’Écosse.



La nature âpre et sauvage de l’île suédoise l’envoûta de suite. Il lui suffit d’une première virée vers la pointe Sud en compagnie de son chef-opérateur Sven Nykvist pour penser : c’est là que je veux habiter. « Je n’avais jamais ressenti cela auparavant. C’était magique ». Quatre ans plus tard, à l’occasion du tournage de Persona sur la même île, il décida de s’y installer une partie du temps. C’est ainsi qu’il fit construire Hammars, malgré les objections d’un architecte pointilleux travaillant à l’administration locale.

* * *

LE CIMETIÈRE s’étend au pied de l’église en chaux blanche. Son clocher ne se voit pas de tous les coins de l’île, qui est plus étendue qu’elle n’y paraît (un cinquième du lac Léman environ). Il faut pousser une grille en fer forgé qui couine, contourner sur sa gauche l’édifice du XIVème siècle et remonter une allée en gravier jusqu’au fond à gauche. Le coin est herbu, à l’exception d’un passage en dur menant à une simple pierre tombale bombée. Deux noms gravés l’un au-dessus de l’autre :



Un couple de touristes approche. « Ingrid Bergman était mariée avec lui ? », demande la femme en suédois. « Tu veux dire l’actrice ? On dirait... Moi non plus, je ne savais pas », répond l’homme, le sourcil haut. En ce jour de semaine estivale, les visiteurs plus ou moins bien informés sur la vie du cinéaste – non, ce n’est pas l’actrice de Casablanca qui repose là, mais sa 5ème et dernière épouse, née Ingrid Karlebo – défilent au rythme de l’arrivée des bacs, le Nina et le Bodilla, qui font la navette avec Gotland. Le cimetière, à quelques kilomètres du quai, est la première étape obligatoire pour les vacanciers à la foulée paresseuse. Une attraction comme une autre pour bon nombre d’entre eux. 

Sur un panneau en bois fiché en bordure du parking, une feuille en papier plastifiée présente les films à l’affiche dans le petit cinéma local, le Roy. La programmation est erratique et chaque film n’est projeté qu’une fois. Cet été-là, deux œuvres suédoises et quatre hollywoodiennes divertiront les amateurs de comédies et de polars. A côté, un prospectus bleu pâle prévient du départ de deux « Safari Bergman », à douze jours d’intervalle… 

Le bus part de l’ancienne école de Fårö. A son bord, une guide bénévole raconte les liens particuliers qui unissaient le plus réputé des habitants de l’île aux quelque 450 autres personnes qui y résident à l’année. Sur une route parfois cahotante, les passagers sont conduits jusqu’aux lieux de tournage des quatre films réalisés ici par le Suédois. Grâce à un écran de télévision installé au-dessus du pare-brise, on compare les décors naturels tels qu’il les avait filmés avec les originaux, qui défilent de part et d’autre du bus. Le passé, le présent. Halte obligée sur la plage de La Honte (Skammen), d’où Jan et Eva fuient la guerre et les cadavres qui les entourent. Sentinelles de calcaire aux formes suggestives, les raukar continuent à camper d’inquiétants personnages. 


Plus tard, Jannike Åhlund, la directrice de la fondation qui organise le « safari », admet que ce terme n’est pas vraiment bergmanien. « Nous avons un peu forcé le trait, c’est vrai, mais c’est pour attirer des gens qui, sinon, n’auraient pas songé entreprendre ce petit périple sur les traces de Bergman », plaide-t-elle sur la terrasse herbeuse d’un des rares cafés-restaurants de l’île. Loin d’elle l’idée de commercialiser l’image de la célébrité locale. Mais maintenir vivant cet héritage, « cela coûte de l’argent… » Et il en manque pour atteindre cet objectif.

Car l’État suédois, lui, ne s’est guère montré coopératif. Après la mort du metteur en scène, le 30 juillet 2007, le gouvernement dirigé par le conservateur Fredrik Reinfeldt fit savoir qu’il ne comptait pas débourser la moindre couronne pour aider la fondation Centre Bergman Fårö dans son projet. Selon lui, il avait déjà assez fait en cofinançant l’entretien et la numérisation des archives du cinéaste. Des caisses par dizaines, où le réalisateur de Persona avait entassé méticuleusement tous ses écrits, dessins, factures… Une mine de renseignements désormais conservée, et ouverte aux chercheurs, dans les sous-sols de l’Institut suédois du film, à Stockholm.

En ce début d’été 2011, les finances de la fondation sont au plus bas. Les fonds européens escomptés ne sont pas arrivés, pour cause d’absence de cofinancement local. Or cet argent devait servir à transformer l’ancienne école de Fårö – un don de la commune – en un Centre Bergman, avec expositions, cinéma, bibliothèque, café… Si un cabinet d’architectes de Stockholm (Tham & Videgård) a remporté l’appel d’offre, les travaux, qui devaient commencer cette année, sont reportés à des jours meilleurs. 

La situation devient inquiétante, regrette Jannike Åhlund, l’ex-directrice du festival du film de Göteborg. En l’absence de nouvelles subventions, l'édition 2011 de la Semaine Bergman pourrait fort bien être la dernière. Organisé par la fondation depuis 2004, ce rendez-vous attire des personnalités du cinéma et du théâtre, le temps de rencontres, de projections et de concerts. La Semaine Bergman a déjà vu défiler Ariane Mnouchkine, Wim Wenders, Kenneth Branagh, Andrej Zvjagintsev, István Szabó, etc. En 2006, un an avant sa mort, « Bergman avait participé à une bonne partie du programme, en vieil homme sentimental qu’il était devenu », se souvient sa directrice.

* * *

L’ÉDIFICE en cours de construction pour perpétuer l’héritage artistique d’un des plus grands cinéastes et hommes de théâtre européens demeure donc fragile. Il a toutefois gagné en solidité depuis qu’a été réglé le sort de Hammars, et des quatre autres propriétés de Bergman sur l’île. L’affaire était pourtant mal partie. Très vite après sa disparition, à l’âge de 89 ans, le gouvernement avait annoncé qu’il ne rachèterait pas les propriétés. Il fallut chercher ailleurs. Dans son testament, rédigé en 1995, le défunt avait prévu, pour éviter toute querelle familiale, que ses maisons et leurs contenus seraient vendus et l’argent récolté réparti entre ses huit enfants. Y aurait-il une bonne âme pour tout racheter d’un bloc et financer des activités artistiques à Hammars, comme Bergman l’avait souhaité de son vivant, dans une lettre écrite dès 1973 ?

Une petite annonce fut publiée dans le magazine américain Variety afin de débusquer un riche acheteur à Hollywood. Mais l’île suédoise est éloignée, peu facile d’accès et… rude d’aspect. Les hivers y sont longs. Il fallait s’appeler Bergman pour s’y sentir dans son élément. Un ancien premier ministre suédois, le social-démocrate Ingvar Carlsson, joua les intermédiaires. « Après le refus d’une riche famille suédoise domiciliée à l’étranger, j’étais devenu très pessimiste », raconte ce septuagénaire, croisé sur Fårö. 


La surprise fut totale lorsqu’à l’été 2009, on apprit qu’un Norvégien ayant fait fortune dans les nouvelles technologies, Hans Gude Gudesen, avait discrètement acquis toutes ses propriétés, vendues aux enchères par l’intermédiaire de Christie’s, à Londres. Montant estimé : 40 millions de couronnes suédoises (3,9 millions d'euros). Ce grand admirateur de Bergman avait aussi racheté presque tous ses meubles et effets personnels. 

Pour Kerstin Kalström, la solution qui a prévalu « a tout d’une saga ». Comme la plupart des autres personnes habitant sur Fårö à l’année, « j’avais peur qu’une célébrité étrangère ne rafle la mise pour venir quelques mois l’été, sans montrer aucun intérêt pour l’île ni pour l’œuvre de Bergman »,  raconte cette retraitée en servant du café dans sa ferme entourée de champs pour moutons. 

Kerstin Kalström a fait connaissance avec Bergman en 1979, lorsqu’il tournait son second documentaire sur les habitants de Fårö, qui appréciaient leur hôte célèbre, à défaut de toujours le comprendre. Son mari, Birger, avait appris à Max von Sydow à pêcher pour le tournage d’Une passion (1969). Plus tard, il aida à la rénovation de l’étable que Bergman transforma en cinéma privé, dans le hameau de Dämba. Il le croisait parfois, au volant de sa voiture, lorsqu’il allait visionner ses deux films quotidiens, en milieu d’après-midi et le soir.

"Vois le film - si tu oses!"
Le réalisateur affectionnait en particulier les vieux films noir et blanc, qu’il puisait dans une vaste collection qu’il s’était fait livrer de Stockholm. Son préféré, le premier chef-d’œuvre du film muet suédois, Ingeborg Holm, de Victor Sjöström (1913). C’est là, dans cette petite salle de projection dotée de 15 fauteuils, qu’il invita des habitants de l’île et d’autres personnes ayant travaillé au tournage de Scènes de la vie conjugale à sa « première mondiale ». A l’étage, on trouve encore une table de montage, sur laquelle œuvra Andreï Tarkovski pour donner naissance au Sacrifice, qu’il avait tourné sur Fårö. 

Le fait que ce patrimoine suédois soit racheté par un Norvégien a fait tiquer certains sur l’île. « C’est sûr que nous avons dû ravaler un peu de notre orgueil, dit Kerstin Kalström, mais c’était sans doute le prix à payer… » L’ensemble de maisons acquises par le Norvégien fut transmis à la fondation Propriétés Bergman, chargée de maintenir une vie artistique en ces lieux. C’est cette structure qui s’occupe de sélectionner les artistes qui se succèdent à Hammars. 

Née en 1966, l’écrivaine Linn Ullmann, la fille que le cinéaste eut avec l’une de ses actrices fétiches – la Norvégienne Liv Ullmann, séduite lors du tournage de Persona –, déploya beaucoup d’énergie pour mettre le projet sur les rails. D’Oslo, où elle se consacre à nouveau à l’écriture, elle répond à nos questions par courrier électronique. « Les maisons de Fårö ont toujours été associées au travail et à la création artistique, je voulais que cela continue ainsi. » C'est chose faite.



[MISE A JOUR: Depuis la parution de cet article (alors traduit en letton par Gita Grīnberga) dans Rigas Laiks, l'héritage d'Ingmar Bergman sur son île est mieux assuré. Le Centre Bergman a vu jour dans l'ancienne école de Fårö. Il est équipé notamment d'une salle de cinéma. La fondation qui gère le Centre, désormais présidée par Jannike Åhlund, est financée de manière plus stable. La Semaine Bergman a survécu, sa prochaine édition aura lieu du 25 au 1er juillet 2018. Hammars, la maison où habitait le cinéaste et metteur en scène, est toujours accessible à celles et ceux qui en font la demande.
[Enfin, pour les passionnés de Bergman, du cinéma et du théâtre suédois, je propose l'entretien que j'avais réalisé avec le comédien Erland Josephson, vieux complice d'Ingmar, pour un article paru dans Le Monde. Entretien que j'ai posté sur ce blog dans sa version intégrale.
[Toutes les photos: © Antoine Jacob]

mardi 6 octobre 2015

Carte blanche aux cartographes





carte blanche
aux cartographes
nettoyer
la Manche
et la Baltique
au stylographe
reglacer
le bel Arctique
placer
"revanche"
en épigraphe



mardi 3 juin 2014

La ligne des glaces, glissades imaginaires ou pas


ÉTÉ. Ainsi intitulée, la troisième partie de La ligne des glaces, rayonnante, s'avale aux termes d'une traversée plus sombre de celles qui la précèdent, Gel et Dégel. C'est à dessein, on l'imagine, que l'auteur de ce roman paru en avril y fait glisser ou patauger près de 250 pages durant le lecteur, lequel assiste à la pénible adaptation du personnage principal (Samuel Vidouble, le narrateur) dans une contrée septentrionale, affectation supplémentaire après Istanbul et d'autres lieux. A 25 ans seulement.


Samuel, géographe, est volontaire international. Peu après son arrivée, l'ambassade de France lui confie une mission ayant trait à une délimitation de frontières. Mission éminemment importante, lui fait-on comprendre, bien que si tel avait été le cas, elle ne lui aurait sans doute jamais échu. Détail sans importance. Ce n'est là que prétexte à une dérive dans ce pays, "espèce d'archipel chimérique inventé par un idiot et situé dans un angle mort de l'Europe". Samuel, découragé par les obstacles inhérents à sa tâche, sombre dans un spleen hivernal rythmé de cuites avec un linguiste suisse à "la tête sortie tout droit d'un tableau du Greco" et de rencontres vite frustrantes avec une certaine Néva. On croise aussi des spectres plus ou moins inquiétants au fond de passages sous-terrains ou sur des trottoirs-patinoires. 
Cette ville, on en découvre les contours impressionnistes avec le narrateur, au fil du journal de bord qu'il tient, "seule solution [pour] conjurer ce pénible sentiment de vivre nulle part et hors du temps". Les chapitres sont courts, parfois d'une ou deux pages à peine, le temps d'une énième glissade incontrôlée. La ville est inconnue de Samuel mais, sans révéler un grand secret, elle ne l'est pas de l'auteur, Emmanuel Ruben. Si mon compte est bon, il devait avoir environ 25 ans lorsqu'il séjourna à Riga. Nous nous y sommes croisés à quelques reprises.


Tandis que la ville a tous les atours de Riga, le pays incarné dans le roman, une certaine Grande-Baronnie, n'est que partiellement la Lettonie. Il compte des îles et des îlots baignés par la Baltique qui l'apparenteraient plus à l'Estonie, de hautes dunes qui nous renverraient au littoral lituanien. Par endroits, la focale se fait plus nette, précise, mordante, lorsque Emmanuel Ruben, via son narrateur (son double?), esquisse l'un des épisodes les plus noirs du passé de cette soi-disant contrée imaginaire, avec des allusions directes à l'histoire lettonne. Un passé qui, apprend-on, n'est pas sans... Inutile d'en dire plus. Ce qui préoccupe le narrateur jusqu'à tourner à l'obsession est sans doute l'une des clés (la principale?) du roman.

Surgit alors É. Cette ultime partie, qui glisse du road-movie littéraire au récit onirique, a été écrite plus tard par un Samuel "bien décidé à en finir". L'indécrottable linguiste suisse est encore de la partie, qui l'emmène dans un pays transfiguré par cette saison aussi courte qu'intense et par les rites païens du solstice de juin ("Liiigouooo, Liiigouoooo", chantent à tue-tête les trois naïades qui les accompagnent). Samuel s'isole sur les hautes lagunes, se perd, fait un rêve étrange, un de plus, arpente des galets avec une jeune fille rousse et maigrelette, "yeux de sphinx", qui lui raconte une légende. La ligne des glaces fond, l'espace d'un moment.


Emmanuel Ruben, La ligne des glaces, Payot Rivages, Paris, 2014, 317 pages (premier volet d'une trilogie annoncée par l'auteur)

mardi 15 novembre 2011

Epaves de la Baltique (1): le Mars et Svärdet

Pas de blog intitulé Nordiques & Baltes sans histoires sur ce qui les sépare ou les relie: la Baltique. Elle a beau être un espace clos sans aucune marée perceptible à l'oeil nu, c'est une vraie mer avec ses îles, ses marins et ses tempêtes. Source d'inspiration et théâtre de batailles d'antan. Paradis des chasseurs de trésors et d'épaves.
De temps à autre, j'évoquerai sur ce blog le sort de certains navires disparus au large il y a des siècles et localisés, parfois renfloués dans de bonnes conditions grâce aux technologies du moment. Ayant eu l'occasion d'écrire sur le sujet, je puiserai dans mes articles déjà parus - vous ne m'en voudrez pas, je l'espère, pour ce procédé.

Pour commencer, je profite de la tenue d'une conférence de presse, ce mercredi 16 novembre à Stockholm, pour vous parler du Mars et de Svärdet (le Sabre), dont il va être question dans la capitale suédoise. Ce sont les derniers en date des navires "historiques" suédois à avoir été découverts (l'été dernier) au fond de la Baltique. Et quels navires! Environ 800 hommes d'équipage, plus de cent canons en bronze pour le Mars (coulé en 1564), quelque 650 hommes et 86 canons pour Svärdet (sabordé en 1576).

Des vidéos des épaves sont visibles ici pour le Mars et là pour Svärdet, sur le site de Deep Sea Productions, une boite de production télé suédoise. On n'y voit pas bien loin mais ce type d'images sont toujours prenantes.

Les organisateurs de la conférence de presse de mercredi doivent donner des détails sur Svärdet et confirmer ce qui avait été annoncé à propos du Mars au mois d'août 2011. J'avais alors rédigé une dépêche pour l'AFP à Stockholm sur la base des informations disponibles (dépêche reprise ici par le site de L'Express et ici - English version). Je vous la livre telle quelle, en attendant peut-être une mise à jour et plus d'informations concernant le Svärdet, dont les dernières heures sont relatées ici (en anglais).

Découverte d'une épave du XVIe siècle en mer Baltique

STOCKHOLM, 19 août 2011 (AFP) - Un bâtiment de guerre suédois, selon toute vraisemblance le Mars, le navire-amiral de la flotte du roi Erik XIV ayant coulé en 1564 en mer Baltique, a été découvert au large du littoral suédois, a annoncé vendredi le musée de l'histoire maritime de Stockholm.
Après plusieurs années de recherche, une équipe de plongeurs a découvert cette épave par 75 mètres de fond, dix milles nautiques (18,5 km) au nord de l'île suédoise d'Öland, a précisé le musée dans un communiqué.

"Tout semble indiquer que c'est bien le Mars que nous avons trouvé. Tant la taille du navire que son âge correspondent", selon l'un des plongeurs, Richard Lundgren, cité dans le communiqué. Une gerbe de blé, symbole de la royauté suédoise de l'époque, a été retrouvée gravée sur un canon (ce symbole se trouvait aussi sur le Vasa, photo prise dans le musée qui lui est consacré à Stockholm).

"C'est une épave que nous avons attendue longtemps", a commenté Andréas Olsson, le chef du département archéologique du musée, quasi-persuadé que le navire découvert est bien le Mars, qualifié de "mythique" par le musée.
"L'épave sera importante pour la recherche, a-t-il ajouté. Nous allons enfin pouvoir comparer" ce bâtiment avec deux autres navires d'importance historique significative, le suédois Vasa (coulé en 1628 et renfloué en 1961) et le britannique Marie Rose (coulé en 1545 et renfloué en 1982).

Equipé de 107 canons, le Mars était, avec ses quelque 800 hommes d'équipage, l'un des plus gros navires de son temps et le plus gros à croiser en mer Baltique. Un an après sa mise à l'eau, il avait coulé en mai 1564 au cours d'une bataille de grande ampleur contre une flotte armée par le Danemark et la ville hanséatique de Lübeck.
Encerclé par des adversaires, le navire commandé par l'amiral Jakob Bagge avait pris feu puis coulé après l'explosion de ses réserves de poudre.

Près de 450 ans plus tard, le navire qui a été retrouvé - bâti en chêne et d'une taille plus grande que le Vasa, dont le musée est le plus visité d'Europe du nord - repose sur son bâbord avec un gros trou sur l'autre flanc. "Il semble bien conservé" étant donné les circonstances, a précisé M. Olsson à la presse.
La préfecture de Kalmar (sud-ouest) a décidé d'interdire la plongée et la pêche dans la zone de la découverte, tandis qu'archéologues et plongeurs continuent leurs travaux.


Voilà pour la dépêche. Le style, je vous l'accorde, est un peu sec mais c'est la loi du genre. Et puis ce n'est pas plus mal pour une histoire d'épave perdue en mer.

mardi 2 février 2010

Pris dans la neige

Je m'étais juré de ne pas écrire ici sur le temps qu'il fait. Hors de question de transformer ce blog en site de Météo-Balte... Mais l'hiver prenant des proportions inhabituelles, je ne peux pas résister. Voilà que toute la région croule sous la neige. A Riga, on n'en avait pas vu autant depuis une quinzaine d'années. Ce matin (mardi), il y en avait une cinquantaine de centimètres.


Malgré un travail de déneigement exemplaire, jour et nuit, le personnel municipal de la capitale lettone a fini par être débordé. Ce matin, les tramways pataugeaient dans une mélasse blanchâtre. Plus question de tenir les horaires. La mairie avait pourtant invité les quelque 750 000 habitants à prendre les transports en commun pour se déplacer, alors que bon nombre de rues et de routes secondaires sont devenues impraticables en voiture. Le maire-adjoint de Riga, l'impulsif Ainars Slesers (ex-ministre des transports), a promis un effort supplémentaire, tout en reconnaissant que la ville était sous-équipée face à un enneigement exceptionnel.


L'hiver n'a pas que des effets négatifs en cette période de crise économique. La neige et la glace apportent leurs lots de distractions. Voilà ce qu'écrivait mon confrère Mike Collier il y a une semaine. La longue plage de Jurmala, proche de Riga, offre de superbes balades. En janvier, elle craquait déjà sous les pas. Le vent avait sculpté de minivagues gelées à même le sable...

Avec le froid des dernières semaines (le mercure est descendu jusqu'à -30° ici et là), la glace se forme dans le golfe de Riga et même une partie de la mer Baltique, comme le montre cette carte. Ainsi que cette photo, prise cet après-midi de l'avion m'amenant en Suède (le littoral est en bas):


Plus apocalyptique est l'atterrissage à Skavsta... Car, côté suédois, l'hiver n'est pas plus clément.


A Stockholm, où l'hiver n'a pas été aussi froid depuis 23 ans, les églises ont ouvert leurs portes aux SDF qui n'ont pas trouvé refuge ailleurs. Ils seraient environ 3500 au total à ne pas avoir de logement.
Là aussi, les services de déneigement sont débordés. Les transports en commun sont pris d'assaut, les bus ont perdu toute ponctualité. Les usagers râlent... Plus que ceux de Riga d'ailleurs, alors qu'objectivement (la neige mise à part) ils n'ont pas à se plaindre en comparaison des Lettons. Mais les Suédois sont habitués à ce que l'Etat assure tous les services auxquels ils estiment avoir droit, en contrepartie des impôts qu'ils payent (les plus lourds d'Europe). Les Lettons, eux, ne connaissent pas ce luxe. Jusqu'à ce que la neige ne tombe en quantité trop importante, chacun déblayait son pas de porte, tout seul.