vendredi 31 janvier 2020

Le tunnel géant des compères et l'argent chinois




CES DEUX compères finlandais, Peter et Kustaa, ont une grande "vision" en mode startup, celle de rallier les littoraux finlandais et estonien par un tunnel ferroviaire deux fois plus long que celui creusé sous la Manche. Avec, reliées au tunnel, deux îles artificielles, dont la plus grande, à une quinzaine de km au large de Helsinki, hébergerait 50 000 habitants dans des gratte-ciels, vache à lait du projet. 

Cette île aurait quatre "langues officielles", dont le mandarin. Oui, parce que ces sympathiques compères finlandais, rencontrés il y a peu à Helsinki, aiment la Chine. Ils y ont de si bons contacts qu'ils ont trouvé des investisseurs prêts à mettre 15 milliards d'euros sur la table (dont 10 milliards sous la forme d'un emprunt). Un fond chinois -- domicilié à Londres, ça fait plus sérieux -- qui est totalement désintéressé, bien sûr. 

Peter Vesterbacka (en rouge) et Kustaa Valtonen y croient dur comme fer: ils sauront garder la main sur leur projet dans la FinEstBay (admirez le modeste jeu de mots). Qu'on se le dise: l'argent chinois n'est qu'un "facilitateur". Et puisqu'il est là, enfin presque, autant en profiter pour dynamiser plus encore "le triangle du succès" Helsinki-Tallinn-Stockholm, "plus forte de concentration de talents au monde". En attendant d'y ajouter les startuppers de Saint-Pétersbourg, une fois cette ville connectée à Helsinki par un train rapide que promeuvent aussi les deux compères. 

Un lobbying moins voyant, mené de concert avec des maires et des hommes d'affaires du cru, est également en cours en faveur de la construction d'une ligne ferroviaire entre la ville de Rovaniemi (patrie du père Noël, comme chacun sait), dans le nord de la Finlande, et l'extrême nord norvégien. Car, assure-t-on, c'est par cette région arctique qu'arriveront de plus en plus de cargos en provenance d'Asie, une fois rendu plus navigable le passage du Nord-Est, au nord de la Russie, grâce... au réchauffement climatique. 

Fraîchement débarquées, ces marchandises chinoises n'auraient alors plus qu'à glisser vers les grands marchés européens en empruntant l'axe ferroviaire nord-sud imaginé: Laponie, Rovaniemi, Helsinki, le futur tunnel sous-marin vers Tallinn, puis la Pologne grâce au Rail Baltica, la ligne de train rapide en cours de construction dans les pays baltes, financée à 85% par des fonds de l'UE. Et hop! D'une simplicité enfantine. Gageons que le coronavirus aura été éradiqué d'ici là.

Telle est donc la vision de Peter et Kuusta, qui ne comprennent pas (ou feignent de ne pas comprendre) pourquoi les autorités finlandaises et estoniennes sont nettement moins emballées qu'eux par un projet pourtant aussi stimulant. Bizarre tout de même qu'on puisse ainsi se montrer sceptiques. Et dire que ce manque d'enthousiasme local risque de gâcher la fête de Noël 2024! C'est la date imaginée par nos volubiles compères pour l'ouverture du grandiose tunnel. Car, assurent-ils, les mégatunneliers chinois sont si puissants qu'ils auront largement le temps de boucler le chantier d'ici là. Même si l'on parle d'un ouvrage qui serait alors le plus long tunnel au monde. Pour en en savoir plus sur ce projet et les visées chinoises dans la région, lire l'article que publie L'Express cette semaine.



Après avoir discuté deux fois une heure avec le néanmoins sympathique Peter Vesterbacka, je me dirige à pied vers le ferry qui relie Helsinki à Tallinn. C'est sûr que l'entrepreneur finlandais (ex-Angry Birds) promet une traversée nettement plus rapide qu'avec les navettes actuelles: moins d'une demi-heure, contre deux heures avec le navire de la compagnie Tallink. Mais le tarif annoncé (50 euros l'aller) est le double de celui que j'ai payé en ce samedi (jour chargé pour cette liaison attirant Finlandais en goguette et Estoniens rentrant du boulot). Et puis, rien à faire, je préfère monter à bord d'un bateau, avec la lenteur des manœuvres, le décor portuaire qui s'éloigne doucement, les moments passés comme en suspension entre deux rives, plutôt que de m'enfermer à bord d'un train sous-marin... 

Le terminal ultramoderne se profile au bout de la rue. Des bourrasques de pluie fine venues du large commencent à transformer mon manteau et mon bonnet en éponge. A 13h30, le Star larguera les amarres. Me revient une rencontre, près de vingt ans plus tôt, avec l'un des grands écrivains estoniens, Jaan Kross, pour un article à paraître dans Le Monde. Dans son appartement de Tallinn, il m'avait parlé, comme d'un rêve inatteignable, du jour où un pont ou un tunnel relierait son pays à la Finlande, vue pendant l'occupation soviétique comme une fenêtre sur le monde libre. Mort en 2007, que penserait-il aujourd'hui du projet des compères Peter et Kuusta avec leur argent chinois?