jeudi 8 octobre 2015

Le bibliothécaire Nobel et les dédicaces



UN BOUQUINISTE en bas d'une rue en pente de Stockholm, non loin d'un quai. Boutique ordonnée où l'on respire et se retourne sans risquer de faire tomber une pile de livres ni de bousculer un autre curieux. Avant de viser le rayon jazz, je me dirige vers celui, presque aussi réduit, dédié à la littérature en langue française (traductions comprises), dans la pièce du fond. Flaque de soleil au sol. A quelques exceptions près, la matière écrite proposée est substantielle, voire exigeante. Je palpe L'homme sans qualités, en deux tomes, soupèse un volume de la Pléiade consacré à James Joyce, feuillette le tome 2 d'Œuvre poétique de Saint-John Perse, tombe par hasard sur un début de chapitre qui me donne envie de le lire, malgré la réputation d'auteur difficile qui précède le Français.



Saint-John Perse qui recevait, dans cette même ville, le prix Nobel de littérature en 1960, récompensé sur l'insistance d'un des dix-huit membres de l'Académie suédoise (Dag Hammarskjöld, son traducteur suédois et accessoirement secrétaire général de l'ONU). Depuis le lancement du prix en 1901, les "immortels" de Stockholm s'étaient montrés généreux à l'égard des auteurs français: 1901, 1904, 1915, 1921, 1927, 1937, 1947, 1952, 1957, 1960... Puis il y eut l'affaire Sartre (qui refusa son prix, en 1964: voir cette vidéo marante) et - pour faire vite - le souhait de plus en plus marqué de l'Académie de récompenser des écrivains originaires de pays plus lointains jusqu'alors délaissés. Résultat, ces cinquante dernières années, quatre Français seulement ont obtenu le prix, dont Patrick Modiano, dernier lauréat en date avant celui qui sera annoncé aujourd'hui.

Bref, je poursuis l'exploration du rayon dans la boutique. Et là je tombe sur deux bouquins d'auteurs différents dédicacés par leurs soins à la même personne, Anders Ryberg. Des livres, des écrivains publiés et lus en dédicacent un nombre incalculable de fois. A la demande d'inconnus qui les sollicitent lors d'un salon du livre, d'une rencontre en librairie. A l'intention d'amis, de parents. A l'attention de critiques littéraires également, par devoir ou dans l'espoir de les voir publier un article (si possible positif) sur l'ouvrage ainsi estampillé...
Mais le dénommé Anders Ryberg n'est ni un critique, ni un quidam croisé dans un salon.
"En souvenir de la passionnante visite de la Bibliothèque Nobel", écrit de sa main Emmanuel Roblès. Daté (Stockholm, 25.IX. 1985) et signé.



En griffonnant à l'encre quelques mots dans son livre Giraudoux? Tiens!... (1988), Paul Guimard (ci-dessous) n'indique pas s'il a, lui aussi, arpenté la Bibliothèque Nobel, plus formellement appelée Bibliothèque Nobel de l'Académie suédoise, réceptacle de toute une littérature suédoise et mondiale censée aider les "immortels" dans l'une des tâches qui leur incombent, celle d'attribuer plusieurs dizaines de prix, dont le Nobel n'est que le plus connu (et le mieux doté, avec l'équivalent de 855 000 euros chaque année).



Rien ne permet d'affirmer que Roblès et Guimard, en prenant soin chacun de dédicacer un livre au distingué bibliothécaire, caressaient l'espoir d'être un jour primés par les académiciens. Dans le doute, je m'abstiendrai de leur prêter une telle intention. Après tout, il s'agissait peut-être de gestes de courtoisie "à l'ancienne", gratuits, en guise de remerciements après une visite du lieu (en tout cas pour Roblès, ami d'un autre lauréat, Albert Camus, à propos duquel il écrivit ce texte) ou en souvenir d'une rencontre agréable.

Je sais simplement, pour en avoir parlé avec quelques-uns d'entre eux lors de la préparation de mon Histoire du prix Nobel, que les académiciens suédois sont l'objet d'une cour variablement discrète, régulière et insistante de la part d'écrivains, et d'ambassades des pays dont ils sont originaires.



De ce point de vue-là, Anders Ryberg représentait, à l'époque, le double avantage d'être le chef de la Bibliothèque de l'Académie suédoise entre 1969 et 1992 (son salon de lecture, ci-dessus) et secrétaire du comité Nobel qui, au sein de cette institution, est chargé du gros travail de sélection des lauréats potentiels. Ce poste de secrétaire est toutefois moins influent et moins formel que celui de secrétaire du Comité Nobel norvégien décernant le prix de la paix.

Auteur d'un Pär Lagerkvist in Translation (sur un autre prix Nobel), employé de la Bibliothèque nordique à Paris dans les années 60, membre de l'honorable Bellmanssällskapet et responsable un temps de la revue suédoise Biblis, Anders Ryberg est décédé en 2012. Quelle voie les livres dédicacés par Roblès et Guimard ont-ils empruntée pour arriver jusque chez un bouquiniste d'une rue en pente de Stockholm, je ne saurais dire.


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