mardi 28 mai 2024

Bertha la Paix. Extraits (4): Avec le gratin pacifiste

EN CE LUNDI 22 août 1892, le gratin pacifiste est enfin réuni. Heureux d’en être, au diable la fournaise, on se serre dans la salle du Conseil national que le gouvernement helvète a obligeamment mis à disposition pour cette matinée inaugurale. Le décor reste flou. Il n’existe a priori nulle photo de l’événement. Et la visite des lieux, possible de nos jours, n’aide guère à se faire une idée : peu après le congrès pacifiste, le Palais fédéral fut rénové de fond en comble, au goût et avec des matériaux les plus suisses possibles, c’était à la mode, pour satisfaire un besoin pressant d’affirmation patriotique. Aucun doute toutefois, les protagonistes venus d’une quinzaine de pays n’ont pas eu le loisir de se perdre dans la contemplation du « Berceau de la Confédération ». À dominante bleutée, cette fresque murale aérienne, comme si l’oie sauvage de Nils Holgersson s’était égarée au-dessus des Alpes, ne fut exécutée qu’après les grands travaux. Depuis, elle occupe une place considérable, douze mètres de mur par cinq, face aux élus représentant le peuple suisse. Les guides locaux l’assurent : quelque part dans le nuage cotonneux s’étiolant au-dessus du lac des Quatre-Cantons, ici reproduit en miniature, s’étire un ange de la paix au corps de femme, rameau d’olivier à la main. Rien d’évident, même à y regarder de près. La paix est décidément difficile à trouver. Mais à l’orée du vingtième siècle, on y croit encore.



Ils sont donc là, « les aristocrates voyageurs et ploutocrates » chers à Bertha von Suttner. En réalité, le spectre représenté est plus large. Le Bulletin officiel du congrès liste tous les inscrits, avec un astérisque devant les noms des présents. Se côtoient une flopée d’élus, députés en tête, et de professeurs, moult publicistes et ingénieurs, des économistes en veux-tu en voilà, quelques poignées d’instituteurs et directeurs d’école, un lot d’avocats et autres hommes de loi, une dizaine d’étudiants, à peine moins de comtes, marquis et consorts, sept négociants (tous suisses), une poignée de diplomates ou consuls, quatre médecins, autant de notaires et de pasteurs, trois fabricants et un entrepreneur, deux paires de libraires et de propriétaires, un explorateur, un banquier et un assureur, un architecte, une écrivaine et un homme de lettres, un pharmacien, un cartographe et un imprimeur, mais aussi une artiste peintre, un dessinateur, un prof de gym, un cultivateur et un colonel. Sans oublier Bertha et Arthur von Suttner.

Dans l’ensemble, ce ne sont pas à proprement parler des agitateurs pressés de tout envoyer en l’air pour reconstruire ex nihilo un « monde meilleur », dont la paix ne serait qu’une des composantes. Autant le rappeler, la baronne n’est pas une de ces pétroleuses ayant survécu à la Commune de Paris et ses acolytes n’ont rien de saltimbanques. L’esprit proprement révolutionnaire leur fait bel et bien défaut. Dans ses grandes lignes, la civilisation telle qu’elle évolue n’est pas pour déplaire à ces paladins idéalistes, malgré ses nombreuses imperfections qu’ils aimeraient voir gommées. Ils la souhaitent seulement délivrée de toute expression de la puissance militaire, ce fardeau millénaire de plus en plus lourd à porter, à mesure du perfectionnement des armes et des munitions – auquel le très pragmatique et « cher ami » Alfred Nobel contribue avec certaines de ses inventions brevetées.

Il y a tellement mieux à faire, les congressistes de Berne en sont persuadés, que de consacrer tant d’énergie et de ressources à s’entretuer à grande échelle. Epargner des vies, avant tout. Travailler la terre sans crainte de la voir dévastée du jour au lendemain, par les obus et les raids de grenadiers. « Il en a assez, le pauvre cultivateur, des maux que lui réserve la nature, sans que l’homme y ajoute ceux que créent ses passions, l’homme méchant qui prend ses fils pour la guerre et foule ses récoltes sous les roues de ses canons », clame le conseiller fédéral Louis Ruchonnet, dans son discours d’ouverture prononcé au nom de la puissance invitante.  

Extrait tiré de BERTHA LA PAIX (pages 97-99, Balland, octobre 2023)

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