Who cares? Ce ballet créé par Balanchine sur une musique de Gershwin sera l'un des clous du bal du Nouvel An qui, à l'opéra de Tallinn, marquera la fin de l'année 2010 et l'entrée, au 12e coup de minuit, de l'Estonie dans la zone euro.
Etrange choix, ce Who cares? Non pas sur le plan musical (j'aime bien Gershwin). Mais à cause de la symbolique du titre du ballet, qui sera présenté ce soir juste avant minuit, en présence du gratin politico-mondain d'Estonie et des premiers ministres des trois Etats baltes.
J'ai du mal à croire que ce choix n'ait pas une signification particulière. Mais lequel? Who cares? Qui s'en fout? De qui, de quoi?
J'imagine que, dans la tête des Estoniens ayant sélectionné cette oeuvre, on aimerait bien répondre de la sorte aux commentaires moqueurs et aux élans de surprise que suscite, ici et là, l'entrée de ce pays balte dans une zone monétaire, il est vrai, passablement bousculée...
J'ai relevé quelques titres d'articles sur internet:
- Ils sont fous ces Estoniens!
- L'Estonie s'éloigne de Moscou en adoptant l'euro au pire moment
- Welcome, Estonia, to flawed euroland
* * *
J'admets que, vu de loin, cette adhésion estonienne à la zone euro peut paraître à contre-temps (euphémisme) ou suicidaire (exagération). J'ai essayé, dans un article publié ce matin par La Croix, d'expliquer et de mettre en perspective le ralliement de l'Estonie. A chacun de se faire son opinion.
A mon avis, ce pays n'avait guère d'autres choix que de s'arrimer à l'espace monétaire européen. Une devise comme la kroon, la couronne estonienne, peut-elle survivre à terme dans un monde de plus en plus global? Sur quelles bases? Imaginez que l'économie estonienne ne génère que 600 000 emplois. Et le pays a beau se prévaloir d'un bilan étonnant en matière de déficit budgétaire et d'endettement public, celui-ci n'est pas à l'abri de soubresauts venant de l'extérieur. Bien qu'individualiste par caractère, je dois reconnaître que bien souvent, l'union fait la force...
Je comprends aussi fort bien que les Estoniens voient dans cette appartenance à la zone euro une assurance supplémentaire face au grand voisin russe dont on ne sait toujours pas comment il évoluera. C'est là l'une des, si ce n'est LA principale raison qui explique la volonté estonienne de rejoindre le noyau dur de l'UE, en dépit des incertitudes actuelles quant à son avenir.
* * *
Dans le même temps, j'entends bien quelques-uns des arguments des rares militants eurosceptiques estoniens. Celui que j'ai rencontré il y a quelques jours à Tallinn (Anti Poolamets) a tout d'un Zébulon provocateur qui se stimule en débitant à haute voix des rafales d'idées et de formules. Le voici posant devant une des affiches de son cru, assimilant la zone euro au Titanic:
Si j'ai du mal à ne pas tiquer en l'entendant comparer l'euro au rouble soviétique et les eurocrates aux affidés de Vladimir Poutine, je reconnais qu'il n'a pas tort sur d'autres points, même si ses arguments peuvent souvent être contrés.
Oui, le gouvernement estonien tait les aspects négatifs de l'abandon de la devise nationale (mais ça ne veut pas dire qu'il n'en est pas conscient... et puis c'est de bonne guerre, il ne va pas clamer sur tous les toits que le pays s'apprête à monter à bord d'un rafiot en difficulté).
Oui, il n'a pas consulté la population sur cette étape importante (mais l'adhésion à l'euro était prévue par le traité d'adhésion à l'UE), qui plus est à un moment très délicat dans la courte histoire de la monnaie européenne.
Oui, le passage à l'euro peut paraître imposé d'en haut (mais les députés estoniens qui ont approuvé cette décision n'ont-ils pas été élus par le peuple?).
Oui, les Estoniens ont dû, une nouvelle fois, se serrer la ceinture pour que le gouvernement puisse présenter un dossier de candidature acceptable par les membres de la zone euro.
Oui, les billets de banque estoniens sont esthétiquement plus réussis que les euros. Sans parler de la symbolique de l'indépendance qu'ils véhiculent (la kroon a été créée en 1992, juste après la sortie de l'URSS).
* * *
Pour l'instant, des gens comme Anti Poolamets semblent prêcher dans un désert (blanc) d'indifférence ou de lassitude. Dans les bourrasques de neige qui soufflent sur cette contrée, il y a une petite voix qui siffle "puisque la décision est prise et que l'Europe nous ouvre les portes de l'euro, allons-y, on verra plus tard". Depuis des mois, d'ailleurs, les Estoniens s'y préparent sans trop se poser de questions, notamment en affichant les prix des produits en couronnes et en euros, comme à la cafétéria de l'université de Tallinn:
La monnaie européenne est loin d'être la panacée. De toute façon, il n'existe pas de solution magique ni parfaite. Il est donc probable qu'une fois le pays entré dans la zone euro, les arguments eurosceptiques gagneront en popularité parmi les Estoniens. Il sera alors temps d'en reparler.
En attendant, le moment est venu de dire Tere euro!... Salut l'euro!
vendredi 31 décembre 2010
lundi 13 décembre 2010
Le Nobel de la paix, choc de civilisations
Ainsi le prix Nobel de la paix a-t-il été décerné à une chaise vide (photo AFP), pour la 1ère fois depuis 1935. Cela s'est passé vendredi à Oslo. Le dissident chinois Liu Xiaobo est emprisonné dans son pays. Pas même une épouse ni un frère pour venir recevoir le prix en son nom. La cérémonie s'est déroulée sous son regard: une grande photo du prisonnier trônait sur l'estrade. Au lieu du traditionnel discours du récipiendaire, Liv Ullmann a lu un texte pétri d'idéalisme, écrit par le lauréat.
Alors que les tapis rouges ont été remisés jusqu'à la prochaine cérémonie, le 10 décembre prochain, et que l'hôtel de ville a retrouvé sa quiétude habituelle, quelques réflexions sur l'édition 2010 du Nobel de la paix, avant qu'il ne disparaisse dans le tout venant de l'actualité (l'attentat de Stockholm de samedi m'occupe pas mal).
Commençons par le lauréat, Liu Xiaobo. Sa vie quotidienne n'aura pas été bouleversée par l'attribution du prix, annoncée le 8 octobre dernier. Il lui reste, en principe, un peu plus de 10 années à passer derrière les barreaux, loin de Pékin, de sa femme, de ses amis. Fin décembre 2009, la justice chinoise l'a condamné à 11 ans de prison pour avoir cosigné un appel à plus de démocratie en Chine (la Charte 08). Aucune amélioration à attendre de ce côté-ci, du moins tant que le régime chinois restera sur la même ligne.
La stature de Liu Xiaobo (interviewé ici en 2004 par un journaliste du Temps) sort néanmoins renforcée par le prix Nobel. Grâce à lui, il est devenu à l'étranger le symbole de l'oppression chinoise à l'encontre de ceux qui militent en faveur d'une plus grande liberté d'expression. Ce pays a beau devenir incontournable sur la scène économique et diplomatique mondiale, il n'est pas à la hauteur de ce nouveau statut dans le domaine des droits de l'homme.
La Chine donc. Le Nobel a contribué à mettre un peu plus la pression sur ce pays, tout du moins dans l'opinion publique. Au niveau des gouvernements, peu sont ceux qui, dans le monde occidental, osent désormais aborder clairement la question des droits de l'homme lors de rencontres avec les hauts représentants officiels chinois. A priori, l'attribution du prix ne changera rien à cette realpolitik. Au contraire, le poids croissant de la Chine devrait peu à peu anesthésier les velléités de critiques vis-à-vis de Pékin. On l'a vu à Oslo, plus d'un tiers des États disposant d'une ambassade dans cette capitale ont décliné l'invitation du Comité Nobel à assister à la cérémonie de vendredi (cf mon article dans La Croix). Y compris des pays qui aspirent à adhérer à l'UE: la Serbie et l'Ukraine (laquelle a décidé, in extremis, d'être représentée).
Malgré la montée en puissance de la Chine, malgré les courbettes des politiques et des hommes d'affaires occidentaux qui lorgnent sur ce marché gigantesque, Pékin a réagi de manière très vigoureuse dans cette affaire. Un homme seul et emprisonné représenterait-il donc une réelle menace pour ce pays d'1,3 milliard d'habitants dirigé d'une main de fer? En tous cas, le symbole Liu Xiaobo n'est pas sous-estimé par les gouvernants, à en juger par leurs efforts en vue de réduire la portée du prix et la légitimité des Norvégiens l'ayant attribué, qualifiés de "clowns" par une porte-parole officielle (photo). Cette crispation, selon certains experts (dont la sinologue Marie Holzman), traduirait l'existence de dissensions internes sur la direction politique à donner au régime. Le point de vue officiel chinois, pas inintéressant, est expliqué ici en anglais (une tribune de l'ambassadeur à Oslo publiée par le quotidien norvégien Aftenposten).
Et l'institution du Nobel, comment s'en sort-elle dans cette affaire? Une nouvelle fois, le Comité Nobel norvégien est persuadé d'avoir marqué l'histoire de cette récompense plus que centenaire. Le prix 2010 est "considéré par beaucoup comme l'un des plus importants dans l’histoire du Nobel de la paix", avec ceux décernés à l'Allemand Carl von Ossietzky (1935), au Soviétique Andreï Sakharov (1975), au Polonais Lech Walesa (1983) et à la Birmane Aung San Suu Kyi (1991), me déclarait le secrétaire du Comité, Geir Lundestad (photo), peu avant la cérémonie (voir cet autre article paru depuis dans La Croix).
Ce qui est sûr, c'est que l'institution norvégienne, composée de cinq personnalités élues par le parlement d'Oslo, s'est attaquée à un gros morceau. En 1989, elle avait déjà considérablement irrité Pékin en récompensant le dalaï-lama. Près de vingt ans plus tard, elle a remis sur le métier l'ouvrage, mais dans un contexte différent: si la République populaire ne s'est guère assouplie depuis l'année de la répression du mouvement de Tienanmen, elle est désormais mieux armée pour faire valoir ses intérêts dans le monde.
Je ne peux m'empêcher de voir aussi dans la récompense à Liu Xiaobo un moyen de se refaire une santé après son choix plus contestable - de mon point de vue de Français - de l'an dernier: Barack Obama. Quoi qu'ait pu en dire après coup Geir Lundestad (notamment dans l'entretien qu'il m'avait accordé pour la revue Politique internationale), l'attribution du prix à un président américain (photo) n'ayant pas eu le temps de faire ses preuves et qui, de surcroît, venait d'envoyer des renforts militaires sur le front afghan n'a pas été des plus heureux. Alors qu'avec le dissident chinois, le Comité Nobel endosse la tenue, plus consensuelle à l'Ouest, du Petit poucet face au gros méchant dragon jaune. Dans les deux cas, il passe pour une institution défendant avant tout les valeurs occidentales dans un monde dont le centre de gravité échappe de plus en plus à cette sphère de pensée.
Il est trop tôt sans doute pour prédire la diminution progressive de la portée du prix Nobel de la paix. Mais au fur et à mesure que l'influence des pays dits "civilisés" et autres "patries" des droits de l'homme ira en s'amenuisant, le poids d'une telle récompense n'est-il pas voué à diminuer? A moins que le monde occidental ne parvienne à convertir les pays émergents/émergés aux valeurs démocratiques, aux droits de l'homme, à la liberté d'expression, à la transparence qu'il prône tant, sans toujours les appliquer à lui-même... C'est un gant que le Comité Nobel prétend, à sa mesure, vouloir relever. Reparlons en dans quelques années. Et voyons ce qu'il adviendra, en parallèle, du tout nouveau prix Confucius de la paix, lancé la semaine dernière par une organisation chinoise avec l'ambition d'en faire un contre-Nobel.
Alors que les tapis rouges ont été remisés jusqu'à la prochaine cérémonie, le 10 décembre prochain, et que l'hôtel de ville a retrouvé sa quiétude habituelle, quelques réflexions sur l'édition 2010 du Nobel de la paix, avant qu'il ne disparaisse dans le tout venant de l'actualité (l'attentat de Stockholm de samedi m'occupe pas mal).
Commençons par le lauréat, Liu Xiaobo. Sa vie quotidienne n'aura pas été bouleversée par l'attribution du prix, annoncée le 8 octobre dernier. Il lui reste, en principe, un peu plus de 10 années à passer derrière les barreaux, loin de Pékin, de sa femme, de ses amis. Fin décembre 2009, la justice chinoise l'a condamné à 11 ans de prison pour avoir cosigné un appel à plus de démocratie en Chine (la Charte 08). Aucune amélioration à attendre de ce côté-ci, du moins tant que le régime chinois restera sur la même ligne.
La stature de Liu Xiaobo (interviewé ici en 2004 par un journaliste du Temps) sort néanmoins renforcée par le prix Nobel. Grâce à lui, il est devenu à l'étranger le symbole de l'oppression chinoise à l'encontre de ceux qui militent en faveur d'une plus grande liberté d'expression. Ce pays a beau devenir incontournable sur la scène économique et diplomatique mondiale, il n'est pas à la hauteur de ce nouveau statut dans le domaine des droits de l'homme.
La Chine donc. Le Nobel a contribué à mettre un peu plus la pression sur ce pays, tout du moins dans l'opinion publique. Au niveau des gouvernements, peu sont ceux qui, dans le monde occidental, osent désormais aborder clairement la question des droits de l'homme lors de rencontres avec les hauts représentants officiels chinois. A priori, l'attribution du prix ne changera rien à cette realpolitik. Au contraire, le poids croissant de la Chine devrait peu à peu anesthésier les velléités de critiques vis-à-vis de Pékin. On l'a vu à Oslo, plus d'un tiers des États disposant d'une ambassade dans cette capitale ont décliné l'invitation du Comité Nobel à assister à la cérémonie de vendredi (cf mon article dans La Croix). Y compris des pays qui aspirent à adhérer à l'UE: la Serbie et l'Ukraine (laquelle a décidé, in extremis, d'être représentée).
Malgré la montée en puissance de la Chine, malgré les courbettes des politiques et des hommes d'affaires occidentaux qui lorgnent sur ce marché gigantesque, Pékin a réagi de manière très vigoureuse dans cette affaire. Un homme seul et emprisonné représenterait-il donc une réelle menace pour ce pays d'1,3 milliard d'habitants dirigé d'une main de fer? En tous cas, le symbole Liu Xiaobo n'est pas sous-estimé par les gouvernants, à en juger par leurs efforts en vue de réduire la portée du prix et la légitimité des Norvégiens l'ayant attribué, qualifiés de "clowns" par une porte-parole officielle (photo). Cette crispation, selon certains experts (dont la sinologue Marie Holzman), traduirait l'existence de dissensions internes sur la direction politique à donner au régime. Le point de vue officiel chinois, pas inintéressant, est expliqué ici en anglais (une tribune de l'ambassadeur à Oslo publiée par le quotidien norvégien Aftenposten).
Et l'institution du Nobel, comment s'en sort-elle dans cette affaire? Une nouvelle fois, le Comité Nobel norvégien est persuadé d'avoir marqué l'histoire de cette récompense plus que centenaire. Le prix 2010 est "considéré par beaucoup comme l'un des plus importants dans l’histoire du Nobel de la paix", avec ceux décernés à l'Allemand Carl von Ossietzky (1935), au Soviétique Andreï Sakharov (1975), au Polonais Lech Walesa (1983) et à la Birmane Aung San Suu Kyi (1991), me déclarait le secrétaire du Comité, Geir Lundestad (photo), peu avant la cérémonie (voir cet autre article paru depuis dans La Croix).
Ce qui est sûr, c'est que l'institution norvégienne, composée de cinq personnalités élues par le parlement d'Oslo, s'est attaquée à un gros morceau. En 1989, elle avait déjà considérablement irrité Pékin en récompensant le dalaï-lama. Près de vingt ans plus tard, elle a remis sur le métier l'ouvrage, mais dans un contexte différent: si la République populaire ne s'est guère assouplie depuis l'année de la répression du mouvement de Tienanmen, elle est désormais mieux armée pour faire valoir ses intérêts dans le monde.
Je ne peux m'empêcher de voir aussi dans la récompense à Liu Xiaobo un moyen de se refaire une santé après son choix plus contestable - de mon point de vue de Français - de l'an dernier: Barack Obama. Quoi qu'ait pu en dire après coup Geir Lundestad (notamment dans l'entretien qu'il m'avait accordé pour la revue Politique internationale), l'attribution du prix à un président américain (photo) n'ayant pas eu le temps de faire ses preuves et qui, de surcroît, venait d'envoyer des renforts militaires sur le front afghan n'a pas été des plus heureux. Alors qu'avec le dissident chinois, le Comité Nobel endosse la tenue, plus consensuelle à l'Ouest, du Petit poucet face au gros méchant dragon jaune. Dans les deux cas, il passe pour une institution défendant avant tout les valeurs occidentales dans un monde dont le centre de gravité échappe de plus en plus à cette sphère de pensée.
Il est trop tôt sans doute pour prédire la diminution progressive de la portée du prix Nobel de la paix. Mais au fur et à mesure que l'influence des pays dits "civilisés" et autres "patries" des droits de l'homme ira en s'amenuisant, le poids d'une telle récompense n'est-il pas voué à diminuer? A moins que le monde occidental ne parvienne à convertir les pays émergents/émergés aux valeurs démocratiques, aux droits de l'homme, à la liberté d'expression, à la transparence qu'il prône tant, sans toujours les appliquer à lui-même... C'est un gant que le Comité Nobel prétend, à sa mesure, vouloir relever. Reparlons en dans quelques années. Et voyons ce qu'il adviendra, en parallèle, du tout nouveau prix Confucius de la paix, lancé la semaine dernière par une organisation chinoise avec l'ambition d'en faire un contre-Nobel.
vendredi 3 décembre 2010
WikiLeaks éclaire les bisbilles scandinaves
WikiLeaks est de nouveau sur mon agenda. L'Express me propose de glaner des informations pour un article en cours de préparation à Paris. Je tente de démêler le pan suédois (à mon avis, le moins passionnant) du cas Julian Assange. Difficile d'apporter quelque chose de neuf, lorsque beaucoup a déjà été dit et écrit sur les (présumés) dérapages sexuels du cofondateur du site WikiLeaks. L'avocat suédois de l'Australien, Me Björn Hurtig, est presque aussi muet que la procureure en charge. Il est vrai que l'affaire (résumée ici par l'AFP) est confuse et sensible et que tout propos risque d'être exploité par les différentes parties.
La dernière livraison en date de documents confidentiels américains publiés par WikiLeaks - du moins ce que l'on en sait - nous apporte des éléments beaucoup plus intéressants dans une perspective nordique. C'est de cela dont je veux parler aujourd'hui. Les télégrammes des ambassades des Etats-Unis à Oslo et à Stockholm, rendu publics par le site honni par Washington et pas mal d'autres capitales, lèvent un coin de voile sur le jeu ayant entouré la décision norvégienne d'acquérir des F-35 américains pour remplacer, dans la seconde moitié des années 2010, ses F-16 vieillissants.
Annoncée en novembre 2008, cette décision prise au détriment du JAS Gripen suédois a, vous vous en doutez, une portée qui excède celle d'un simple contrat industriel, même si la somme en jeu n'est pas anecdotique (environ 2 milliards d'euros pour 48 appareils). Car le choix d'Oslo a donné un coup de frein sérieux, au moins de manière temporaire, à l'élan de coopération nordique qui se dessinait en matière de défense. Il a aussi, semble-t-il, douché les espoirs d'une coordination basée sur une vraie confiance mutuelle entre ces pays sur d'autres dossiers. Les bisbilles régionales ne sont pas prêtes de cesser.
Parlons d'abord canons et obus. Depuis quelques années, les gouverne- ments nordiques taillent dans leurs budgets défense respectifs et tentent de réformer des armées bâties pour la Guerre froide. Les Nordiques ne pourraient-ils pas faire char ou avion commun dans le "nouveau monde" issu de la disparition de l'URSS? L'idée a d'abord semblé saugrenue pour cause de d'incompatibilités entre les neutres (Finlande, Suède) et les membres de l'Otan (Danemark, Islande, Norvège). Puis elle a fait son chemin, avant d'être promue par un rapport pondu par un ancien ministre norvégien de la défense et des affaires étrangères. Thorvald Stoltenberg (le père de Jens, l'actuel premier ministre) a voulu y aborder sans tabou les différents moyens pour les Nordiques de mieux coordonner sur le terrain leurs politiques de défense et de sécurité.
Si les idées de Stoltenberg senior devaient avoir une certaine substance, le gouvernement dirigé par son fiston travailliste n'était-il pas "obligé" de commander le JAS Gripen, qui équipe déjà l'armée suédoise? La Norvège était attendue au tournant. D'autant que, comme le serinait Saab (son maître d'oeuvre), l'appareil suédois avait déjà ses preuves: il a été commandé, entre autres, par l'Afrique du Sud et la Thaïlande, qui l'exploitent au quotidien, contrai- rement au F-35 encore en cours de dévelop- pement. Qui plus est, l'appareil suédois (photo) représentait, sur le papier, l'avantage d'être moins cher que l'américain.
C'était sans compter avec quelques paramètres qui ont fait la différence:
* Le prix des avions n'est pas l'élément le plus décisif pour un pays devenu très riche grâce au pétrole.
* La proximité géographique, culturelle, linguistique, historique, etc. n'est pas un argument suffisant pour vendre un avion de guerre.
* Les vieux liens entre Oslo et Washington, tissés de longue date et particulièrement durant la Guerre froide, ne sont pas aussi distendus que ne l'espéraient les Suédois (eux aussi très proches des Américains, en dépit d'une non-appartenance à l'Otan). Certes, le gouvernement en poste depuis 2005 est une coalition de centre gauche censée être moins proaméricaine qu'une alternative de centre droite, mais dès lors que les intérêts géopolitiques du royaume sont en jeu...
* Un pays membre de l'Alliance atlantique a tendance à acheter du matériel "compatible Otan", donc construit par un autre Etat membre. Un atout pour le F-35 même si une bonne partie des pièces du JAS Gripen sont en fait d'origine américaine.
* Les Suédois ont pris leurs désirs pour des réalités.
Après deux ans de réflexion, Oslo finit donc par opter (oh surprise!) pour l'appareil américain (photo), en l'estimant supérieur au suédois sur tous les points. Grise mine à Stockholm. Les Suédois s'en étonnèrent en public et en privé, persuadés que leurs cousins norvégiens avaient lu trop rapidement le mode d'emploi du JAS Gripen. Dégât colatéral: l'espoir d'une coopération nordique en matière de défense en prit un coup, que certains tentent depuis de revigorer, par des petits pas concrets ou par des déclarations d'intention volontairement provocantes (je vous invite à lire mon récent article publié dans L'Express).
* * *
Que nous apprennent les documents américains publiés désormais grâce à WikiLeaks?
A en croire les télégrammes des ambassades à Oslo et à Stockholm, dont le quotidien suédois Aftonbladet a publié des extraits dans son édition du 3 décembre, le gouvernement norvégien a nettement moins tergiversé qu'il ne l'a laissé entendre aux Suédois. On découvre notamment que, dès le 23 octobre 2008, alors qu'Oslo affirmait publiquement encore évaluer le dossier JAS Gripen, le secrétaire d'Etat à la défense (Espen Barth Eide) a "donné tous les signaux selon lesquels le F-35 serait choisi", lors d'une rencontre avec un général américain (Roger Brady). Le lendemain même, c'était au tour du ministre des affaires étrangères (Jonas Gahr Støre) de confier à l'ambassadeur américain (Benson Whitney) que "si nous ne faisons pas d'erreur, tout ira bien". Ce n'était pourtant pas gagné d'avance, étant donné la publicité négative dont avait initialement souffert le F-35.
Le 20 novembre 2008, quelques heures après que le ministre suédois de la défense (Sten Tolgfors) se fut exprimé de manière optimiste quant aux chances du JAS Gripen, le choix de son rival américain était annoncé officiellement par le gouvernement d'Oslo.
Les amicales pressions améri- caines, retracées dans les télégram- mes confi- dentiels cités par Aftonbladet, se sont donc révélé d'une grande efficacité. En filigrane se profile aussi le travail de détection et de conquête d'un allié dans la place. A Oslo, l'ambassade américaine (photo) a repéré Espen Barth Eide, alors considéré comme l'un des brillants représentants de la jeune garde travailliste. Celui-ci fit l'objet, selon les mêmes sources, d'un rapport destiné entre autres à la CIA et aux services de renseignements militaires américains: ses points forts et ses faiblesses, ses ambitions (un poste aux Nations unies), ses centres d'intérêt privés, etc. Depuis sa mise en cause par les documents publiés par WikiLeaks, l'intéressé a démenti avoir donné de quelconques signaux aux diplomates américains.
Et pour être sûre de bien savonner la planche suédoise, l'ambassade américaine à Stockholm avait, en juillet 2008, plaidé en faveur (et obtenu) le report très opportun d'une décision de Washington quant à la vente d'un système radar made in USA dont les Suédois voulaient doter leur JAS Gripen. Pas de décision sur le radar américain? Il était donc encore moins intéressant pour les Norvégiens d'acheter l'avion suédois!
Ce petit déballage proposé par WikiLeaks n'est pas une surprise pour les experts militaires. La vente d'armes n'a jamais été une affaire de saints (Saab en sait quelque chose, lui qui a été soupçonné d'avoir - avec son ex-partenaire britannique BAE Systems - versé des pots-de-vin pour la vente du même Gripen, comme évoqué ici ou là). Mais voir des détails du genre passer de l'état de simples suppositions/rumeurs à celui d'informations étayées par des documents confidentiels (non-démentis par les autorités américaines) n'est pas le moindre intérêt des fuites organisées par WikiLeaks, quelles que soient les réserves qu'on puisse avoir sur les motivations de cette organisation et sur le bien-fondé de l'hypothétique "transparence totale" dont elle s'est fait l'apôtre.
La dernière livraison en date de documents confidentiels américains publiés par WikiLeaks - du moins ce que l'on en sait - nous apporte des éléments beaucoup plus intéressants dans une perspective nordique. C'est de cela dont je veux parler aujourd'hui. Les télégrammes des ambassades des Etats-Unis à Oslo et à Stockholm, rendu publics par le site honni par Washington et pas mal d'autres capitales, lèvent un coin de voile sur le jeu ayant entouré la décision norvégienne d'acquérir des F-35 américains pour remplacer, dans la seconde moitié des années 2010, ses F-16 vieillissants.
Annoncée en novembre 2008, cette décision prise au détriment du JAS Gripen suédois a, vous vous en doutez, une portée qui excède celle d'un simple contrat industriel, même si la somme en jeu n'est pas anecdotique (environ 2 milliards d'euros pour 48 appareils). Car le choix d'Oslo a donné un coup de frein sérieux, au moins de manière temporaire, à l'élan de coopération nordique qui se dessinait en matière de défense. Il a aussi, semble-t-il, douché les espoirs d'une coordination basée sur une vraie confiance mutuelle entre ces pays sur d'autres dossiers. Les bisbilles régionales ne sont pas prêtes de cesser.
Parlons d'abord canons et obus. Depuis quelques années, les gouverne- ments nordiques taillent dans leurs budgets défense respectifs et tentent de réformer des armées bâties pour la Guerre froide. Les Nordiques ne pourraient-ils pas faire char ou avion commun dans le "nouveau monde" issu de la disparition de l'URSS? L'idée a d'abord semblé saugrenue pour cause de d'incompatibilités entre les neutres (Finlande, Suède) et les membres de l'Otan (Danemark, Islande, Norvège). Puis elle a fait son chemin, avant d'être promue par un rapport pondu par un ancien ministre norvégien de la défense et des affaires étrangères. Thorvald Stoltenberg (le père de Jens, l'actuel premier ministre) a voulu y aborder sans tabou les différents moyens pour les Nordiques de mieux coordonner sur le terrain leurs politiques de défense et de sécurité.
Si les idées de Stoltenberg senior devaient avoir une certaine substance, le gouvernement dirigé par son fiston travailliste n'était-il pas "obligé" de commander le JAS Gripen, qui équipe déjà l'armée suédoise? La Norvège était attendue au tournant. D'autant que, comme le serinait Saab (son maître d'oeuvre), l'appareil suédois avait déjà ses preuves: il a été commandé, entre autres, par l'Afrique du Sud et la Thaïlande, qui l'exploitent au quotidien, contrai- rement au F-35 encore en cours de dévelop- pement. Qui plus est, l'appareil suédois (photo) représentait, sur le papier, l'avantage d'être moins cher que l'américain.
C'était sans compter avec quelques paramètres qui ont fait la différence:
* Le prix des avions n'est pas l'élément le plus décisif pour un pays devenu très riche grâce au pétrole.
* La proximité géographique, culturelle, linguistique, historique, etc. n'est pas un argument suffisant pour vendre un avion de guerre.
* Les vieux liens entre Oslo et Washington, tissés de longue date et particulièrement durant la Guerre froide, ne sont pas aussi distendus que ne l'espéraient les Suédois (eux aussi très proches des Américains, en dépit d'une non-appartenance à l'Otan). Certes, le gouvernement en poste depuis 2005 est une coalition de centre gauche censée être moins proaméricaine qu'une alternative de centre droite, mais dès lors que les intérêts géopolitiques du royaume sont en jeu...
* Un pays membre de l'Alliance atlantique a tendance à acheter du matériel "compatible Otan", donc construit par un autre Etat membre. Un atout pour le F-35 même si une bonne partie des pièces du JAS Gripen sont en fait d'origine américaine.
* Les Suédois ont pris leurs désirs pour des réalités.
Après deux ans de réflexion, Oslo finit donc par opter (oh surprise!) pour l'appareil américain (photo), en l'estimant supérieur au suédois sur tous les points. Grise mine à Stockholm. Les Suédois s'en étonnèrent en public et en privé, persuadés que leurs cousins norvégiens avaient lu trop rapidement le mode d'emploi du JAS Gripen. Dégât colatéral: l'espoir d'une coopération nordique en matière de défense en prit un coup, que certains tentent depuis de revigorer, par des petits pas concrets ou par des déclarations d'intention volontairement provocantes (je vous invite à lire mon récent article publié dans L'Express).
* * *
Que nous apprennent les documents américains publiés désormais grâce à WikiLeaks?
A en croire les télégrammes des ambassades à Oslo et à Stockholm, dont le quotidien suédois Aftonbladet a publié des extraits dans son édition du 3 décembre, le gouvernement norvégien a nettement moins tergiversé qu'il ne l'a laissé entendre aux Suédois. On découvre notamment que, dès le 23 octobre 2008, alors qu'Oslo affirmait publiquement encore évaluer le dossier JAS Gripen, le secrétaire d'Etat à la défense (Espen Barth Eide) a "donné tous les signaux selon lesquels le F-35 serait choisi", lors d'une rencontre avec un général américain (Roger Brady). Le lendemain même, c'était au tour du ministre des affaires étrangères (Jonas Gahr Støre) de confier à l'ambassadeur américain (Benson Whitney) que "si nous ne faisons pas d'erreur, tout ira bien". Ce n'était pourtant pas gagné d'avance, étant donné la publicité négative dont avait initialement souffert le F-35.
Le 20 novembre 2008, quelques heures après que le ministre suédois de la défense (Sten Tolgfors) se fut exprimé de manière optimiste quant aux chances du JAS Gripen, le choix de son rival américain était annoncé officiellement par le gouvernement d'Oslo.
Les amicales pressions améri- caines, retracées dans les télégram- mes confi- dentiels cités par Aftonbladet, se sont donc révélé d'une grande efficacité. En filigrane se profile aussi le travail de détection et de conquête d'un allié dans la place. A Oslo, l'ambassade américaine (photo) a repéré Espen Barth Eide, alors considéré comme l'un des brillants représentants de la jeune garde travailliste. Celui-ci fit l'objet, selon les mêmes sources, d'un rapport destiné entre autres à la CIA et aux services de renseignements militaires américains: ses points forts et ses faiblesses, ses ambitions (un poste aux Nations unies), ses centres d'intérêt privés, etc. Depuis sa mise en cause par les documents publiés par WikiLeaks, l'intéressé a démenti avoir donné de quelconques signaux aux diplomates américains.
Et pour être sûre de bien savonner la planche suédoise, l'ambassade américaine à Stockholm avait, en juillet 2008, plaidé en faveur (et obtenu) le report très opportun d'une décision de Washington quant à la vente d'un système radar made in USA dont les Suédois voulaient doter leur JAS Gripen. Pas de décision sur le radar américain? Il était donc encore moins intéressant pour les Norvégiens d'acheter l'avion suédois!
Ce petit déballage proposé par WikiLeaks n'est pas une surprise pour les experts militaires. La vente d'armes n'a jamais été une affaire de saints (Saab en sait quelque chose, lui qui a été soupçonné d'avoir - avec son ex-partenaire britannique BAE Systems - versé des pots-de-vin pour la vente du même Gripen, comme évoqué ici ou là). Mais voir des détails du genre passer de l'état de simples suppositions/rumeurs à celui d'informations étayées par des documents confidentiels (non-démentis par les autorités américaines) n'est pas le moindre intérêt des fuites organisées par WikiLeaks, quelles que soient les réserves qu'on puisse avoir sur les motivations de cette organisation et sur le bien-fondé de l'hypothétique "transparence totale" dont elle s'est fait l'apôtre.
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