samedi 23 juillet 2011

Les cavaliers et le barbare

Pour ce billet de fin juillet, j'avais envie de parler de littérature et, plus parti- culièrement, d'un parallèle noté au fil de lectures estivales. Il y était question, j'y reviendrai plus bas, de "forêts ténébreuses où passaient à fond de train des cavaliers barbus" et de "traverse d'un gué tout noir et plein de lames". Deux bribes de textes, le premier signé Julien Green, le second Pierre Michon.
Rien de nordique ni de balte, me direz-vous. Et pourtant, en relisant ces quelques phrases, je n'ai aucun mal à les transposer dans un décor lituanien ou suédois, par exemple, à une époque reculée où ces pays n'existaient pas encore comme Etats proprement constitués, où les frontières étaient encore floues, les allégeances fluctuantes, les vies aussi chevaleresques qu'aléatoires.
Je transcris en entier les extraits en question:

"5 avril [1935]. - Henri III et sa cour. Cette pièce m'a ravi, mais pour des raisons étrangères au texte. La France des Valois a toujours exercé sur moi une espèce de fascination. Ce n'est pas à l'histoire de ce temps que je pense, mais aux villages, aux forêts ténébreuses où passaient à fond de train des cavaliers barbus, dont les mantelets noirs galonnés d'or et les plumes blanches luisaient dans le crépuscule, aux poètes chantant sur des luths dans une langue que nous ne savons plus." (Julien Green, Derniers beaux jours, Journal 1935-1939, Livre de poche).

"Je lui demandai à dîner; elle s'excusa modestement de ses fourneaux éteints, de son grand âge, et me servit à profusion de ces choses froides qui dans les récits tiennent au corps de pèlerins et de gens d'armes, avant que dans leur corps ne passe le fil d'une épée, à la traverse d'un gué tout noir et plein de lames. Du vin là-dessus, dans un gros verre, pour affronter mieux les lames. Je mangeai ces charcutailles de haute époque (...)" (Pierre Michon, La Grande Beune, Folio, récent cadeau de l'ami Nicolas).

Pour ce billet de fin juillet, j'avais donc envie de parler de littérature, de ce que m'évoquent ces quelques belles phrases, de l'imaginaire qu'elles avaient enclenché en moi. L'actualité des dernières 24 heures m'a retardé. Vous l'avez sans doute appris, des événements tragiques ont touché la Norvège. Au moins 85 jeunes tués par un tireur fou sur une petite île proche d'Oslo, et sept autres personnes tuées par une bombe qui a explosé dans le centre de la capitale norvégienne.
Un homme a été arrêté. Un Norvégien vêtu en policier, le déguisement dont il avait usé pour emprunter, sans éveiller la méfiance, le bac menant à l'île où se tenait un rassemblement de jeunes membres du Parti travailliste, principale formation au pouvoir en Norvège.
C'est le même homme qui, selon la police, aurait fabriqué la bombe qui a causé de très importants dégâts à Oslo, dans le quartier des ministères, autant dire le centre politique du pays.
Ce Norvégien de 32 ans, Anders Behring Breivik (photo), a laissé derrière lui une série de commentaires et de réflexions postés sur un site norvégien "alternatif" (non politiquement correct). Se profile entre les lignes le portrait d'un homme obsédé par l'émergence du "multiculturalisme" et par l'entregent de ses agents zélateurs, les "marxistes" qui, selon lui, tiendraient les rênes du pouvoir en Norvège. Ceux-là même que le suspect semble avoir voulu punir vendredi, plutôt que de s'en prendre directement à des personnes d'origine étrangère (même si, parmi les centaines de jeunes présents sur l'ile, une partie non-négligeable sont des enfants de l'immigration).

Ce double massacre m'a fait travailler et sans doute en sera-t-il de même demain dimanche, pour les éditions de début de semaine des journaux auxquels je collabore. Ces événements m'ont aussi refait penser aux textes de Julien Green et Pierre Michon. S'il n'est plus question de chevalerie ni de poètes chantés sur fond de luth aérien, mais bien de barbarie, les "cavaliers barbus" ne sont pas loin, ceux qui voulaient défendre leurs biens, leurs territoires, leurs valeurs (ou les conquérir) à coup d'épées et autres dagues. Idem pour les pèlerins et gens d'armes évoqués par Michon, qui ne sont pas sans rappeler les croisés d'antan (y compris ceux ayant cherché à imposer leurs croyances aux païens vivant sur les plaines sablonneuses longeant, sur sa rive orientale, la Baltique).
La ruse et la force étaient alors des qualités nécessaires à la survie. L'agresseur d'Oslo y a eu recours lui aussi, dans un tout autre contexte, à une époque et dans une région du monde où le dialogue et la concertation sont censés avoir fait leurs preuves, gagné sur les ténèbres. Avoir, au lieu de cela, recours à la violence aveugle est une calamité, quelle que soit la cause qu'on défend. Et dire que le tireur de Norvège se proclamait "chrétien".

NB (le 24 juillet au soir): depuis la publication de ce billet, les médias norvégiens ont mis la main sur le "manifeste" en plus de 1 500 pages envoyé par Breivik juste avant qu'il ne passe à l'acte. Et le tueur, dans son délire, s'y présente comme un "Commandant justicier chevalier de l'ordre des chevaliers Europe".
Entre-temps, le bilan - encore provisoire - est passé à 93 morts, dont 86 sur l'île, et 96 blessés, sans compter des personnes encore portées disparues.

samedi 16 juillet 2011

BALTE-TRAP: olig'art en Lettonie

"Attention, un président de la République peut en cacher un autre." Ainsi commence l'article consacré à la Lettonie que vient de publier la revue en ligne Regard sur l'Est (La Lettonie à l'heure de l'empoignade, signé de votre serviteur).
J'aurais tout aussi bien pu remplacer "président de la République" par "oligarque". Non pas que je les mette dans le même panier. Mais après tout, lorsque ce n'est pas l'un des trois oligarques lettons qui occupe le devant de la scène, il y a de fortes chances que cela soit l'un des deux autres - ou les deux à la fois - qui le supplée ou le soutienne.

Oeuvrer en coulisses est un art dans lequel excellent les oligarques.
Pourquoi ne pas l'appeler l'olig'art?
L'olig'art ou l'art consommé de l'esquive tactique, de l'intervention discrètement appuyée au nom d'intérêts bien compris, promus par toutes les ficelles disponibles (politique, business, médias).
L'art de la comédie aussi:

- tel ce numéro d'Aivars Lembergs (l'un des membres du trio) qui, l'air goguenard, affirme à la télévision qu'il ne peut pas ouvrir le coffre fort de sa mairie aux agents du Bureau de lutte anti-corruption (KNAB), parce qu'il a tout simplement oublié la combinaison;

- ou cette sortie d'Ainars Slesers (autre membre du trio) déplorant, le 5 mai, que les services secrets lettons aient écouté depuis "plusieurs années", via des micros dissimulés, des conversations tenues dans des suites d'un des grands hôtels de Riga (le Ridzene, celui où Jacques Chirac était descendu en 2001, mais aussi Angela Merkel et Jaap de Hoop Scheffer, alors secrétaire général de l'OTAN, en 2006). Parmi les propos qui auraient été enregistrés, selon Slesers, ceux tenus lors d'une rencontre "au sommet" entre lui-même, Aivars Lembergs et Andris Skele, le dernier membre du trio (les "trois A"). Slesers avait promis de porter plainte. A ma connaissance, il n'en a rien fait.

L'olig'art serait-il réservé aux seuls oligarques patentés? Certains donnent l'impression de vouloir prouver le contraire, même s'ils sont encore loin de maîtriser toutes les ficelles du métier et n'aspirent peut-être pas au statut d'olig'artiste à plein temps, réservé aux happy few.
Sans aller jusque là, Andris Berzins, le nouveau président de la République lettone (depuis le 8 juillet 2011 - photo), s'était livré, après l'accession de la Lettonie à l'UE, à quelques manoeuvres peu dignes d'un futur chef d'Etat. Il est vrai qu'il ne se doutait alors pas qu'il endosserait un jour ce costume. Décrites ici en détails (et en anglais) par Mike Collier, le correspondant de l'AFP à Riga, ces manoeuvres - il n'est pas le seul dans le pays à les avoir entreprises - consistaient à utiliser des fonds européens pour cofinancer un projet de maisons d'hôtes qui, ô surprise, n'a pas abouti.
Le pauvre homme en avait certainement besoin, lui qui, ancien président de banque âgé de 66 ans, ne pouvait compter (avant son élection au parlement en octobre 2010 et, depuis peu, à la présidence de la République) que sur la plus importante pension versée dans le pays.

jeudi 7 juillet 2011

"Le coeur léger" au fil de la Zilupe


De retour d'une virée en canoë sur la très paisible Zilupe, en zone frontalière (carte). A tribord, la Russie, parfois toute proche, à l'extrémité de la zone marécageuse qui se marie à notre rivière, parfois plus éloignée. A bâbord, la Latgale, région lettone mais peuplée essentiellement, du moins près de la frontière, de gens dont la langue maternelle est le russe. Les noms des villages nous le rappellent: Horoševa, Adamova, Duboviki, Šuškova. Dans l'épicerie de la bourgade locale baptisée du nom de la rivière, Zilupe, on ne parle que russe, et c'est normal vu la situation géographique. Mais au niveau de l'écrit, c'est la langue lettonne qui domine, y compris sur les étiquettes des bocaux en verre et des boites de conserves.

Les gens se montrent accueillants. Notre groupe de 17 rameurs, embarqués sur huit canoës bigarrés, ne passe pas inaperçu en cette zone frontalière accessible uniquement avec autorisation dûment demandée au préalable.


Les rares personnes que nous croisons nous saluent de la berge ou viennent engager la conversation (en russe). Je pense à ce septuagénaire encore vert qui, toute affaire cessante, a laissé en plan sa mobylette sur le sentier de terre en surplomb, pour venir tailler une bavette avec les estrangers que nous étions sans doute à ses yeux, même si 16 d'entre nous étaient Lettons et parlaient russe.
Je pense aussi à ce couple de fermiers à la peau jaune parchemin qui accepta de nous prêter son bania, son sauna, pour le dernier soir, à une quinzaine de foulée de la rivière. Lors de notre arrivée, lui, beaux cheveux gris clair, avait envie de parler, c'était évident, mais mes camarades du moment n'ont pas donné suite. La réserve lettone... Et moi qui suis dans l'incapacité de formuler des phrases en russe. Je l'ai senti un peu frustré, notre hôte, de ne pas pouvoir engager plus avant la discussion, pour une fois que de nouveaux visages pointaient leur nez.

Au loin circulaient quelques poids lourds en route vers le point de passage frontalier de Terehova-Zasitino (photo LETA). "Parfois, lorsque les camions font la queue sur des kilomètres en attendant de passer, nous sentons les gaz d'échappement qui arrivent jusqu'ici", nous a raconté le fermier. Il y a fort à parier que cela n'ira pas en s'améliorant, maintenant que les autorités russes ont décidé que ce point de passage sera désormais le seul pour le transit des produits alimentaires.

La présence de la frontière ne nous a guère quittés durant ces quatre jours. Si elle ne nous était pas rappelée par le ronronnement lointain des camions, c'était l'irruption de gardes-frontières sur les routes en terre, ou du haut d'un pont, qui s'en chargeait. Avant de me rendre sur place, je ne m'attendais pas à une telle présence. Il est vrai que ladite frontière est celle qui, sur ce flanc oriental de l'UE, constitue la séparation entre la zone Schengen et le vaste espace russe et, plus loin encore, des républiques du Caucase et de l'Asie centrale.

Les gabelous n'empêchent pas divers trafics. On me dit que les cigarettes, l'alcool et l'essence continuent à passer, grâce à des complicités plus ou moins haut placées. Mais certains moyens ont été déployés pour tenter de réduire le phénomène. En nous rendant dans une petite église orthodoxe pour puiser de l'eau à la source "sacrée" qu'elle abrite (à Opuļi), nous sommes passés à côté d'une station ultramoderne de contrôle des trains de marchandise à destination et en provenance de Russie. Truffée de caméras scrutant les wagons, elle était aussi équipée d'un appareil à détection de radioactivité:
Lien

Retour au fil de l'eau, je préfère, entre roseaux et départ de canards dérangés par nos clapotis et éclats de rire. Le courant de la Zilupe n'avait pas la force de la rivière descendue par la même bande l'été dernier. Mais cette année, le paysage était plus dépaysant, si je puis dire. Surtout dans un tronçon qui, pour autant que je puisse comparer avec un endroit jamais vu ailleurs que dans des films ou des documentaires, m'a fait un peu penser à un bayou du détroit du Mississippi. Voilà quelques photos:



Remarquez les bouleaux, étêtés par je ne sais quelle tempête. C'est sans doute mon arbre préféré, du moins mon tronc d'arbre préféré, pour la lumière qu'il attire et renvoie. Coïncidence, lors de cette virée, je suis tombé sur un extrait - fort à propos! - du Journal de Julien Green (Derniers beaux jours, 1935-1939), emporté dans une édition de poche. Lors d'une visite à Gênes, Green écrit ce commentaire que je ferais volontiers mien. Il dit sentir "la tristesse écrasante de l'Italie, tristesse incompréhensible, puisque l'Italien est gai. Pourquoi ces petites rues bruyantes provoquent-elles en moi une mélancolie aussi singulière? Pourtant, j'aime l'Italie, mais ma vraie patrie est au nord. Rien ne me rend le coeur plus léger que de voir une rangée de bouleaux sous un ciel gris."