jeudi 7 juillet 2011

"Le coeur léger" au fil de la Zilupe


De retour d'une virée en canoë sur la très paisible Zilupe, en zone frontalière (carte). A tribord, la Russie, parfois toute proche, à l'extrémité de la zone marécageuse qui se marie à notre rivière, parfois plus éloignée. A bâbord, la Latgale, région lettone mais peuplée essentiellement, du moins près de la frontière, de gens dont la langue maternelle est le russe. Les noms des villages nous le rappellent: Horoševa, Adamova, Duboviki, Šuškova. Dans l'épicerie de la bourgade locale baptisée du nom de la rivière, Zilupe, on ne parle que russe, et c'est normal vu la situation géographique. Mais au niveau de l'écrit, c'est la langue lettonne qui domine, y compris sur les étiquettes des bocaux en verre et des boites de conserves.

Les gens se montrent accueillants. Notre groupe de 17 rameurs, embarqués sur huit canoës bigarrés, ne passe pas inaperçu en cette zone frontalière accessible uniquement avec autorisation dûment demandée au préalable.


Les rares personnes que nous croisons nous saluent de la berge ou viennent engager la conversation (en russe). Je pense à ce septuagénaire encore vert qui, toute affaire cessante, a laissé en plan sa mobylette sur le sentier de terre en surplomb, pour venir tailler une bavette avec les estrangers que nous étions sans doute à ses yeux, même si 16 d'entre nous étaient Lettons et parlaient russe.
Je pense aussi à ce couple de fermiers à la peau jaune parchemin qui accepta de nous prêter son bania, son sauna, pour le dernier soir, à une quinzaine de foulée de la rivière. Lors de notre arrivée, lui, beaux cheveux gris clair, avait envie de parler, c'était évident, mais mes camarades du moment n'ont pas donné suite. La réserve lettone... Et moi qui suis dans l'incapacité de formuler des phrases en russe. Je l'ai senti un peu frustré, notre hôte, de ne pas pouvoir engager plus avant la discussion, pour une fois que de nouveaux visages pointaient leur nez.

Au loin circulaient quelques poids lourds en route vers le point de passage frontalier de Terehova-Zasitino (photo LETA). "Parfois, lorsque les camions font la queue sur des kilomètres en attendant de passer, nous sentons les gaz d'échappement qui arrivent jusqu'ici", nous a raconté le fermier. Il y a fort à parier que cela n'ira pas en s'améliorant, maintenant que les autorités russes ont décidé que ce point de passage sera désormais le seul pour le transit des produits alimentaires.

La présence de la frontière ne nous a guère quittés durant ces quatre jours. Si elle ne nous était pas rappelée par le ronronnement lointain des camions, c'était l'irruption de gardes-frontières sur les routes en terre, ou du haut d'un pont, qui s'en chargeait. Avant de me rendre sur place, je ne m'attendais pas à une telle présence. Il est vrai que ladite frontière est celle qui, sur ce flanc oriental de l'UE, constitue la séparation entre la zone Schengen et le vaste espace russe et, plus loin encore, des républiques du Caucase et de l'Asie centrale.

Les gabelous n'empêchent pas divers trafics. On me dit que les cigarettes, l'alcool et l'essence continuent à passer, grâce à des complicités plus ou moins haut placées. Mais certains moyens ont été déployés pour tenter de réduire le phénomène. En nous rendant dans une petite église orthodoxe pour puiser de l'eau à la source "sacrée" qu'elle abrite (à Opuļi), nous sommes passés à côté d'une station ultramoderne de contrôle des trains de marchandise à destination et en provenance de Russie. Truffée de caméras scrutant les wagons, elle était aussi équipée d'un appareil à détection de radioactivité:
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Retour au fil de l'eau, je préfère, entre roseaux et départ de canards dérangés par nos clapotis et éclats de rire. Le courant de la Zilupe n'avait pas la force de la rivière descendue par la même bande l'été dernier. Mais cette année, le paysage était plus dépaysant, si je puis dire. Surtout dans un tronçon qui, pour autant que je puisse comparer avec un endroit jamais vu ailleurs que dans des films ou des documentaires, m'a fait un peu penser à un bayou du détroit du Mississippi. Voilà quelques photos:



Remarquez les bouleaux, étêtés par je ne sais quelle tempête. C'est sans doute mon arbre préféré, du moins mon tronc d'arbre préféré, pour la lumière qu'il attire et renvoie. Coïncidence, lors de cette virée, je suis tombé sur un extrait - fort à propos! - du Journal de Julien Green (Derniers beaux jours, 1935-1939), emporté dans une édition de poche. Lors d'une visite à Gênes, Green écrit ce commentaire que je ferais volontiers mien. Il dit sentir "la tristesse écrasante de l'Italie, tristesse incompréhensible, puisque l'Italien est gai. Pourquoi ces petites rues bruyantes provoquent-elles en moi une mélancolie aussi singulière? Pourtant, j'aime l'Italie, mais ma vraie patrie est au nord. Rien ne me rend le coeur plus léger que de voir une rangée de bouleaux sous un ciel gris."

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