L'une des conclusions de mon enquête sur les prix Nobel peut se résumer ainsi: le choix des lauréats est, plus souvent qu'on ne le croit, teinté par les convictions personnelles des membres des instances qui décernent ces prix. C'est le cas avant tout des prix les plus subjectifs, les Nobel de littérature et de la paix. Derrière les listes des lauréats, gravées dans le marbre de l'histoire, se dissimulent des débats, voire des joutes, internes aux différents comités Nobel. Comme ailleurs, les plus convaincants ont plus de chance d'obtenir gain de cause. Je le raconte dans mon livre, Histoire du prix Nobel, sorti en septembre chez François Bourin éditeur.
Celui-ci, publié juste avant la saison Nobel 2012, n'évoque donc pas l'attribution du prix de la paix à l'Union européenne. Une fois encore, c'est l'emprise de quelques personnes qui a fait pencher la décision dans ce sens-là. En l'occurrence, l'alliance entre le président du Comité Nobel norvégien et le secrétaire de cette instance de cinq personnes désignées par les principaux partis politiques du royaume. Tous deux étaient intimement convaincus que la construction européenne méritait un prix. Il en avait déjà été question par le passé mais, à l'image de la société norvégienne, le Comité Nobel était trop divisé sur le sujet.
Pour éviter que son président, Thorbjørn Jagland, n'obtienne gain de cause, une militante antieuropéenne convaincue avait été désignée, par un parti eurosceptique, pour siéger à ses côtés et contrecarrer ses plans. Las, cette femme, Ågot Valle, est tombée malade l'an dernier. Depuis janvier 2012, elle est remplacée par Gunnar Stålsett, un ancien évêque d'Oslo qui avait déjà siégé au Comité en tant que membre à part entière. Lequel Stålsett s'est montré plus malléable qu'Ågot Valle...
Que serait-il arrivé si cette dernière, ancienne vice-présidente du mouvement norvégien Non à l'UE, n'était pas tombée malade? Jagland aurait-il insisté? Jusqu'à quel point? Valle aurait-elle démissionné, comme un précédent membre du Comité, Kåre Kristiansen, en désaccord avec le choix de Yasser Arafat en 1994? Impossible de le savoir.
Ainsi s'écrit la petite histoire des prix Nobel...
Cela reste une affaire de personnes avant tout.
* * *
Je profite de cette occasion pour présenter ici quelques-unes des personnes que j'ai rencontrées et interviewées pour préparer mon livre (lorsque j'ai pu, j'ai pris des photos que je publie ici):
LA MACHINERIE NOBEL
Deux directeurs de la Fondation Nobel ont pris le temps de me recevoir à Stockholm: Michael Sohlman, en fonction pendant 19 ans, jusqu'à l'été 2011; et Lars Heikensten, son successeur à ce poste (photo).
Extrait de mon livre, Histoire du prix Nobel:
"Lors de notre longue discussion, en mars 2012, Lars Heikensten aime à évoquer les différentes pistes qu’il souhaite explorer dans cette direction. Dans son modeste bureau, il lance des ballons d’essai, soigne ses formules, réfléchit tout haut, comme s’il s’agissait d’une répétition sans frais à un prochain conseil d’administration durant lequel il lui faudrait convaincre. Car il n’est pas le seul à décider à bord. Il doit composer avec les autres membres, délégués par chacune des institutions décernant les différents prix Nobel, plus anciens que lui dans la maison. Homme d’expérience, rompu aux questions économiques et financières, le nouveau directeur n’est alors encore qu’un quasi-débutant dans les affaires nobéliennes, comme il le laisse entendre ici ou là durant notre entretien. Je l’écoute donc défiler le cours de ses pensées pour y glaner quelques indices sur sa conduite à venir."
LE PRIX DE LA PAIX
Geir Lundestad, secrétaire du Comité Nobel norvégien et directeur de l'Institut Nobel à Oslo depuis 1990
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"Certes, il ne bénéficie pas du droit de vote lors de la réunion précédant l’annonce du prix. Mais l’homme est assez madré pour faire passer son point de vue. A l’aise dans son domaine, le verbe facile et toujours un mot pour rire, il a vite fait de vous ensuquer dans un discours extrêmement maîtrisé. Fausse décontraction à l’américaine, qui a dû séduire plus d’un hôte de l’Institut, lauréats compris. Du haut de sa grande taille, il vous accueille d’une poignée de main droite où manquent l’index et le majeur, emportés par une hache quand il avait sept ans. Puis il vous jauge en quelques questions, affable juste comme il faut, avant de dérouler d’un ton enjoué un argumentaire bien huilé."
Thorbjørn Jagland n'ayant pas donné suite à ma demande d'entretien, j'ai rencontré Kaci Kullmann Five, l'actuelle vice-présidente du Comité Nobel norvégien. Ancienne présidente du Parti conservateur, elle s'exprime dans un bon français, acquis alors qu'elle était jeune fille au pair en France.
Un ancien président du Comité Nobel, Francis Sejersted, a également eu la gentillesse de me recevoir alors qu'il a largement dépassé l'âge de prendre sa retraite.
Et puis il y a celui que j'appelle le poil à gratter du Comité Nobel norvégien, Fredrik S. Heffermehl:
Cet avocat, militant pacifiste et auteur d'un livre sur la question, estime que le testament d'Alfred Nobel est bafoué par le comité norvégien décernant le prix de la paix
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"La thèse de Heffermehl devient chez lui une idée fixe qu’il prêche avec une obstination proportionnellement inverse à l’intérêt qu’elle suscite désormais dans la presse locale. Plus on fait le sourd, plus il martèle son discours et retourne aux sources pour affûter ses arguments, persuadé qu’il est d’avoir raison."
LE NOBEL DE LITTERATURE
Horace Engdahl, membre de l'Académie suédoise depuis 1997, son secrétaire perpétuel de 1999 à 2009, membre du Comité Nobel à l'Académie,
Per Wästberg, membre de l'Académie suédoise, préside depuis 2005 le comité de cette institution chargé de sélectionner les candidats.
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"Le mois de janvier est une période creuse pour les institutions Nobel. Per Wästberg en profite pour voyager, écrire, écouter la radio, et accessoirement rencontrer un journaliste. Lorsqu’il me reçoit dans son salon blanc immaculé, au dernier étage d’un immeuble du quartier cossu d’Östermalm, à Stockholm, il pense déjà à ce qui l’attend. Une fois passé le délai du 1er février, assorti d’une semaine supplémentaire pour laisser le temps aux lettres d’arriver, il faudra remettre l’ouvrage sur le métier. Comme l’année précédente et celles d’avant. Depuis 2005, ce septuagénaire fluet préside le comité de l’Académie suédoise (cinq personnes sur les dix-huit « immortels »), à qui revient le gros du travail de sélection en vue d’attribuer le prix de littérature. « Une lecture colossale, dit-il, assis droit dans un fauteuil. Au début du processus, nous faisons face à plus de deux cents propositions différentes. »"
LES PRIX NOBEL SCIENTIFIQUES
Göran Hansson, secrétaire du Comité Nobel à l’Institut Karolinska (KI) depuis 2009, membre de l'Académie royale des sciences,
Erling Norrby, professeur suédois en virologie, membre du Comité Nobel au KI (1975-1993), secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences (1997-2003),
Johan Thyberg, ex-professeur suédois de biologie moléculaire au KI et auteur d'un livre critique sur les liens entre le monde de la recherche médicale et des laboratoires pharmaceutiques.
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"Depuis 2004, il [Johan Thyberg] se penche, à ses heures perdues, sur la privatisation croissante de la recherche universitaire, qu’il dénonce d’abord dans quelques articles de presse accueillis dans un silence gêné. Il est alors amené à s’intéresser aux liens existant entre, d’un côté, les membres de l’Assemblée Nobel – les cinquante professeurs du KI désignant chaque année les lauréats du prix de médecine – et le Comité Nobel – les quinze membres de l’Assemblée en charge de la sélection des lauréats – et, de l’autre, le monde de l’entreprise privée. (...) « Plus j’avançais dans mes recherches, plus je découvrais des choses pires qu’entrevues au départ », se souvient Johan Thyberg lorsque je le rencontre dans un café de Stockholm."
MAIS AUSSI...
Kerstin M. Lundberg, critique littéraire suédoise,
Kristian Berg Harpviken, directeur de l'Institut de recherche sur la paix d'Oslo (PRIO),
Stein Tønnesson, historien et chercheur au PRIO et à l'Université d'Uppsala (Département de recherche sur la paix et les conflits),
Øyvind Tønnesson, historien norvégien
Iver Neumann, chef de recherche à l'Institut norvégien de politique étrangère (NUPI)
Helge Pharo, historien, conseiller du Comité Nobel norvégien,
Asle Sveen, historien norvégien, ancien chercheur à l'Institut Nobel d'Oslo et coauteur d'un ouvrage de référence sur le prix de la paix (avec Ivar Libæk et Øivind Stenersen),
Bente Erichsen, directrice du Centre Nobel de la paix à Oslo,
Sundeep Waslekar, directeur d'un think-tank à Bombay, naguère engagé par les proches d'Indira Gandhi dans le but de faire du lobbying en sa faveur et de décrocher le Nobel de la paix pour cette dirigeante,
... et celles et ceux qui n'ont pas souhaité être identifiés. Je les remercie également.
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