Soirée tranquille l'autre jour chez un couple de Lettons que j'apprécie et qui me réservent à chaque fois un bon accueil. Leur maison avec jardin bordélique se situe dans un quartier excentré de Riga, auquel on accède par des rues pavées à l'ancienne. Concentré de petites friches industrielles, de boutiques qui vivotent, loin des supermarchés, de ruelles annexes traversées par des chats mal léchés, d'habitations en brique beige dont les fenêtres du bas sont recouvertes de contreplaqué ou barrées de grilles en fer, de jardinets et de "parcs" non entretenus qui, une fois le printemps installé, donneront à l'ensemble une touche de foutoir luxuriant.
Je ne sais plus comment j'en suis arrivé à parler avec lui - mi-publicitaire mi-artiste, la quarantaine un peu anxieuse - de la vingtaine d'années qui ont filé depuis le retour à l'indépendance de la Lettonie, autoproclamé le 4 mai 1990 par le Soviet suprême de cette république alors encore soviétique et confirmé en août 1991. Une époque très incertaine, où les Lettons vivaient encore Sous deux drapeaux (Zem Diviem Karogiem), selon l'allégorie popularisée par le groupe pop-rock Jumprava dans ce qui constitue l'un des hymnes d'alors:
Disons que c'est lui, mon hôte, qui est parti dans une longue tirade, alors que je n'avais pas posé de questions (pour une fois). Bribes d'un quasi-monologue qui, pour cause d'arrivée d'autres invités, s'est terminé aussi abruptement qu'il n’avait commencé:
Tu sais, quand j'y repense, je ne sais plus ce que j'ai fait de mes 1ères années dans la Lettonie "libre". Nous étions tous dans une sorte de coma postsoviétique... Non, enfin, pas tous, tous les gens qui étaient autour de moi, mais aussi une bonne partie du pays, oui, je crois. Nous n'avons rien fait pendant ces années-là. Enfin, nous avons juste vécu sans savoir ce que nous étions en train de faire. On nous avait parlé de "l'économie de marché" mais on ne savait pas ce que ça voulait dire. On essayait des choses en se disant que c'était peut-être ça. Mais personne n'en savait rien! Chacun se lançait dans un petit business, voulait vendre et acheter. Mais on n'avait pas les outils pratiques ni théoriques pour le faire, on ne connaissait rien aux règles, on avançait à l'aveuglette. Sauf les plus malins qui s'en sont mis plein les poches. On aurait dû être plus actifs sans doute. Enfin, je parle pour moi en tout cas. Les 1ères années, j'ai étudié puis j'ai commencé à faire de l'art. Mais quand j'y repense, je crois que j'ai perdu mon temps. Tout le monde a perdu son temps.
Ce n'est pas sûr, on ne perd jamais vraiment son temps, ai-je objecté autant pour consoler le gaillard, qui me surprenait par sa confession, que parce que je le pense vraiment. Cette période de flottement était sans doute inévitable, non?
Peut-être, a-t-il admis, guère convaincu. Ce n'est pas du jour au lendemain qu'un tel changement pouvait avoir lieu, que nous allions penser autrement, sans contrainte, que "l'économie de marché" dont on nous parlait allait s'installer. N'empêche qu'il ne s'est rien passé dans ce pays entre 1991 et 1998 environ. Puis les choses ont commencé à aller vite, très vite, pendant dix ans. Jusqu'à la crise. Depuis, tout est redevenu calme...
Pour terminer, une petite sélection forcément subjective de photos pouvant, parmi tant d'autres (tout comme le point de vue de mon interlocuteur ne reflète qu'une facette), symboliser ces deux décennies en lame de rasoir, telle que je les perçois hors du centre même de Riga:
Finir avec la "mayonnaise provençale Francis", voilà du grand art et une parfaite compréhension de la réalité lettone.
RépondreSupprimerToi qui voyages beaucoup aux alentours, as-tu l'impression que ce constat soit partagé (immobilisme ou mouvement sans but de l'immédiat après-soviet) ? Ou bien s'agit-il d'un état particulièrement letton ? Ou même balte ?
Philippe, tes questions méritent mieux qu'une réponse griffonnée à la va-vite (j'ai un avion à prendre). Seras-tu à Riga la semaine prochaine? Ca serait le moment de se revoir devant un verre.
RépondreSupprimerJe serai à Riga toute la semaine sauf le jeudi. Envoie-moi un petit mot quand tu y seras.
RépondreSupprimer@Philippe: C'était bien le cas pour la Lituanie.
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