L'une des conclusions de mon enquête sur les prix Nobel peut se résumer ainsi: le choix des lauréats est, plus souvent qu'on ne le croit, teinté par les convictions personnelles des membres des instances qui décernent ces prix. C'est le cas avant tout des prix les plus subjectifs, les Nobel de littérature et de la paix. Derrière les listes des lauréats, gravées dans le marbre de l'histoire, se dissimulent des débats, voire des joutes, internes aux différents comités Nobel. Comme ailleurs, les plus convaincants ont plus de chance d'obtenir gain de cause. Je le raconte dans mon livre, Histoire du prix Nobel, sorti en septembre chez François Bourin éditeur.
Celui-ci, publié juste avant la saison Nobel 2012, n'évoque donc pas l'attribution du prix de la paix à l'Union européenne. Une fois encore, c'est l'emprise de quelques personnes qui a fait pencher la décision dans ce sens-là. En l'occurrence, l'alliance entre le président du Comité Nobel norvégien et le secrétaire de cette instance de cinq personnes désignées par les principaux partis politiques du royaume. Tous deux étaient intimement convaincus que la construction européenne méritait un prix. Il en avait déjà été question par le passé mais, à l'image de la société norvégienne, le Comité Nobel était trop divisé sur le sujet.
Pour éviter que son président, Thorbjørn Jagland, n'obtienne gain de cause, une militante antieuropéenne convaincue avait été désignée, par un parti eurosceptique, pour siéger à ses côtés et contrecarrer ses plans. Las, cette femme, Ågot Valle, est tombée malade l'an dernier. Depuis janvier 2012, elle est remplacée par Gunnar Stålsett, un ancien évêque d'Oslo qui avait déjà siégé au Comité en tant que membre à part entière. Lequel Stålsett s'est montré plus malléable qu'Ågot Valle...
Que serait-il arrivé si cette dernière, ancienne vice-présidente du mouvement norvégien Non à l'UE, n'était pas tombée malade? Jagland aurait-il insisté? Jusqu'à quel point? Valle aurait-elle démissionné, comme un précédent membre du Comité, Kåre Kristiansen, en désaccord avec le choix de Yasser Arafat en 1994? Impossible de le savoir.
Ainsi s'écrit la petite histoire des prix Nobel...
Cela reste une affaire de personnes avant tout.
* * *
Je profite de cette occasion pour présenter ici quelques-unes des personnes que j'ai rencontrées et interviewées pour préparer mon livre (lorsque j'ai pu, j'ai pris des photos que je publie ici):
LA MACHINERIE NOBEL
Deux directeurs de la Fondation Nobel ont pris le temps de me recevoir à Stockholm: Michael Sohlman, en fonction pendant 19 ans, jusqu'à l'été 2011; et Lars Heikensten, son successeur à ce poste (photo).
Extrait de mon livre, Histoire du prix Nobel:
"Lors de notre longue discussion, en mars 2012, Lars Heikensten aime à évoquer les différentes pistes qu’il souhaite explorer dans cette direction. Dans son modeste bureau, il lance des ballons d’essai, soigne ses formules, réfléchit tout haut, comme s’il s’agissait d’une répétition sans frais à un prochain conseil d’administration durant lequel il lui faudrait convaincre. Car il n’est pas le seul à décider à bord. Il doit composer avec les autres membres, délégués par chacune des institutions décernant les différents prix Nobel, plus anciens que lui dans la maison. Homme d’expérience, rompu aux questions économiques et financières, le nouveau directeur n’est alors encore qu’un quasi-débutant dans les affaires nobéliennes, comme il le laisse entendre ici ou là durant notre entretien. Je l’écoute donc défiler le cours de ses pensées pour y glaner quelques indices sur sa conduite à venir."
LE PRIX DE LA PAIX
Geir Lundestad, secrétaire du Comité Nobel norvégien et directeur de l'Institut Nobel à Oslo depuis 1990
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"Certes, il ne bénéficie pas du droit de vote lors de la réunion précédant l’annonce du prix. Mais l’homme est assez madré pour faire passer son point de vue. A l’aise dans son domaine, le verbe facile et toujours un mot pour rire, il a vite fait de vous ensuquer dans un discours extrêmement maîtrisé. Fausse décontraction à l’américaine, qui a dû séduire plus d’un hôte de l’Institut, lauréats compris. Du haut de sa grande taille, il vous accueille d’une poignée de main droite où manquent l’index et le majeur, emportés par une hache quand il avait sept ans. Puis il vous jauge en quelques questions, affable juste comme il faut, avant de dérouler d’un ton enjoué un argumentaire bien huilé."
Thorbjørn Jagland n'ayant pas donné suite à ma demande d'entretien, j'ai rencontré Kaci Kullmann Five, l'actuelle vice-présidente du Comité Nobel norvégien. Ancienne présidente du Parti conservateur, elle s'exprime dans un bon français, acquis alors qu'elle était jeune fille au pair en France.
Un ancien président du Comité Nobel, Francis Sejersted, a également eu la gentillesse de me recevoir alors qu'il a largement dépassé l'âge de prendre sa retraite.
Et puis il y a celui que j'appelle le poil à gratter du Comité Nobel norvégien, Fredrik S. Heffermehl:
Cet avocat, militant pacifiste et auteur d'un livre sur la question, estime que le testament d'Alfred Nobel est bafoué par le comité norvégien décernant le prix de la paix
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"La thèse de Heffermehl devient chez lui une idée fixe qu’il prêche avec une obstination proportionnellement inverse à l’intérêt qu’elle suscite désormais dans la presse locale. Plus on fait le sourd, plus il martèle son discours et retourne aux sources pour affûter ses arguments, persuadé qu’il est d’avoir raison."
LE NOBEL DE LITTERATURE
Horace Engdahl, membre de l'Académie suédoise depuis 1997, son secrétaire perpétuel de 1999 à 2009, membre du Comité Nobel à l'Académie,
Per Wästberg, membre de l'Académie suédoise, préside depuis 2005 le comité de cette institution chargé de sélectionner les candidats.
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"Le mois de janvier est une période creuse pour les institutions Nobel. Per Wästberg en profite pour voyager, écrire, écouter la radio, et accessoirement rencontrer un journaliste. Lorsqu’il me reçoit dans son salon blanc immaculé, au dernier étage d’un immeuble du quartier cossu d’Östermalm, à Stockholm, il pense déjà à ce qui l’attend. Une fois passé le délai du 1er février, assorti d’une semaine supplémentaire pour laisser le temps aux lettres d’arriver, il faudra remettre l’ouvrage sur le métier. Comme l’année précédente et celles d’avant. Depuis 2005, ce septuagénaire fluet préside le comité de l’Académie suédoise (cinq personnes sur les dix-huit « immortels »), à qui revient le gros du travail de sélection en vue d’attribuer le prix de littérature. « Une lecture colossale, dit-il, assis droit dans un fauteuil. Au début du processus, nous faisons face à plus de deux cents propositions différentes. »"
LES PRIX NOBEL SCIENTIFIQUES
Göran Hansson, secrétaire du Comité Nobel à l’Institut Karolinska (KI) depuis 2009, membre de l'Académie royale des sciences,
Erling Norrby, professeur suédois en virologie, membre du Comité Nobel au KI (1975-1993), secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences (1997-2003),
Johan Thyberg, ex-professeur suédois de biologie moléculaire au KI et auteur d'un livre critique sur les liens entre le monde de la recherche médicale et des laboratoires pharmaceutiques.
Extrait d'Histoire du prix Nobel:
"Depuis 2004, il [Johan Thyberg] se penche, à ses heures perdues, sur la privatisation croissante de la recherche universitaire, qu’il dénonce d’abord dans quelques articles de presse accueillis dans un silence gêné. Il est alors amené à s’intéresser aux liens existant entre, d’un côté, les membres de l’Assemblée Nobel – les cinquante professeurs du KI désignant chaque année les lauréats du prix de médecine – et le Comité Nobel – les quinze membres de l’Assemblée en charge de la sélection des lauréats – et, de l’autre, le monde de l’entreprise privée. (...) « Plus j’avançais dans mes recherches, plus je découvrais des choses pires qu’entrevues au départ », se souvient Johan Thyberg lorsque je le rencontre dans un café de Stockholm."
MAIS AUSSI...
Kerstin M. Lundberg, critique littéraire suédoise,
Kristian Berg Harpviken, directeur de l'Institut de recherche sur la paix d'Oslo (PRIO),
Stein Tønnesson, historien et chercheur au PRIO et à l'Université d'Uppsala (Département de recherche sur la paix et les conflits),
Øyvind Tønnesson, historien norvégien
Iver Neumann, chef de recherche à l'Institut norvégien de politique étrangère (NUPI)
Helge Pharo, historien, conseiller du Comité Nobel norvégien,
Asle Sveen, historien norvégien, ancien chercheur à l'Institut Nobel d'Oslo et coauteur d'un ouvrage de référence sur le prix de la paix (avec Ivar Libæk et Øivind Stenersen),
Bente Erichsen, directrice du Centre Nobel de la paix à Oslo,
Sundeep Waslekar, directeur d'un think-tank à Bombay, naguère engagé par les proches d'Indira Gandhi dans le but de faire du lobbying en sa faveur et de décrocher le Nobel de la paix pour cette dirigeante,
... et celles et ceux qui n'ont pas souhaité être identifiés. Je les remercie également.
mercredi 17 octobre 2012
vendredi 7 septembre 2012
"Histoire du prix Nobel", sources et méthode
Pour
certaines parties du livre, et notamment celles ayant trait aux origines du prix
et à la vie d'Alfred Nobel, je n'ai pas pu faire autrement que de puiser aux
bonnes sources, en lisant les ouvrages qui m'ont semblé être les mieux informés
et nourris d'informations de première main. Rédigés en majorité en langues scandinaves, ils sont énumérés
dans la bibliographie qui clôt mon bouquin. Et, lorsque j'emprunte citations ou
idées, je mentionne mes sources dans le corps du texte, avec toutefois le souci de ne pas multiplier les références pour que la lecture reste fluide.
Dans ces
livres de référence, j'ai cherché ce qui me paraissait le plus en phase avec
mon approche:
-- la
décortication d'une mécanique qui, au départ, devait se construire ex nihilo et
s'est huilée avec le temps
-- les
facteurs expliquant les choix des différents "jurys" Nobel,
nécessairement subjectifs en particulier dans les disciplines
non-scientifiques.
A ces
sources sont venues s'ajouter les documents disponibles dans les institutions
décernant les différents Nobel. La subjectivité étant plus flagrante pour les
prix de littérature et de la paix, c'est à l'Académie suédoise (Stockholm, 1ère photo ci-dessous) et à
l'Institut Nobel norvégien (qui, notamment, assiste le Comité Nobel chargé de décerner le
prix de la paix, à Oslo) que j'ai passé le plus de temps à fouiller dans les
archives accessibles.
J'y ai consulté notamment:
-- les listes
des personnalités nominées pour les prix et celles des personnalités ayant
proposé ces noms (lecture plus instructive qu'il n'y paraît, c'est là qu'on
débusque des liens peu évidents par ailleurs, qu'on repère des retours
d'ascenseur, qu'on voit qui a fait l'objet d'une campagne orchestrée pour
décrocher un prix).
J'y ai consulté notamment:
-- les
rapports d'évaluation des personnalités nominées, rédigés par des membres du
Comité Nobel norvégien et des experts qu'ils ont consultés (documents éclairant
les raisons d'un couronnement et, a contrario, celles qui ont poussé à écarter
des milliers de personnalités)
-- les évaluations
et autres mises au point rédigées par les membres de l'Académie suédoise en
charge de sélectionner les lauréats du prix de littérature (souvent écrites
dans un suédois recherché, elles reflètent l'inlassable travail de filtrage
effectué chaque année à Stockholm; diverses considérations s'entrecroisent:
nationalités, catégories d'auteurs, analyses de leur style et conception de
l'écriture, prises en compte de leurs opinions politiques ou autres)
-- les rapports administratifs et financiers annuels du Comité
Nobel norvégien rédigés depuis 1901 (intéressant pour le fonctionnement interne
d'une telle entité, même si leur rédaction sent la bureaucratie)
Hélas,
il est impossible de consulter tout document interne concernant les Nobel émis
durant les 50 dernières années. Ainsi en a décidé la fondation qui chapeaute le système Nobel
(j'en explique les raisons dans le livre).
Ainsi,
durant mon enquête réalisée essentiellement entre début décembre 2011 et fin
mars 2012, il m'a été impossible de parcourir les listes, les évaluations,
etc., concernant la période allant de cet hiver-là à la saison Nobel 1962
comprise. Ce n'est qu'à partir de janvier 2013 que les documents concernant
l'année 1962 seront accessibles à ceux qui, après en avoir fait la demande,
auront reçu le feu vert.
Pour
le prix de la paix, le journal rédigé pendant des décennies par celui qui était
alors le président du Comité Nobel norvégien m'a été d'une aide précieuse. Là,
dans cet exemplaire unique tapé à la machine, consultable dans la "salle
des lectures spéciales" de la Bibliothèque nationale (Oslo), le Norvégien
Gunnar Jahn lève par moments le voile sur:
--
les réunions des cinq membres du Comité Nobel (et de son secrétaire, qui n'a
pas le droit de vote mais peut prendre part aux discussions) en vue de
sélectionner les lauréats. On y découvre les dissensions internes, les
inimitiés, les préjugés idéologiques des uns et des autres, les laborieuses
tractations pour s'accorder sur un nom, etc.
--
les manœuvres et approches effectuées par certains pour obtenir le prix ou
faire en sorte qu'une autre personnalité le reçoive
--
les sollicitations extérieures auxquelles est soumis le Comité Nobel
--
les préférences de l'auteur du journal, ses centres d'intérêt personnels qui,
parfois, ô miracle, se traduisent par l'attribution d'un Nobel...
Autres mines d'informations écrites, les
sites Internet de la Fondation Nobel (www.nobelprize.org), de
l’Académie suédoise (www.svenskaakademien.se),
de l’Académie royale des sciences (www.kva.se), de
l’Institut Carolin de Stockholm (www.ki.se) et de
l’Institut Nobel d’Oslo (www.nobelpeaceprize.org).
A côté de ce travail de recherche et de lecture plutôt solitaire, dans l'atmosphère feutrée des bibliothèques, j'ai rencontré des personnes bien vivantes, impliquées à divers niveaux dans les processus de décision et la machinerie Nobel.
J'en parlerai ici dans un prochain billet.
lundi 3 septembre 2012
Mon nouveau livre, une "Histoire du prix Nobel"
Les prix
Nobel, ce sujet obligé qui tombe chaque année, aussi sûrement que l’automne sur la Scandinavie au
moment où ils sont annoncés (en octobre) et l’hiver lorsqu’ils sont remis en
grande pompe (le 10 décembre). Un beau
"marronnier", comme on dit dans le jargon des médias, pour les journalistes en poste en Europe du Nord et ceux
des rubriques sciences, littérature ou politique étrangère.
Les prix
Nobel, des choix parfois étranges, souvent inattendus et qu'il est de bon ton,
ici et là, de moquer. Des distinctions qui ne méritent pas pour autant l'importance
que certains leur accordent.
Alors
pourquoi en parler?
Parce que
précisément ces prix font causer, surprennent, suscitent l'enthousiasme, le
scepticisme ou les protestations. Aucune autre récompense du genre ne fait
autant couler d'encre au niveau mondial. Comment est-ce possible? Pourquoi ces
prix-là et pas d'autres? Comment la sauce Nobel a-t-elle pris?
Ce sont là
quelques-unes des questions qui m'ont poussé à imaginer la rédaction d'un
livre sur le sujet. Ayant eu l'occasion, depuis 1994, de répercuter et expliquer les choix
des institutions décernant les différents prix Nobel, et les réactions qu'ils
n'ont pas manqué de provoquer, je me suis mis à observer de plus près les mécanismes
de ce phénomène unique en son genre.
Puis, après
avoir trouvé un éditeur intéressé par mon projet, François Bourin, j'ai
entrepris de décortiquer ladite mécanique. Pour ce faire, je suis remonté aux origines avec l'idée de trouver les raisons qui ont incité le Suédois AlfredNobel à consacrer, à titre posthume, le plus gros de sa fortune - l'une des
plus rebondies de l'Europe de la fin du 19e siècle - à une initiative inédite
et très ambitieuse pour l'époque: celle consistant à récompenser les meilleurs,
quelle que soit leur nationalité, dans cinq domaines, littérature, physique, chimie,
médecine (ou physiologie) et la paix.
La paix? Tiens, pourquoi? Et pourquoi confier le soin d'accorder ce prix non pas à des
Suédois (comme pour les autres prix) mais à un comité nommé par le parlement norvégien? Comment celui-ci s'est-il acquitté d'une tâche a priori peu aisée?
N'était-il pas trop lié aux dirigeants politiques norvégiens, voire à ceux d'autres pays? S'est-il défait
de cette proximité? A quel prix, avec quels résultats?
Et comment
se fait-il qu'on parle aussi d'un Nobel d'économie, alors que l'inventeur de la dynamite ne l'avait pas prévu dans son testament? Comment ce prix-là a-t-il
pu se greffer sur les autres (en 1968), est-il aussi légitime qu'eux?
Pour chacun
des prix de la galaxie Nobel, je raconte dans ce livre (à paraître le 20 septembre en France) comment le facteur humain a finalement joué un grand rôle
dans l'attribution de ces fameuses récompenses. La part du subjectif, voire de
l'affectif, est plus déterminante qu'il n'y paraît. Derrière les longues listes de
lauréats (853 à ce jour!) se dessinent des liens, indétectables pour le public non-averti, entre
certains de ces heureux élus et les personnes qui les ont distingués. On décèle aussi des phénomènes de mode, des influences dues
au contexte mondial (fin de la domination de l'Europe, montée en puissance des
Etats-Unis, Guerre froide, émergence de nouvelles grandes puissances et de
continents, etc.).
Et puis, à
ma grande surprise, j'ai retrouvé des traces de lobbying dès les toutes
premières éditions des prix (la première remonte à 1901). Leur réputation
s'affirmant avec le temps, les Nobel ont suscité de plus en plus de convoitises et donné lieu
à des manœuvres souvent cousues de fil blanc en vue de décrocher la médaille en or et
le chèque très confortable qui les accompagnent.
C'est l’un des autres fils
rouges de ce livre.
Prochain
billet: la méthode et les sources utilisées pour ce livre.
jeudi 10 mai 2012
Cabotage
Mission accomplie, contrat rempli pour un projet de livre dont je reparlerai plus tard: ma pause sans blog peut donc s'interrompre. La reprise sera-t-elle molle ou intense, le rythme lambin ou effréné? Mystère. Cela dépendra de la densité du printemps et de l'été à venir, du nombre de visites que l'on viendra gentiment me rendre, du bon vouloir de rédactions, de mon inspiration du moment et de tant d'autres éléments plus ou moins prévisibles...
C'est reparti!
C'est reparti!
Hambourg-Kirkenes, plus de 2200 kilomètres à vol de goéland argenté. Un bon gros millier de milles marins à remonter jusqu'au-delà du cercle arctique. C'est la distance qu'il faut à Petersen, le capitaine du Polarlys (aurore boréale, en norvégien), pour démêler les fils d'une intrigue qui se déroule à huis clos, à bord du bateau à vapeur qu'il commande. Une histoire louche, la mort d'une jeune femme, piquée à la morphine lors d'une orgie du côté de Montparnasse, doublée d'un meurtre, dans une cabine du navire, d'un policier allemand monté à bord in extremis, avant le départ de Hambourg par une après-midi de février.
Les amateurs de Georges Simenon ont sans doute reconnu la trame de l'un des premiers livres signés de son vrai nom par celui qui n'est alors qu'un jeune graphomane méconnu. Lorque Le passager du Polarlys paraît chez Fayard en 1932, le commissaire Maigret n'a encore qu'une affaire à son actif, celle résolue dans Pietr le Letton, publié un an plus tôt. Ne serait-ce que pour leurs titres, voilà deux romans qui ont aisément leur place dans ce blog nordico-balte. Même si de Lettonie il ne sera finalement que très peu question: étrangement, Pietr a pour patronyme Johannson (sic) et son frère jumeau, Hans, est un "sujet estonien", pour citer le rapport rédigé in fine par Maigret lors d'une enquête qui le mène... à Fécamp.
Dans Le passager du Polarlys, en revanche, on en a pour son argent en termes de dépaysement et de frimas nordiques. Pour 3,50 francs (prix initial de mon édition de poche publiée en 1965, acquise pour 50 centimes d'euro lors d'une braderie), le lecteur a droit à toute la gamme chromatique de la mer et du littoral norvégien, lorsque la brume daigne s'étioler. Avec l'officier de quart, il se prend des "paquets de mer" sur le dos et passe par tous les états de transe glaciale. Gare aux engelures!
Simenon ne fait pas dans la dentelle lorsqu'il oppose la pollution de la populeuse cité hanséatique à la pureté et au dénuement des côtes norvégiennes. Hambourg? "Un brouillard exceptionnel, jaune et gris, chargé de suie, crachotant une humidité glacée, pesait sur le port (...) Toutes les sirènes hurlaient à la fois, en une cacophonie qui couvrait le grincement des grues". Tandis qu'au-delà du port norvégien de Trondheim, les "routes n'existent plus et il est encore moins question de chemins de fer. Ce sont les vapeurs côtiers, dans le genre du Polarlys, qui doivent assurer toutes les communications, les relations postales et le transport des vivres" entre villages isolés. Celui que commande Petersen "n'avait rien de prestigieux. C'était un vapeur d'un millier de tonneaux, sentant la morue, le pont toujours encombré de fret".
De nos jours, si des routes en bitume ont été tirées le long du littoral déchiqueté et des tunnels creusés pour relier les fjords, si l'avion sert aux plus pressés, les navires côtiers continuent à jouer un rôle important dans l'acheminement de personnes et de biens. Le trajet est désormais assuré par les express côtiers de la fameuse compagnie Hurtigruten (voir ici leur emplacement au moment présent). Une douzaine de bâtiments aux noms fleurant bon le Septentrion... MS Nordstjernen, MS Trollfjord, MS Nordlys, MS Midnatsol, MS Nordkapp, etc. Il y a même un MS Polarlys, successeur de celui dont s'est inspiré Simenon (photo).
Car, d'après ce que j'ai lu ici et là, durant l'hiver 1929- 1930, le romancier a emprun- té l'un de ces vapeurs entre les ports de Bergen et de Kirkenes, alors gros bourg bâti dans l'extrême Nord norvégien, à la frontière avec la Finlande, non loin de Mourmansk la Soviétique. Le bateau était-il commandé par un capitaine ressemblant à celui du roman, Petersen, "petit homme énergique, trapu, costaud"? A suivre les réflexions de ce personnage, on se demande parfois si l'on n'a pas à faire à un double de Maigret, marié mais peu présent au foyer pour raison professionnelle, bourru sur les bords.
"Jamais Petersen n'avait été aussi mécontent de lui-même, aussi dérouté, et pourtant il. n'eût pas pu dire pourquoi. Cela ressemblait aux cauchemars imprécis qu'on fait certaines nuits d'indigestion."
En tout cas, Simenon a su capter ce qui constitue, à mon avis, l'un des traits caractéristiques des habitants du royaume. "En bon Norvégien de classe moyenne, écrit-il à propos du capitaine, il préférait ignorer les situations équivoques qui existent fatalement de par le monde".
dimanche 26 février 2012
Erland Josephson, entretien (Bergman, Liv Ullmann, la mort, etc.)
La nouvelle de la mort d'Erland Josephson m'incite à interrompre la pause que j'observe ici depuis début décembre dernier. Ce fin comédien, décédé à 88 ans, restera bien sûr étroitement associé à l'oeuvre d'Ingmar Bergman, avec lequel il travailla tant au cinéma qu'au théâtre. C'était justement pour parler de ces passions - Bergman, rencontré très jeune, théâtre, cinéma - que j'avais frappé à la porte de Josephson en vue d'un entretien à paraître dans Le Monde. Il m'avait reçu avec gentillesse le 7 décembre 2004, dans le petit bureau dont il disposait encore au 6e étage de Dramaten, le grand théâtre de Stockholm où il avait interprété quelque 75 rôles.
Nous avions surtout parlé de Sarabande, le dernier film réalisé par Bergman (disparu depuis, lui aussi, le 30 juillet 2007) pour la télévision publique suédoise, alors qu'il allait être diffusé en France. Sarabande, conçue par le réalisateur comme la suite de Scènes de la vie conjugale, tourné trente ans plus tôt avec les mêmes acteurs: Erland Josephson et Liv Ullmann.
Plutôt que de le garder sous le coude, je livre ici l'entretien dans sa version quasi-intégrale, le journal, par manque de place, n'en ayant publié qu'une partie dans son édition datée du 15 décembre 2004:
Comment est née l’idée de tourner Sarabande?
Cela a commencé comme une sorte de plaisanterie, entre Ingmar, Liv et moi, au sujet de ce qui avait pu arriver à Johan et Marianne, les personnages de Scènes de la vie conjugale. Un jour, l’un de nous – j’aime à croire que c’est moi – a proposé, pour rire, de faire un film sur leur vie trente ans après. Nous nous sommes alors aperçus que nous avions tous les trois la même idée. Du stade de jeu, c’est devenu un script très sérieux. Plus tard, Ingmar a dit que non, ce film n’avait rien à voir avec Scènes de la vie conjugale, mais il est évident que si. Pourquoi sinon avoir appelé les personnages Johan et Marianne ? Ils portent en eux l’expérience ce qui leur est arrivé il y a trente ans. Ils véhiculent une dimension supplémentaire, parce que leur passé est plus proche que chez la plupart des gens.
Etait-ce difficile pour vous de vous retrouver à nouveau dans la peau de Johan?
Non, pas du tout. Ingmar a d’ailleurs été très surpris par le fait que je puisse être aussi méchant que mon personnage l’est dans Sarabande. Au passage, je n’ai rien contre, je trouve que c’est plutôt flatteur de pouvoir jouer quelqu’un de méchant, de démoniaque… J’ai moi-même été surpris qu’Ingmar ne m’en croit pas capable ! Parce que je ressens souvent que je suis quelqu’un de méchant. Cela dit, il ne faut pas me confondre avec mes rôles. Je ne me sens aucune affinité particulière avec ce Johan. Il m’a fallu chercher des raisons à cette méchanceté. Il y a en Johan une froideur, une solitude, une rupture avec la vie.
Comment s’est passé le tournage?
Nous avons pris un grand plaisir, comme de vieux amis peuvent le faire. Ingmar est quelqu’un avec qui il est très drôle de travailler, même s’il exige beaucoup des gens. Nous nous souvenons tous les deux de cette période comme de moments très forts, débordants d’enthousiasme. Et puis nous nous connaissons tellement bien que nous nous comprenons au moindre geste. Nul besoin d’analyser ou d’expliquer grand-chose. Je comprends ce qu’Ingmar veut dire dans son script et il comprend ce que je veux exprimer en jouant.
Certaines de mes scènes étaient très chargées d’émotions. Celle, horrible, entre Johan et son fils était très drôle à tourner du point de vue de l’interprétation. De même la scène finale, dans laquelle Johan entre dans la chambre de Marianne. C’est un moment d’une grande nudité, aux deux sens du terme… Elle tourne autour du thème très bergmanien de la solitude, de la peur de se retrouver seul, de l’impression de sentir son existence menacée.
Etant donné l’émotion des scènes et le fait qu’elles touchent à nos propres expériences personnelles, il était inévitable que, de temps à autre, de vieux conflits refassent surface. Ingmar et Liv ont vécu plusieurs années ensemble, ils n’ont pas tous réglés entre eux. Mais c’est salutaire de vouloir tirer les choses au clair, plutôt que de feindre d’ignorer les tensions.
Est-ce que Bergman a changé, avec les années, dans sa façon de diriger les acteurs?
Non, je ne trouve pas. Certes, il est devenu plus ouvert, plus calme et détendu, il crie moins qu’avant. Mais dans son ton, dans sa façon d’analyser et de créer une atmosphère sur le tournage, il n’a guère changé. Il peut aussi être irrité par les récents changements technologiques. De nouveaux équipements apparaissent, qu’il n’arrive pas à maîtriser de la même façon que ceux avec lesquels il a grandi. Pour les acteurs aussi, les conditions techniques ont un peu changé. Certaines possibilités sont apparues, d’autres ont disparu.
Que vous rappelez-vous du tournage de Scènes de la vie conjugale?
Nous étions assez isolés sur Fårö [l’île suédoise de la mer Baltique où réside Bergman, que j'évoque ici]. Nous étions vraiment au calme. Notre vie sociale se mêlait à la vie professionnelle, ce qui était très agréable et bon pour la concentration. J’ai des souvenirs assez clairs de comment cela s’est passé. Je n’ai pas revu le film très souvent et il est évident que mes souvenirs sont aujourd’hui influencés par le fait qu’on me le ramène.
Le tournage de Sarabande vous a-t-il replongé trente ans en arrière?
Non, je ne pense pas. Sarabande est une œuvre en soi, un matériau unique qui a sa propre identité. Certes, c’était une bonne chose d’avoir participé à Scènes de la vie conjugale pour jouer dans Sarabande, mais ce n’était pas une condition nécessaire. Nous avons été très étonnés par l’accueil très positif donné à Sarabande. Je ne sais pas pourquoi nous en avions douté. C’était sans doute une façon de se protéger contre d’éventuelles critiques, en fin de carrière.
Qu’est-ce qui était le plus drôle à faire, tourner dans Scènes ou dans Sarabande? Est-ce possible de comparer?
Non, il y avait des moments drôles dans les deux films. C’était très amusant de se quereller avec Liv dans Scènes… Et puis il y a des détails ici et là que j’aime me rappeler et que je pense avoir réussis.
Comment était-ce de vous retrouver une fois de plus avec Liv Ullmann sur un plateau de tournage?
Liv et moi, nous nous connaissons bien depuis très longtemps. Quand nous nous parlons au téléphone, il nous faut très peu de temps pour retrouver une grande proximité. C’est vraiment une des personnes qui me sont les plus proches. Mais je dois dire que nous avons eu un peu de mal, lors de la première rencontre de préparation au tournage. C’était un peu comme au début du film, d’ailleurs, lorsque Marianne arrive chez Johan. Nous nous retrouvions là avec l’obligation de nous parler, de nous rapprocher l’un de l’autre. C’est un thème bergmanien qu’avait aussi abordé Ibsen dans La Maison de poupée. L’histoire de gens qui se marient, qui vivent ensemble mais qui n’arrivent jamais vraiment à se parler.
Est-ce que Bergman vous a expliqué durant le tournage ce qu’il voulait dire dans Sarabande?
Il n’a pas passé beaucoup de temps à analyser ses intentions. Tout était assez clair. Nous en sommes vite arrivés à ce qui devait être, c’est-à-dire une sorte de recherche de la plus haute éloquence. On commence alors à lire le scénario d’une autre façon et on découvre l’importance de telle ou telle scène, de ce qu’elle veut dire, de ce qu’elle a à donner. Nous, les comédiens, nous cherchons les moments où nous pouvons exprimer au mieux ce que nous pouvons. Nous sommes des machines à expression indépendantes… Peut-être que le mot « machine » n’est pas très adapté. En tout cas, Ingmar sait très bien nous faire donner le meilleur de nous-mêmes, et nous arrivons aussi à lui donner en retour.
Les relations entre père et fils est un autre thème cher à Bergman. Etait-ce important pour lui de revenir une fois de plus sur le sujet?
Je ne crois pas qu’Ingmar userait du terme important, à cause de sa connotation contraignante et lourde. Mais le thème du père qui maltraite son fils, c’est quelque chose de très personnel chez Bergman, cela le touche beaucoup. Le papa de Sarabande n’a rien réussi dans sa vie, c’est une épave humaine, il est méchant dans l’échec. En cela, il est différent des papas rencontrés dans d’autres films d’Ingmar, même s’il est aussi dominant et sans scrupules qu’eux.
Johan représente-t-il Ingmar Bergman en tant que père?
Là, vous entrez dans un domaine très sensible. Cela peut très bien être ça. Mais il se voit comme un père conciliant. Un de ses fils est mort. Il en a ressenti un fort sentiment de culpabilité [silence]. Ce qui est douloureux avec Johan, c’est qu’il ne peut tout simplement pas aimer son fils. Or c’est tabou d’éprouver des sentiments mauvais pour ses enfants, ça ne se se fait pas. Lorsque cela arrive, on s’expose à des difficultés émotionnelles et pratiques. Mais on peut se demander si cela est arrivé à Johan parce qu’il s’est réfugié dans sa solitude, ou parce qu’il est victime de sa propre méchanceté… et de son amour pour Anna, l’épouse décédée de son fils.
L’un des autres thèmes abordés dans Sarabande est la mort, la peur de mourir ou l’attente…
C’est naturel, à notre âge, de penser à la mort. Ingmar [qui a 85 ans quand sort ce film en Suède] a une attitude très ambiguë vis-à-vis du désir de mourir, de la volonté de vivre. Mais on ne sait pas si, dans le film, Ingmar évoque son propre rapport à la mort. Ce qui est sûr, c’est qu’il parle beaucoup de son histoire personnelle lorsque le fils, Henrik, est assailli par un sentiment d’abandon, après la disparition de l’être très cher qu’était sa femme [le film est dédié à Ingrid, l’épouse du réalisateur décédée en 1995].
Avez-vous l’habitude de parler de la mort avec Bergman lors de vos discussions téléphoniques hebdomadaires ?
Oui, cela nous arrive. Nous n’avons pas forcément le même avis. Ingmar veut volontiers croire à une nouvelle vie après celle-ci. Moi, cela ne m’intéresse pas tellement… Depuis 1974 ou 1976, je ne sais plus, nous nous sommes appelés presque tous les samedis. Les thèmes varient, ils sont très souvent d’ordre très personnel. Parfois nous n’avons pas grand-chose à nous dire, mais nous pouvons toujours parler! Nous partageons tant de références communes, nous avons travaillé si souvent ensemble, pour le théâtre, le cinéma, la télévision.
Peut-on savoir de quoi avez-vous parlé samedi dernier?
C’était très privé : il avait des maux d’estomac! Nous avons appris de Strindberg à mélanger trivialité et grandeur, merdre et cieux… Strindberg signifie tant de choses pour Ingmar, et nous tous. C’était un génie doté d’une langue fantastique, il nous ouvre de nombreux espaces.
Comment se porte Bergman, tout seul dans sa propriété de l’île de Fårö?
Il trouve que c’est très agréable de vivre dans l’isolement. Mais il s’ennuie énormément sans ses comédiens! Cela dit, il ne veut plus rien entreprendre. C’est du moins ce qu’il affirme. Je crois qu’il le pense sérieusement cette fois-ci. Il pourrait toutefois peut-être changer d’avis. Il l’a déjà fait par le passé. Il lui faudrait trouver une forme plus légère et facile de s’exprimer: c’est si lourd, un film. Cela pourrait être, je crois, une sorte de théâtre de chambre avec quelques comédiens. Il lui reste quelques histoires à raconter. Il m’en a parlé un petit peu. Je ne peux pas en dire plus. Il a tellement fait de choses, été si assidu au travail. Je ne connais aucun autre réalisateur qui voit autant de films. Il regarde aussi du théâtre, notamment d’Allemagne, diffusé par une chaîne de télévision. Il n’a pas perdu de sa curiosité.
Et vous?
Moi non plus. Nous venons de terminer, dimanche dernier, la présentation à Dramaten d’une belle pièce de Beckett. Je viens de commencer l’écriture d’une pièce de théâtre. Mais je ne sais pas trop ce que cela deviendra. L’ordinateur et moi ne sommes pas de grands amis en ce moment… Et j’ai d’autres projets. S'il serait peut-être temps pour moi de m’arrêter, je ne pense pas comme cela. D’autres devront le faire pour moi. En attendant, j’ai la mémoire qui fonctionne.
L’image qu’ont les Suédois de Bergman semble s’être améliorée avec le temps...
C’est vrai. Les critiques qui ont accueilli ses œuvres de jeunesse étaient vraiment horribles, négatives. Dans les années 1940 et au début des années 1950, il était sous pression. Ce n’est que lorsqu’il est devenu célèbre à l’étranger et récompensé au festival de Cannes qu’on a commencé à mieux l’apprécier en Suède. D’outsider, il est devenu quelqu’un qui est en train, actuellement, de prendre le statut de saint national.
Mais il a eu la force de ne faire que ce qu’il voulait absolument. S’il l’avait souhaité, il aurait pu gagner énormément d’argent en agissant autrement. Mais ce n’était pas l’essentiel pour lui. Il est resté très concentré sur son œuvre.
Bergman semble aussi être devenu plus modeste ces dernières années, moins arrogant, plus accessible aussi...
C’est toujours plus facile lorsqu’on a du succès, que tout va bien… Il est devenu également moins agressif dans ses « sorties ». Il n’a plus besoin de l’être, contrairement à avant.
Cela a-t-il contribué à le rendre plus compréhensible en Suède?
Oui, je trouve qu’il est beaucoup mieux compris qu’avant. J’ai du mal à répondre aux questions… Ingmar est quelqu’un de phénoménal à interviewer lorsqu’il l’accepte. Moi, j’ai un peu de mal, parce que je pense toujours l’inverse de ce que je dis… Lorsque je réponds quelque chose, je me demande « est-ce vrai ce que je viens de dire ? »… Je ne suis jamais convaincu par mes propres vérités. Bergman ne laisse jamais l’incertitude le freiner.
FIN
Nous avions surtout parlé de Sarabande, le dernier film réalisé par Bergman (disparu depuis, lui aussi, le 30 juillet 2007) pour la télévision publique suédoise, alors qu'il allait être diffusé en France. Sarabande, conçue par le réalisateur comme la suite de Scènes de la vie conjugale, tourné trente ans plus tôt avec les mêmes acteurs: Erland Josephson et Liv Ullmann.
Plutôt que de le garder sous le coude, je livre ici l'entretien dans sa version quasi-intégrale, le journal, par manque de place, n'en ayant publié qu'une partie dans son édition datée du 15 décembre 2004:
Comment est née l’idée de tourner Sarabande?
Cela a commencé comme une sorte de plaisanterie, entre Ingmar, Liv et moi, au sujet de ce qui avait pu arriver à Johan et Marianne, les personnages de Scènes de la vie conjugale. Un jour, l’un de nous – j’aime à croire que c’est moi – a proposé, pour rire, de faire un film sur leur vie trente ans après. Nous nous sommes alors aperçus que nous avions tous les trois la même idée. Du stade de jeu, c’est devenu un script très sérieux. Plus tard, Ingmar a dit que non, ce film n’avait rien à voir avec Scènes de la vie conjugale, mais il est évident que si. Pourquoi sinon avoir appelé les personnages Johan et Marianne ? Ils portent en eux l’expérience ce qui leur est arrivé il y a trente ans. Ils véhiculent une dimension supplémentaire, parce que leur passé est plus proche que chez la plupart des gens.
Etait-ce difficile pour vous de vous retrouver à nouveau dans la peau de Johan?
Non, pas du tout. Ingmar a d’ailleurs été très surpris par le fait que je puisse être aussi méchant que mon personnage l’est dans Sarabande. Au passage, je n’ai rien contre, je trouve que c’est plutôt flatteur de pouvoir jouer quelqu’un de méchant, de démoniaque… J’ai moi-même été surpris qu’Ingmar ne m’en croit pas capable ! Parce que je ressens souvent que je suis quelqu’un de méchant. Cela dit, il ne faut pas me confondre avec mes rôles. Je ne me sens aucune affinité particulière avec ce Johan. Il m’a fallu chercher des raisons à cette méchanceté. Il y a en Johan une froideur, une solitude, une rupture avec la vie.
Comment s’est passé le tournage?
Nous avons pris un grand plaisir, comme de vieux amis peuvent le faire. Ingmar est quelqu’un avec qui il est très drôle de travailler, même s’il exige beaucoup des gens. Nous nous souvenons tous les deux de cette période comme de moments très forts, débordants d’enthousiasme. Et puis nous nous connaissons tellement bien que nous nous comprenons au moindre geste. Nul besoin d’analyser ou d’expliquer grand-chose. Je comprends ce qu’Ingmar veut dire dans son script et il comprend ce que je veux exprimer en jouant.
Certaines de mes scènes étaient très chargées d’émotions. Celle, horrible, entre Johan et son fils était très drôle à tourner du point de vue de l’interprétation. De même la scène finale, dans laquelle Johan entre dans la chambre de Marianne. C’est un moment d’une grande nudité, aux deux sens du terme… Elle tourne autour du thème très bergmanien de la solitude, de la peur de se retrouver seul, de l’impression de sentir son existence menacée.
Etant donné l’émotion des scènes et le fait qu’elles touchent à nos propres expériences personnelles, il était inévitable que, de temps à autre, de vieux conflits refassent surface. Ingmar et Liv ont vécu plusieurs années ensemble, ils n’ont pas tous réglés entre eux. Mais c’est salutaire de vouloir tirer les choses au clair, plutôt que de feindre d’ignorer les tensions.
Est-ce que Bergman a changé, avec les années, dans sa façon de diriger les acteurs?
Non, je ne trouve pas. Certes, il est devenu plus ouvert, plus calme et détendu, il crie moins qu’avant. Mais dans son ton, dans sa façon d’analyser et de créer une atmosphère sur le tournage, il n’a guère changé. Il peut aussi être irrité par les récents changements technologiques. De nouveaux équipements apparaissent, qu’il n’arrive pas à maîtriser de la même façon que ceux avec lesquels il a grandi. Pour les acteurs aussi, les conditions techniques ont un peu changé. Certaines possibilités sont apparues, d’autres ont disparu.
Que vous rappelez-vous du tournage de Scènes de la vie conjugale?
Nous étions assez isolés sur Fårö [l’île suédoise de la mer Baltique où réside Bergman, que j'évoque ici]. Nous étions vraiment au calme. Notre vie sociale se mêlait à la vie professionnelle, ce qui était très agréable et bon pour la concentration. J’ai des souvenirs assez clairs de comment cela s’est passé. Je n’ai pas revu le film très souvent et il est évident que mes souvenirs sont aujourd’hui influencés par le fait qu’on me le ramène.
Le tournage de Sarabande vous a-t-il replongé trente ans en arrière?
Non, je ne pense pas. Sarabande est une œuvre en soi, un matériau unique qui a sa propre identité. Certes, c’était une bonne chose d’avoir participé à Scènes de la vie conjugale pour jouer dans Sarabande, mais ce n’était pas une condition nécessaire. Nous avons été très étonnés par l’accueil très positif donné à Sarabande. Je ne sais pas pourquoi nous en avions douté. C’était sans doute une façon de se protéger contre d’éventuelles critiques, en fin de carrière.
Qu’est-ce qui était le plus drôle à faire, tourner dans Scènes ou dans Sarabande? Est-ce possible de comparer?
Non, il y avait des moments drôles dans les deux films. C’était très amusant de se quereller avec Liv dans Scènes… Et puis il y a des détails ici et là que j’aime me rappeler et que je pense avoir réussis.
Comment était-ce de vous retrouver une fois de plus avec Liv Ullmann sur un plateau de tournage?
Liv et moi, nous nous connaissons bien depuis très longtemps. Quand nous nous parlons au téléphone, il nous faut très peu de temps pour retrouver une grande proximité. C’est vraiment une des personnes qui me sont les plus proches. Mais je dois dire que nous avons eu un peu de mal, lors de la première rencontre de préparation au tournage. C’était un peu comme au début du film, d’ailleurs, lorsque Marianne arrive chez Johan. Nous nous retrouvions là avec l’obligation de nous parler, de nous rapprocher l’un de l’autre. C’est un thème bergmanien qu’avait aussi abordé Ibsen dans La Maison de poupée. L’histoire de gens qui se marient, qui vivent ensemble mais qui n’arrivent jamais vraiment à se parler.
Est-ce que Bergman vous a expliqué durant le tournage ce qu’il voulait dire dans Sarabande?
Il n’a pas passé beaucoup de temps à analyser ses intentions. Tout était assez clair. Nous en sommes vite arrivés à ce qui devait être, c’est-à-dire une sorte de recherche de la plus haute éloquence. On commence alors à lire le scénario d’une autre façon et on découvre l’importance de telle ou telle scène, de ce qu’elle veut dire, de ce qu’elle a à donner. Nous, les comédiens, nous cherchons les moments où nous pouvons exprimer au mieux ce que nous pouvons. Nous sommes des machines à expression indépendantes… Peut-être que le mot « machine » n’est pas très adapté. En tout cas, Ingmar sait très bien nous faire donner le meilleur de nous-mêmes, et nous arrivons aussi à lui donner en retour.
Les relations entre père et fils est un autre thème cher à Bergman. Etait-ce important pour lui de revenir une fois de plus sur le sujet?
Je ne crois pas qu’Ingmar userait du terme important, à cause de sa connotation contraignante et lourde. Mais le thème du père qui maltraite son fils, c’est quelque chose de très personnel chez Bergman, cela le touche beaucoup. Le papa de Sarabande n’a rien réussi dans sa vie, c’est une épave humaine, il est méchant dans l’échec. En cela, il est différent des papas rencontrés dans d’autres films d’Ingmar, même s’il est aussi dominant et sans scrupules qu’eux.
Johan représente-t-il Ingmar Bergman en tant que père?
Là, vous entrez dans un domaine très sensible. Cela peut très bien être ça. Mais il se voit comme un père conciliant. Un de ses fils est mort. Il en a ressenti un fort sentiment de culpabilité [silence]. Ce qui est douloureux avec Johan, c’est qu’il ne peut tout simplement pas aimer son fils. Or c’est tabou d’éprouver des sentiments mauvais pour ses enfants, ça ne se se fait pas. Lorsque cela arrive, on s’expose à des difficultés émotionnelles et pratiques. Mais on peut se demander si cela est arrivé à Johan parce qu’il s’est réfugié dans sa solitude, ou parce qu’il est victime de sa propre méchanceté… et de son amour pour Anna, l’épouse décédée de son fils.
L’un des autres thèmes abordés dans Sarabande est la mort, la peur de mourir ou l’attente…
C’est naturel, à notre âge, de penser à la mort. Ingmar [qui a 85 ans quand sort ce film en Suède] a une attitude très ambiguë vis-à-vis du désir de mourir, de la volonté de vivre. Mais on ne sait pas si, dans le film, Ingmar évoque son propre rapport à la mort. Ce qui est sûr, c’est qu’il parle beaucoup de son histoire personnelle lorsque le fils, Henrik, est assailli par un sentiment d’abandon, après la disparition de l’être très cher qu’était sa femme [le film est dédié à Ingrid, l’épouse du réalisateur décédée en 1995].
Avez-vous l’habitude de parler de la mort avec Bergman lors de vos discussions téléphoniques hebdomadaires ?
Oui, cela nous arrive. Nous n’avons pas forcément le même avis. Ingmar veut volontiers croire à une nouvelle vie après celle-ci. Moi, cela ne m’intéresse pas tellement… Depuis 1974 ou 1976, je ne sais plus, nous nous sommes appelés presque tous les samedis. Les thèmes varient, ils sont très souvent d’ordre très personnel. Parfois nous n’avons pas grand-chose à nous dire, mais nous pouvons toujours parler! Nous partageons tant de références communes, nous avons travaillé si souvent ensemble, pour le théâtre, le cinéma, la télévision.
Peut-on savoir de quoi avez-vous parlé samedi dernier?
C’était très privé : il avait des maux d’estomac! Nous avons appris de Strindberg à mélanger trivialité et grandeur, merdre et cieux… Strindberg signifie tant de choses pour Ingmar, et nous tous. C’était un génie doté d’une langue fantastique, il nous ouvre de nombreux espaces.
Comment se porte Bergman, tout seul dans sa propriété de l’île de Fårö?
Il trouve que c’est très agréable de vivre dans l’isolement. Mais il s’ennuie énormément sans ses comédiens! Cela dit, il ne veut plus rien entreprendre. C’est du moins ce qu’il affirme. Je crois qu’il le pense sérieusement cette fois-ci. Il pourrait toutefois peut-être changer d’avis. Il l’a déjà fait par le passé. Il lui faudrait trouver une forme plus légère et facile de s’exprimer: c’est si lourd, un film. Cela pourrait être, je crois, une sorte de théâtre de chambre avec quelques comédiens. Il lui reste quelques histoires à raconter. Il m’en a parlé un petit peu. Je ne peux pas en dire plus. Il a tellement fait de choses, été si assidu au travail. Je ne connais aucun autre réalisateur qui voit autant de films. Il regarde aussi du théâtre, notamment d’Allemagne, diffusé par une chaîne de télévision. Il n’a pas perdu de sa curiosité.
Et vous?
Moi non plus. Nous venons de terminer, dimanche dernier, la présentation à Dramaten d’une belle pièce de Beckett. Je viens de commencer l’écriture d’une pièce de théâtre. Mais je ne sais pas trop ce que cela deviendra. L’ordinateur et moi ne sommes pas de grands amis en ce moment… Et j’ai d’autres projets. S'il serait peut-être temps pour moi de m’arrêter, je ne pense pas comme cela. D’autres devront le faire pour moi. En attendant, j’ai la mémoire qui fonctionne.
L’image qu’ont les Suédois de Bergman semble s’être améliorée avec le temps...
C’est vrai. Les critiques qui ont accueilli ses œuvres de jeunesse étaient vraiment horribles, négatives. Dans les années 1940 et au début des années 1950, il était sous pression. Ce n’est que lorsqu’il est devenu célèbre à l’étranger et récompensé au festival de Cannes qu’on a commencé à mieux l’apprécier en Suède. D’outsider, il est devenu quelqu’un qui est en train, actuellement, de prendre le statut de saint national.
Mais il a eu la force de ne faire que ce qu’il voulait absolument. S’il l’avait souhaité, il aurait pu gagner énormément d’argent en agissant autrement. Mais ce n’était pas l’essentiel pour lui. Il est resté très concentré sur son œuvre.
Bergman semble aussi être devenu plus modeste ces dernières années, moins arrogant, plus accessible aussi...
C’est toujours plus facile lorsqu’on a du succès, que tout va bien… Il est devenu également moins agressif dans ses « sorties ». Il n’a plus besoin de l’être, contrairement à avant.
Cela a-t-il contribué à le rendre plus compréhensible en Suède?
Oui, je trouve qu’il est beaucoup mieux compris qu’avant. J’ai du mal à répondre aux questions… Ingmar est quelqu’un de phénoménal à interviewer lorsqu’il l’accepte. Moi, j’ai un peu de mal, parce que je pense toujours l’inverse de ce que je dis… Lorsque je réponds quelque chose, je me demande « est-ce vrai ce que je viens de dire ? »… Je ne suis jamais convaincu par mes propres vérités. Bergman ne laisse jamais l’incertitude le freiner.
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