lundi 23 août 2010

L'immobilisation

Un voyage sur une île suédoise, en bonne compagnie, m'a inspiré une petite nouvelle que je publie ici.

Les pneus du taxi rouge n’avaient plus prise dans la gadoue. De la main, je fis signe au chauffeur qu’il ne valait mieux pas insister. Sur son visage, croisé dans le rétroviseur extérieur, je lisais l’incompréhension. Comment lui, l’homme du pays, avait-il pu se laisser piéger de la sorte? Les pneus patinèrent une énième fois, le moteur mugit de confusion puis s’éteignit. Immobile, les deux mains sur le volant, il tentait de retrouver son calme. Nous sortîmes du véhicule. Ses ailes arrière étaient maculées de tâches brunâtres, des pépins incrustés dans une pastèque. Le conducteur, un grand type au crâne chauve, donna un coup de pied dans un des pneus. On m’avait décrit les habitants de l’île comme flegmatiques... Je lui en fis la remarque, pour détendre l’atmosphère. Il aurait pu m’envoyer balader mais non.

- Vous savez, dit-il en allumant une cigarette, je vous ai menti tout à l’heure. Je ne suis pas d’ici mais du continent. Ca fait un mois que je me suis installé sur l’île et à peine une semaine que j’ai commencé avec le taxi.

J’aurais dû m’en douter. Avant l’immobilisation, nous avions tourné en rond durant une bonne heure. Ne sachant pas où se trouvait mon objectif, je n’avais rien osé dire au chauffeur. Et puis ses hésitations pouvaient s’expliquer par le piètre état des routes et des sentiers de terre. Les pluies incessantes des derniers jours avaient noyé la campagne. J’avais hésité à commander le taxi mais, si près du but, je n’avais plus la patience d’attendre.

Lorsqu’il était arrivé à l’hôtel avec sa voiture rouge, je lui avais trouvé l’air engageant. Trop peut-être pour un chauffeur de taxi, mais j’avais mis cela au crédit des habitants de ce pays. Lorsque, l’air dégagé, je lui avais énoncé notre destination, c’était à peine s’il avait tiqué. Bon signe. Après tout, sans doute n’étais-je pas le premier à vouloir me rendre à cette adresse. Et pourquoi l’aurais-je été? L’île portait tant l’empreinte de son hôte prestigieux qu’elle devait attirer son lot de curieux et d’amateurs plus ou moins originaux.

- Vous avez vu ses films?

Ma question visait plus à rompre le silence qu’à engager la conversation. Il avait répondu que non et tourné le bouton de l’autoradio. Aux flonflons qui s’en échappaient, j’aurais préféré une sonate de Beethoven mais je ne m’en formalisais pas. Calé sur la banque arrière, je pouvais commencer à me décontracter. Du bout des doigts, je palpais la poche intérieure gauche de ma veste. L’enveloppe était bien là.

Qu’en penserait M.? Après tout, c’est grâce à elle que je me trouvais là, sur cette île décharnée. Ou à cause d’elle, je ne pouvais pas me décider. En tout cas, si elle savait, elle en rirait de son rire cristallin qu’elle avait l’habitude de décocher à la moindre de mes initiatives maladroites. A l’époque, j’étais le champion du comique involontaire. Ce rire, je l’aimais, il me rassurait, c’était un rire tendre et affectueux. Dans l’obscurité des salles de ciné, elle changeait de tonalité. Son rire se faisait plus guttural et retentissant, quel que soit le genre du film que nous regardions. Un jour, à la sortie d’une salle, je lui fis part de mon observation, avec la gêne de l'amoureux bêta. Elle émit à nouveau son cher rire cristallin. Mais c’est pour mieux exorciser, m’avait-elle glissé en me prenant par le bras.

M. avait une passion pour le cinéma nordique qui moi me laissait, comment dire, froid. Trop de sentiments contenus, d’espaces dépeuplés, de silences, trop de rien. Pour elle, c’était l’apothéose sur grand écran. Et toujours ce rire guttural dans le noir. Oui, pour le coup, il y avait quelques beaux démons à exorciser… Avec le temps, j’avais ressenti un certain plaisir à voir ces films du Nord avec elle. On y trouvait des œuvres maîtrisées, resserrées au corset quand ce n’était pas à la camisole. Et puis, dans cet océan de rigueur et de non-dit, il y avait quelques îlots de plénitude qui éblouissaient d’insouciance. M. les trouvait niais. Elle préférait le noir, j’étais dans le poivre et sel.

- Bon et qu’est-ce qu’on fait maintenant?

Le chauffeur de taxi me regardait comme s’il attendait de moi une réponse que, de toute évidence, je ne pouvais donner. Il m’étonnait. Je regardais aux alentours. Au-delà de murets en pierres plates, montés à la main il y a des lustres, des champs jaunâtres s’étendaient jusqu’à de lointains bosquets. Je devinais la mer sans la voir. Avant de quitter l’hôtel, j’avais étudié une carte mais, une fois en route, j’avais vite perdu mes repères. L’île était plus étendue qu’elle n’y paraissait. Je faisais confiance au chauffeur, ce que je commençais à regretter.

- Euh… Qu’est-ce qu’on fait? Vous n’avez pas un portable?

- Il est à plat.

- Le mien est à l’hôtel…

En cette saison, impossible de compter sur l’arrivée d’une voiture providentielle. Sur la route, nous n’avions croisé que deux personnes à vélo, un homme et une femme sensiblement plus jeune que lui, enveloppés dans des cirés aux teintes automnales. Ils n’avaient pas l’air suédois, si ça signifie encore quelque chose. Le couple devait être loin d’ici maintenant. Toute présence de vie autour de nous se limitait aux agneaux cendre et charbon qui paissaient, impassibles, et à quelques rapaces planant dans le ciel chargé de nuages. On se serait cru dans un film noir et blanc du vieillard à qui je destinais ma visite.

Il se remit à pleuvoir. Une pluie drue qui tambourinait sur la carrosserie. Malgré une vitre au quart baissée, la buée et la fumée de cigarette envahissaient l’habitacle de la voiture. Après avoir gentiment partagé les sandwichs qu’il se destinait pour la journée, le chauffeur me proposa une partie d’échec.

- Non merci, je ne joue pas.

- Et les cartes?

- Sans façon.

- Vous n’êtes pas joueur?

- Vous êtes psychologue.

- Non, je suis chauffeur de taxi.

- Un chauffeur de taxi bien équipé.

- Les journées peuvent être longues sur l’île.

- Surtout en plein hiver... Pourquoi n’avez-vous pas commencé en été?

- Je n’aime pas les gens.

- Donc vous ne travaillez que quand il n’y a personne?

- Disons que je préfère.

- Pourtant, pour jouer, il faut être deux?

- Avec les cartes, je fais des patiences. Quant aux échecs, on trouve toujours de nouveaux clients. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas y jouer, juste une partie?

J’allais accepter, lorsqu’on frappa à la vitre. Je sursautais. Le chauffeur me regardait droit dans les yeux. Je fis descendre la vitre : les deux cyclistes du matin, trempés, nous demandaient leur chemin dans un anglais approximatif mâtiné de français. Eux aussi cherchaient la maison du cinéaste renommé. Ils déchantèrent lorsqu’ils comprirent que nous n’allions pas leur être d’une grande aide. Mais grâce à leur téléphone portable, nous allions pouvoir être dépannés.

La nuit suivante, à l’hôtel, je fis un drôle de rêve. Par un subterfuge incompréhensible, j’avais réussi à pénétrer à l’intérieur de l’ancienne ferme qui abritait la salle de projection privée du vieux cinéaste. Je la reconnaissais, je l’avais vue dans un documentaire à la télé. Je n’en revenais pas. Le lieu était plongé dans la pénombre. Je poussais la porte capitonnée qui séparait l’entrée, avec ses deux projecteurs mafflus, de la salle où le maître avait son fauteuil attitré. Le saint des saints. Au moment où j’allais descendre les quelques marches qu’il arpentait plusieurs fois par jour, j’entendis un bruit à l’étage : un grincement suivi d’un coup mat, suivis à intervalles réguliers d’autres grincements et d’autres coups mats. Sur la pointe des pieds, je montais l’escalier menant à l’étage. Y avait-il quelqu’un? Les bruits se faisaient plus distincts.

En entrant dans la pièce, sous les combles, je m’attendais à tout sauf à cela : la fenêtre du fond était ouverte et M. jouait à la pousser de la main, à toute volée, provoquant le grincement des gonds et le choc de la fenêtre qui revenait aussitôt vers elle. Je ne la reconnaissais pas, ses longs cheveux bruns flottaient. J’avançais pour lui dire d’arrêter, qu’on ne pouvait pas faire ça ici, surtout pas ici, comment ne pouvait-elle pas comprendre, elle qui vénérait le vieux cinéaste plus que tout! Debout devant la fenêtre ouverte, M. riait à gorge déployée, de son rire guttural, comme je ne l’avais jamais encore entendu. Je voulus la saisir, la calmer, interrompre le jeu stupide de la fenêtre. J’avançais. Le sol se déroba sous mes pieds, mon corps passa par la fenêtre et tomba dans le vide. Le rire de M. avait disparu.

3 commentaires:

  1. merci beaucoup : ce n'est pas souvent qu'on peut lire une nouvelle sur un blog ! D'autant qu'il me semble que IB est au 'purgatoire' ...
    Toutefois, et pardonnez-moi, je lis toujours avec un oeil ... d'ancienne prof ! - une inattention : "j’avais réussi à pénétrer à l’intérieur de l’ancienne ferme qui abritait sa salle de projection privée du vieux cinéaste. Je la reconnaissais, je l’avais vue "
    (je ne pense pas que SA salle DU vieux)
    bien cordialement,

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  2. Faute (terme bergmanien s'il en est!) d'inattention corrigée, merci "71727" de me l'avoir signalée.
    Le maître est effectivement parti ailleurs. J'ai eu la chance de visiter la maison dans laquelle il habitait sur Fårö, ainsi que son petit cinéma personnel, pour un reportage à paraître dans La Croix. Passionnant.

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  3. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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