Aurais-je séjourné depuis trop longtemps dans des contrées où le passé communiste reste ultrasensible? Je me suis posé la question après une soirée passée en Normandie, dans le cadre du festival des Boréales. C'était vendredi dernier au Drakkar, le cinéma de Dives-sur-Mer. Dans cette municipalité du Calvados située entre Cabourg et Deauville, la majorité est communiste depuis 1953! Une anomalie pour bon nombre d'habitants des pays d'Europe centrale et orientale ayant eu à vivre dans l'univers autoritaire et absurde façonné par Staline et ses successeurs. Comment pouvait-on élire à l'époque une équipe municipale se réclamant d'une idéologie aussi obtuse? Et voter en faveur de son maintien depuis près de 60 ans? Bien que je puisse énumérer quelques raisons - locales (le passé industriel) et nationales - valables et compréhensibles vues de France, j'admets aisément que, pour d'anciens ressortissants de l'URSS ou des pays "frères", le doute est permis.
Ce soir-là donc, nous allions visionner un film sur la fin de l'occupation soviétique en Estonie. Un documentaire (The Singing Revolution), qui raconte la manière dont les habitants de cette république ont réussi, à l'aide du chant, à s'extraire pacifiquement du magma soviétique, tout en contribuant à précipiter sa décomposition. En voici la bande annonce:
Je savais que le film en question ne faisait pas dans la dentelle. Réalisé par un couple d'Américains, James (d'origine estonienne) et Maureen Tusty, admiratifs de la lutte des indépendantistes baltes, il possède cette patine idéologique qui tend à noircir le trait plus que nécessaire. Le documentaire ne présente pas moins l'intérêt de rassembler des images d'archives souvent émouvantes, parfois étonnantes (comme le sermon administré par Mikhaïl Gorbatchev à quelques caciques du PC estonien devenus indépendantistes). Et de faire parler une flopée d'acteurs de cette transition dont on continue à s'étonner qu'elle ait pu avoir lieu sans effusion de sang. Certes, il y eut des morts dans les républiques voisines de Lituanie et de Lettonie, mais leur nombre (moins de 30) resta étonnamment faible étant donné les enjeux.
A l'issue du film, il était prévu que je réponde aux questions du public. Dans cette salle de ciné au décor désuet tel que je les apprécie, je m'attendais à une bataille d'idées, à un barrage d'objections provenant de spectateurs sceptiques quant au penchant ultralibéral pris par les pays baltes depuis 20 ans, ou irrité par la tonalité manichéenne du documentaire rythmé par une voix off parfois redondante. Celui-ci ne venait-il pas d'être projeté dans une petite ville dont le maire communiste (présent à la projection et d'abord sympathique) a été réélu confortablement avec quelque 70% des voix?
Mais de bataille il n'y eut point. Une bonne heure durant, je répondais à des questions souvent judicieuses mais inoffensives du public. A tel point que je dus raconter de mon propre chef les désillusions vécues par les Baltes depuis le retour à l'indépendance. Il ne serait pas dit ce soir-là que les lendemains de révolution (tout aussi chantante fusse-t-elle) étaient nécessairement radieux.
Pourquoi un tel manque de répondant? Soit les vrais militants du PCF étaient restés au chaud chez eux vendredi soir, ayant mieux à faire; soit ils ne sont plus que l'ombre de ce qu'ils étaient à la "grande époque". Hypothèse sans doute la plus réaliste et qui m'incite à répondre par la positive à ma question de départ...
* * *
Etant en France pour le festival des Boréales, puis pour un colloque sur la Norvège à Caen et une dizaine de jours de vacances, le rythme de mes billets sur ce blog s'en ressentira un peu, comme vous l'avez peut-être déjà remarqué. Il reprendra sa cadence habituelle en décembre.
D'ici là, j'ai une question à soumettre aux férus d'histoire et/ou de chansons: à Dives-sur-Mer, l'une des personnes présentes au cinéma Le Drakkar m'a assuré avoir entendu la mélodie de J'irai revoir ma Normandie entonnée par une chorale estonienne lors d'un périple dans ce pays balte. S'agit-il d'un simple emprunt au patrimoine culturel français, y a-t-il une raison historique? Tout élément de réponse sera le bienvenu.
Jacob, quand l'Estonie était sous tutelle russe et aspirait à l'indépendance, le thème de Bérat avait été repris par Mihkel Veske pour en faire un hymne enflammé : Kas tunned maad, devenu Minu Kodumaa dans les années 20.
RépondreSupprimerJ'espère que cette information t'aidera.
Bonjour,
RépondreSupprimerOui les Estoniens chantent " Kas tunned maa " avec la musique de la chanson de Ma Normandie
Frédéric Bérat(Rouen 1801- Paris 1855), les paroles estoniennes sont de M.Veske.(http://www.paysbaltes.eu/)
Pour écouter la version estonienne :
http://muusika24.ee/Eesti/item/25867 et cliquer sur kuula.
Kas tunned maa ((Prantsuse viis / M.Veske)
Kas tunned maad, mis Peipsi rannalt
käib Läänemere kaldale
ja Munamäe metsalt murult
viib lahke Soome laheni?
See on see maa, kus minu häll
kord kiikus ja mu isadel.
Sest laulgem nüüd ja ikka ka:
see ilus maa on minu kodumaa.
Siin teretavad metsaladvad
nii lahkelt järvi, rohumaid;
siin taeva vihmal oras võrsub
ja päike paitab viljapäid.
See on see maa, kus minu häll
kord kiikus ja mu isadel.
Sest laulgem nüüd ja ikka ka:
see ilus maa on minu kodumaa.
Siin kasvab eesti meeste sugu
ja sammub vabadusele.
Siin õitseb priskelt eesti neiu
ja sirgub eesti mehele.
See on see maa, kus minu häll
kord kiikus ja mu isadel.
Sest laulgem nüüd ja ikka ka:
see ilus maa on minu kodumaa.
Siin tõstab rahvas põllurammu
ja matab endist viletsust;
siin püüab rahvas vaimuvalgust
ja võidab endist pimedust.
Oh tõotagem südamest
me mehed olla igavest!
Ja laulgem nüüd ja lõpmata:
sa kosu, kasva, kallis kodumaa!
Les lettons le chantent aussi, mais uniquement s'ils sont Lives :o) D'après eux, c'est un des plus vieux chants de la région et il serait arrivé en Normandie avec les vikings. J'ai déjà entendu plusieurs fois cette version, tant par des lives de la côte que par des descendants vivant à Riga ou à Sigulda.
RépondreSupprimerVotre parallèle entre la municipalité communiste de Dives-sur-Mer (Calvados) et le Stalinisme est accablant ! Vous faites bien d'en alerter l'opinion publique Je mets immédiatement votre site parmi mes favoris. D'autant que les occasions de rire se font tellement rares dans ce pays...
RépondreSupprimerIl m'avait bien semblé reconnaître la mélodie de "J'irai revoir ma Normandie" lors du Laulupidu 2009 à Tallinn ,j'avais écrit dans mon blog :
RépondreSupprimer"C'était la fin du Laulupidu , l'ambiance était à son comble !Après des holas qui n'en finissaient plus ,l'orchestre entama une chanson qui n'est pas sans me rappeler ( avec un rythme plus dynamique ),la chanson de Frédéric Bérat ,"J'irai revoir ma Normandie"."
Suite à ce post,je n'avais eu aucun commentaire . Je vous remercie donc car grâce à vous ,j'ai enfin la réponse attendue.
Voici le lien pour entendre ce chant à la fin du Laulupidu 2009 sur youtube :
http://www.youtube.com/watch?v=wSMWohVfACk&feature=player_embedded#!
Merci aussi à Philippe pour les paroles de " Kas tunned maa " en estonien et pour ses explications sur ce chant!
RépondreSupprimerMerci Philippe et Eddy pour vos éclaircissements. Je vais les faire suivre auprès d'une personne de Dives-sur-Mer (à moins qu'elle n'ai déjà lu vos réponses) qui se chargera de les répercuter auprès de celles qui s'interrogeaient vendredi soir. Intéressant de constater une nouvelle fois que les chansons voyageaient déjà au-delà des frontières.
RépondreSupprimer@ Laurent: si vous faites bien attention à ce que j'ai écrit, vous ne trouverez pas le parallèle que vous avez déduit à la lecture de ce billet. Je précise bien qu'il existe des raisons historiques ("valables et compréhensibles vues de France") expliquant l'important vote communiste dans la France de l'après-guerre, et à Dives en particulier. Mais je rappelle indirectement qu'au même moment, le régime dont se réclamait l'encore très dogmatique Parti communiste français s'était imposé par la terreur dans des contrées où il n'était pourtant pas le bienvenu. Si vous y avez trouvé matière à "rire", c'est votre affaire mais c'était loin d'être le cas de tout le monde à l'époque.
Mon chère confrère,
RépondreSupprimerEtre communiste à Dives, voyez-vous, ne prêtait pas non plus à rire. Relisez la biographie d'André Lenormand. Cheminot, il entre au Parti communiste français dans les années trente. Il milite à Dives-sur-Mer dans le Calvados. En 1941, il est arrêté par la police allemande en même temps que de nombreux militants communistes de Dives. Emprisonné, il est ensuite déporté à Buchenwald. À son retour d'Allemagne, il devient le secrétaire fédéral du Parti communiste dans le Calvados. Il est naturellement désigné tête de liste lors des élections à l'Assemblée constituante en octobre 1945, où il est battu. En juin 1946, en revanche, il est élu député à la Constituante, puis en novembre, député du Calvados à l'Assemblée nationale française[1]. C'est à ce jour le seul parlementaire communiste de l'histoire du Calvados. Il est ensuite facilement réélu en 1951 et en 1956. En 1958, il est battu et ne retrouvera jamais son siège. Parallèlement, il devient maire de Dives-sur-Mer en 1953, et il sera constamment réélu jusqu'en 1983.
C'est sans doute ce que vous qualifiez d'anomalie.
The Singing Revolution, est un film-documentaire qu'il serait bon de diffuser dans les écoles lorsque l'on traite de l'effondrement de l'URSS (en terminale?).
RépondreSupprimerC'est un documentaire atypique et poignant!
De retour après une période sans internet.
RépondreSupprimer@Français en Estonie: tout à fait d'accord avec votre point de vue. Mieux vaudrait diffuser un tel film (bien fait et émouvant, même si je le trouve un peu partisan, cf. mon billet) que rester sur le silence et les vieux clichés.
@Joelle: je n'ai pas l'intention de nier les mérites ni le parcours ni les réalisations d'André Lenormand avant ou durant son mandat de maire - pas plus que ceux d'autres membres du PCF ayant oeuvré pour ce qu'ils croyaient être juste à leur époque.
Reconnaissons toutefois que la cause et l'idéologie qu'ils servaient, aussi louables qu'elles aient pu apparaître aux convaincus (je ne parlerais pas des opportunistes-carriéristes), ont été grandement dévoyées et discréditées par le régime qui s'était fait fort de les incarner.
Par ailleurs, un petit rappel, les communistes ne sont pas les seuls à avoir été arrêtés par l'occupant nazi et déportés à Buchenwald ou ailleurs.
C'est moi qui ai posé la question à Dives-sur-mer.C'est une collègue enseignante de français à Thalinn qui avait attiré notre attention sur ce fait lors de notre séjour.. Dans le parc où se déroule le festival il y a une plaque de cuivre avec une partition et c'est la mélodie de " j'irai revoir ma normandie".
RépondreSupprimerConcernant l'origine de la musique, n'aurait-elle pas un lien avec la participation des pilotes d'avion normands qui ont combattu à partir de 1942 aux côtés des russes dans l'escadrille" Normandie-Niemen?
Merci pour les débats que cela enclenche!
@Ghislaine: l'hypothèse des pilotes est séduisante. Pas d'éléments nouveaux à ce jour mais je ne désespère pas!
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