Etrange de voir un roman détricoté et retricoté sous ses yeux. La mue a eu lieu l'autre soir à Paris, dans les locaux de l'Institut finlandais. On y lisait Purge, le roman de Sofi Oksanen. Ou plutôt la pièce de théâtre que l'auteure écrivit initialement, avant d'en faire le roman que l'on connaît, publié en finnois en 2008.
Comme tous ceux qui, ce soir-là, n'avaient lu que le livre, et non la pièce, je notais les différences entre les deux versions. Elles avaient trait essentiellement à l'ordre dans lequel s'emboitent les différents épisodes du récit, étalés dans le temps, durant et juste après l'occupation soviétique de l'Estonie. Cette destruction-reconstruction du mécano Purge était, je dois le dire, assez fascinante à observer.
La lecture était assurée par trois comédiennes et quatre comédiens de la compagnie La Métonymie, assis en rang d'oignon face au public. Deux comédiennes incarnaient le personnage principal: une pour l'Aliide jeune (des années 1940 et 1950) et l'autre pour l'Aliide âgée (du début des années 1990). D'un côté de la "scène" se déroulaient les parties anciennes du récit; de l'autre les plus récentes, avec deux olibrius ponctuant leurs interventions de bribes de russe fleuri. Parfois, des volées de phrases s'échangeaient entre ces périodes, par-dessus la tête des comédiens éclairés par une lumière crue. Une mise en scène simple et efficace imaginée par Tiina Kaartama.
* * *
Pour en finir - cet automne - avec le phéno- mène Ok- sanen, je vais restituer ici une bonne partie de l'entretien que j'ai eu avec elle, le 14 octobre à Helsinki, avant donc qu'elle n'ait obtenu le prix Femina étranger pour Purge.
L'heure: 15h30.
Le lieu: l'intérieur de Kappeli, un vieux café-restaurant de la capitale finlandaise, où écrivains, artistes et compositeurs aimaient à se réunir dès la fin du 19ème siècle, alors que le pays n'était alors qu'un grand-duché sous tutelle tsariste.
Sofi Oksanen m'avait demandé si cela ne me dérangeait pas que le début de l'entretien, réalisé pour le journal La Croix, soit filmé par une équipe préparant un documentaire sur elle pour le compte d'YLE, la télévision publique finlandaise. Soit.
A 15h30 tapantes, j'aperçus l'auteure marchant sur l'esplanade qui mène à Kappeli, sous l'oeil d'une caméra. Quelques passants se retournaient sur elle. Sa notoriété n'est plus à faire dans le pays où elle est née il y a 33 ans et où elle a grandi. Nous nous saluâmes dans l'entrée du café.
- Pendant l'entretien, ne regardez surtout pas la caméra, m'intima le réalisateur finlandais pendant qu'on nous installait dans un coin du café, à côté d'une haute baie vitrée (pourquoi n'ai-je jamais aimé la télévision depuis mes études en journalisme?)
L'atmosphère à Kappeli: plutôt feutrée même si, à une table de nous, les raclements de chaises en bois sur le carrelage, produits par un groupe de retraités qui se levaient pour saluer chaque nouvel arrivant, avaient de quoi déconcentrer.
Voici ce qu'il est ressorti d'une heure de discussion, dont une moitié sous l'oeil de la caméra qui rôdait autour de nous.
Pourquoi avoir écrit Purge?
Il y avait plusieurs raisons. Je voulais présenter la vie et les traditions rurales en Estonie de manière documentée. Dans ma jeunesse, lorsque je me rendais en Estonie avec ma mère, j’ai entendu des gens raconter des histoires et des légendes. Je voulais les perpétuer sous une forme littéraire. Et puis je voulais aborder le sujet de la violence sexuelle en tant qu’arme de guerre, qui est longtemps resté hors du débat public. Il faut en parler. J’étais en colère en apprenant, durant le conflit dans les Balkans, qu’il y avait des camps de concentration où les femmes étaient violées. Quasiment au cœur de l’Europe ! Cela ne collait pas à l’image que j’ai – comme la plupart des gens – d’une Europe moderne. J’ai aussi repensé au message entendu après la 2e guerre mondiale : « plus jamais ça »…
A quel point était-il important pour vous de refléter la réalité dans Purge? Vouliez-vous, à côté de la dimension fictionnelle, en faire aussi un document à caractère historique?
Purge est un roman. Toute personne a sa propre vérité, donc je ne peux pas dire que je raconte "la" vérité. Mais je peux dire que j’écris la destinée de gens qui ne pouvaient pas se faire entendre durant l’occupation soviétique. Ainsi, officiellement, les violences sexuelles n’existaient pas. Officiellement, ni l’armée Rouge ni le KGB ne se livraient à ce genre de pratiques, bien que dans la vie réelle, ils l’ont fait. Cela dit, la violence sexuelle en tant que thème de débat public est quelque chose de relativement nouveau en Estonie, ainsi que dans tout l’espace de l’ex-URSS. C’est pour cela qu’il m’importait d’écrire sur le sujet.
L’accueil réservé à votre livre en Estonie est très positif, il est perçu comme un moyen de faire mieux connaître le sort de la population durant l’occupation. Pourtant, des voix se sont élevées pour le critiquer en disant qu’en réalité, la vie n’était pas aussi sombre que la manière dont vous la décrivez…
Eh bien, pour certains la réalité était encore pire ! D’une certaine façon, la même vieille anecdote, en vigueur à l’époque soviétique, est encore valide aujourd’hui : « Dites moi comment vous avez réagi à Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne et je vous dirai quel est votre milieu familial ». Il en va de même avec les réactions à certains aspects de l’histoire estonienne récente... Car, à l’époque soviétique, il y avait aussi des gens qui étaient très privilégiés. De nos jours, ce n’est pas un sujet très plaisant pour eux. Difficile d’expliquer pourquoi on était membre du Parti communiste ou pourquoi on soutenait le KGB en lui donnant des informations.
Avec Purge, vous rappelez aux Estoniens ce passé proche et peu agréable…
Il y a beaucoup de recherches historiques intéressantes menées en Estonie, du matériau nouveau qui ne cesse d’apparaître. Et c’est très intéressant pour moi en tant qu’auteure. Je suis d’ailleurs heureuse de voir cette nouvelle génération d’historiens à l’œuvre. Mais leurs ouvrages restent confidentiels, même s’ils ramènent des informations cruciales à la surface. Alors qu’un roman peut y parvenir. La non-fiction est en quête de vérité alors que la fiction est une forme d’art qui touche votre cœur – ou pas – mais qui, de toute façon, brasse plus de sentiments.
En Finlande, où Purge a déjà été vendu à plus de 160 000 exemp- laires, quel aspect a suscité le plus d’intérêt?
L’histoire estonienne en tant que telle. Et puis le livre a amené les Finlandais à discuter publiquement de leur propre passé, de la relation avec la Russie, de la « finlandisation » et de la manière tronquée dont l’Estonie était présentée dans les médias, les livres d’histoire.
Et vous n’êtes pas très satisfaite de la manière dont…
Non, pas du tout. Bien sûr, c’était durant la période de la finlandisation et de la guerre froide, qui ont influé la façon dont les Estoniens étaient présentés dans les textes publics par exemple ou dans les médias. Dans les années 1980, lorsque les Estoniens parlaient de regagner leur indépendance et leur souveraineté, Matti Vanhanen, un journaliste qui allait devenir premier ministre plus tard [de 2003 à juin 2010], a défini ces Estoniens comme « radicaux, dangereux » à l’égard de l’Union soviétique, et il a même utilisé le mot « terroriste »...
Pensez-vous que vos livres contribuent un peu à ouvrir le débat sur la question?
Ce qui est sûr c’est qu’on reconnaît en Finlande que les gens savaient mieux ce qui se passait en Union soviétique qu’ailleurs à l’Ouest. D’ailleurs, des Finlandais ont aidé, à titre individuel, des Estoniens, tels ceux qui ont sorti clandestinement des œuvres de poètes, dont celle de Paul-Eerik Rummo. Ce genre d’actes de soutien a existé. Dans le même temps, beaucoup de politiciens finlandais et d’autres ne voulaient pas savoir ce qui se passait, en particulier dans la gauche radicale, qui était encore forte dans la Finlande des années 1960 et 1970. Cela affectait la manière dont on discutait de l’Union soviétique.
Lorsque j’étais enfant, les jeunes de mon âge ne savaient rien de l’Estonie, ou n’avaient rien appris à son sujet, jusqu’à ce que le professeur de finnois raconte un jour qu’il y avait une langue proche de la nôtre, l’estonien, parlé par des gens habitant tout près de notre pays. Les Estoniens qui fuyaient l’occupation soviétique à la fin de la 2ème guerre mondiale n’ont pas pu s’installer en Finlande, parce que dans ce pays, les autorités donnaient tous les réfugiés à l’Union soviétique. Ils ont donc dû aller plus loin, en Suède, aux Etats-Unis ou ailleurs. Là, ils ont perpétué les traditions, publié des ouvrages et des journaux en estonien, entretenu des écoles estoniennes, etc. Ce qui n’a pas été le cas en Finlande, qui n’a pas connu les émigrants estoniens de 1ère génération. Ce pays avait beau être le plus proche de l’Estonie soviétique, il était aussi mentalement un peu plus éloigné que les autres.
Avant d’en faire un roman, vous avez écrit Purge pour le théâtre. Pourquoi cette démarche?
Il était assez clair dans mon esprit que l’histoire devait être dite sur scène. J’étais en train de faire des recherches sur les violences sexuelles durant la 2ème guerre mondiale, ainsi que sur les traumatismes occasionnés. J’ai remarqué qu’une des réactions typiques des victimes consistait à éviter de regarder les autres droit dans les yeux. Il me fallait mettre cela en scène : l’idée qu’une personne qui ne veut pas être vue est regardée. Cette forme d’art collectif correspond bien à une telle expérience intime de la honte. Puis il y a eu les répétitions au Théâtre national, à Helsinki. J’avais écrit la pièce de façon à ce que la sœur du personnage principal (Aliide) ne soit pas du tout présente. Pourtant j’avais envie d’entendre sa voix. On n’avait pas de comédienne pour elle et cela n’était pas prévu. Du coup, j’ai commencé à écrire un monologue pour elle. C’est alors que j’ai remarqué que j’étais en train d’écrire un roman… J’avais aussi beaucoup de matériau disponible que je ne pouvais pas utiliser pour la pièce.
Donc ce n’était pas prévu au départ que vous écriviez un roman?
Non.
J’ai cru comprendre que vous souhaitiez renouveler cette méthode, écrire une pièce de théâtre puis l’adapter au format du roman, est-ce exact?
Oui, parce que le sujet de mon prochain roman se prête, lui aussi, à différents types de narration. Egalement sur scène et en roman. J’ai toujours aimé écrire pour le théâtre. C’est un exercice tellement différent du roman. Bien sûr, une pièce donne lieu à un processus collectif de travail, l’écriture est différente. J’aime bien la complémentarité de ces formes d’écriture.
Quelle est votre connexion avec l’Estonie? Parlez-vous la langue?
A la maison, en Finlande, nous parlions le finnois en famille. Mais, grâce à ma mère, je lisais beaucoup de livres en estonien. Enfant, j’étais bilingue. Puis j’ai commencé l’école. Je n’ai pas y apprendre l’estonien: il n’était pas enseigné. Du coup, c’est devenu une langue différente de celles que j’ai pu apprendre de manière scolaire. Si j’ai continué à m’améliorer en estonien, c’était uniquement en l’écoutant et en le parlant. Par conséquent, l’anglais, par exemple, est une langue dont je maîtrise mieux la grammaire que l'estonien, mais pour laquelle il me manque la signification culturelle des mots. En estonien, en revanche, j’ai une meilleure maîtrise de la connotation des mots, de leur couleur, de leur sens.
Durant votre jeunesse, est-ce que vous vous rendiez souvent en Estonie?
J’y allais aussi souvent que possible. Mais c’était assez compliqué. Ma famille maternelle habitait dans l’Ouest de l’Estonie, donc le long de la frontière occidentale de l’Union soviétique qui, à ce titre, était une zone militaire interdite. A l’époque, les étrangers étaient autorisés à se rendre à Tallinn pour quatre jours à l’aide d’un visa. Des groupes de touristes pouvaient y aller. Mais pour sortir de Tallinn, il fallait une invitation de la part d’une personne sur place. Seuls les enfants, les parents, les frères et les sœurs pouvaient soumettre de telles invitations auprès des autorités. Mes grands-parents estoniens n’étaient pas en mesure de le faire, parce qu’ils ne maîtrisaient pas le russe – langue qu’il fallait employer pour rédiger le texte et communiquer avec les autorités. Alors c’était une sœur de ma mère, vivant à Haapsalu, qui envoyait l’invitation. Si celle-ci était acceptée, nous pouvions faire une demande de visa. Et si cette demande était acceptée, nous pouvions voyager…
Combien de fois êtes-vous allée en Estonie à l'époque soviétique?
Lorsque nous avions une invitation à la campagne, nous pouvions rester un mois, un mois et demi. Nous en faisions la demande tous les étés. Je ne me rappelle pas combien de fois nos invitations ont été rejetées. Le restant de l’été, nous faisions de courts voyages à Tallinn. La première fois que j’y suis allé, j’avais quatre mois…
Et vous y retournez encore? Vous avez encore de la famille?
Oui, mais je n’ai guère le temps de voyager en ce moment. Je ne voyage que pour le travail…
Mais n'est-ce pas là votre choix?
Disons que c’est ma vocation de devenir écrivain et je suis une auteure très privilégiée. Et bien sûr, une auteure veut faire tout son possible pour obtenir de nos nouveaux lecteurs.
En Estonie, j’ai rencontré des gens qui vous considèrent comme estonienne. Quel effet cela vous fait, à vous qui avez grandi en Finlande?
Pour moi, l’identité nationale n’est pas… Je suis née comme je suis. Disons que je m’identifie davantage à des gens qui ont des origines multiculturelles qu’à ceux ayant des racines uniquement finlandaises ou estoniennes. Mais ces racines m’importent tout de même. Je me définis comme esto-finlandaise ou finno-estonienne… D’un côté, les valeurs nordiques me sont chères. De l’autre, il m’est important de connaître les racines de ma famille estonienne. Contrairement à la partie finlandaise de ma famille, dont on ne retrouve plus la trace au-delà de mes grands-parents, mes racines estoniennes remontent à il y a plusieurs siècles. Cette famille estonienne a toujours vécu dans la même région. Je connais le cimetière familial et l’église où mes ancêtres se sont mariés durant des siècles. Et c’est quelque chose qui compte pour moi. Ils étaient paysans de génération en génération, cela fait partie de mon identité estonienne. Le premier d’entre eux à obtenir la liberté est mort en 1621, sa tombe se trouve dans le cimetière familial, on s’y rendait assez souvent durant ma jeunesse. Il n’était pas censé abandonner le servage mais, parce qu’il travaillait dur, il a pu acheter sa liberté. Cela nous rappelle que l’impossible peut devenir réalité.
Que faisaient vos parents?
Mon père était électricien, ma mère ingénieure, active jusqu’à ma naissance. Elle voulait que je naisse en Finlande. Puis elle a arrêté de travailler.
Le fait qu’à côté de vos romans, vous ayez contribué à des travaux non-fictifs, comme La peur était derrière nous tous (Kaiken takana oli pelko), recueil d’articles en finnois sur l’occupation soviétique de l’Estonie, ne brouille-t-il pas les pistes et l’image que certains lecteurs ont de vous et de vos écrits?
Non, et puis honnêtement ce n’est pas vraiment mon problème. Le recueil d’articles Kaiken takana oli pelko me tenait à cœur parce que, lorsque j’ai voyagé en Finlande pour présenter mon livre Purge, beaucoup de lecteurs finlandais m’ont demandé pourquoi les Estoniens n’avaient pas écrit sur leur histoire, pourquoi ne s’intéressaient-ils pas à leur propre histoire ? Or c’est une image erronée de l’Estonie. Oui, les Estoniens s’intéressent à leur histoire, mais en Finlande, il n’y a pas d’ouvrages sur le sujet écrits par des Estoniens. Ou bien les récents ouvrages ne sont pas traduits en finnois. Les Finlandais ne lisent pas en estonien. C’est pour cela que je voulais présenter, dans un recueil en finnois, les études de jeunes historiens estoniens.
Cela a suscité une sorte de…
… Chaos [rire]! Oui c’était surprenant. Russie unie [le parti du Kremlin] a publié un communiqué accusant l’ouvrage d’être anti-russe ou russophobe, sans même avoir eu le temps de le lire. Et ce, bien que le recueil contenait aussi des articles de Russes, comme Vladimir Boukovski qui a étudié les méthodes de torture durant la période soviétique, ou de Russes d’Estonie comme Igor Kotjuh, ou encore un article très intéressant écrit par un chercheur russe sur la minorité russe en Estonie qui vivait là avant l’occupation, et plus particulièrement sur la littérature émanant de cette minorité. J’ignorais que la vie culturelle et littéraire était aussi intense parmi cette minorité, alors qu’elle était de plus petite taille que celle d’aujourd’hui. Toute cette tradition culturelle fut interdite au début de l’occupation soviétique, parce qu’elle rappelait l’Estonie indépendante et l’esprit bourgeois. Elle fut donc écartée et placée dans des archives auxquelles peu de gens ont eu accès. C’est dommage, parce que la minorité russe a vu, elle aussi, son passé confisqué.
Etes-vous en contact avec des écrivains estoniens?
Oui, il nous arrive de nous rencontrer. Mais nous ne nous parlons pas tous les jours, écrire est une activité solitaire… Et puis j’ai aussi des amis estoniens dans d’autres sphères culturelles.
Etes-vous engagée politiquement?
Je vote mais je ne suis membre d’aucun parti politique. Je n’aime pas les partis.
Merci pour cet intéressant entretien avec Sofi Oksanen .
RépondreSupprimerJ'ai offert "Purge" à mon fils Guillaume (Estonie-Tallinn), il doit me le prêter dès qu'il l'aura terminé .
Purge, prix 2010 du livre européen ! Récompense méritée pour ce livre qui nous conte l'Estonie de façon superbe.
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