Dire que j'ai franchi le cap de l'année 2011 la mauvaise conscience au ventre serait une exagération aussi démesurée que l'absence de soleil en cet hiver letton. Mais je m'étais promis de parler ici d'un roman qui, s'il a fait parler de lui en France, y aurait sans doute retenti d'un écho plus durable s'il n'avait été étouffé par une autre nouveauté littéraire lui ressemblant par certains aspects (mais pas du tout par d'autres).
Il est vrai que deux romans se passant en Estonie, c'était un peu beaucoup pour un automne hexagonal peuplé de critiques littéraires qui, souvent par manque de place, ont tendance à élaguer face à la profusion de bouquins proposés. Qui plus est, les livres baltes en question sont l'oeuvre de deux jeunes femmes qui n'avaient auparavant jamais publié dans de grandes maisons parisiennes. Si l'on ajoute le fait que ni l'une ni l'autre n'a écrit son livre en estonien (mais en finnois et en français) ni ne vit dans le pays balte (l'une habite à Helsinki, l'autre en France depuis ses 10 ans)... on pourra comprendre que, par nécessité davantage que pour des critères "objectifs", l'une ait pris le pas sur l'autre dans la quête d'une reconnaissance médiatique.
Comme souvent, c'est la personne qui a tapé le plus fort sur la table (du critique, du libraire), qui a décroché le pompon - en l'occurrence, le prix Médicis étranger et le prix Fnac. Avec Purge, Sofi Oksanen n'y est pas allée par quatre chemins pour nous jeter à la figure le destin de deux femmes d'Estonie et celui du pays de sa famille côté maternel, entre fin des années 1930 et début des années 1990. L'occupation soviétique marque les chairs, déforme les esprits, pervertit et brise des familles. La transition vers la démocratie et l'économie de marché n'est pas rose pour autant pour ces deux Estoniennes. J'ai déjà eu l'occasion de parler - en bien - de ce livre fort sur ce blog.
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A côté du cru et rugueux Purge (Stock), jugé manichéen par certains dans le pays balte, Un roman estonien, premier livre publié par Katrina Kalda, née il y a 30 ans à Tallinn et arrivée 10 ans plus tard à Calais, ferait presque figure d'aimable jeu d'écriture. De la dentelle joliment ourlée, presque trop ouvragée par endroits, mais confectionnée avec dextérité par une personne qui se réclame d'un style plus classique, élégant, abouti.
Est-ce un hasard? Sofi Oksanen et Katrina Kalda ont chacune le physique de l'emploi (du subjonctif), une apparence qui correspond à leur style d'écriture et au sujet de leur roman respectif. La première, que j'ai rencontrée à Helsinki, est fardée à outrance, ses lèvres, le pourtour de ses yeux verts. Elle arbore de longue date des tenues gothiques. Elle s'exprime avec assurance, parfois un brin de dédain. Elle avance sans coup férir, sûre de son destin d'Ecrivaine.
La seconde, pour le peu de temps que nous avons pu passer ensemble, voisins de table au festival des Boréales, en novembre dernier à Caen, m'est apparue toute en finesse, passant d'une légère hésitation à un demi-sourire, ne s'en laissant pas compter pour autant. Teint diaphane, yeux bleus, fins cheveux blonds, elle me rappelle des filles surdouées sorties d'hypokhâgne, souris de bibliothèque nourries aux classiques de la littérature et dotées d'une imagination fertile.
Il en faut pour avoir bâti Un roman estonien (Gallimard). Architecture ambitieuse, piliers élancés, genre gothique tardif à la King's College Chapel de Cambridge. Pour le reste, rien de british dans l'intrigue en question. Elle se déroule, elle aussi, dans l'Estonie des années 1990 avec moult virées dans la décennie précédente. Une période charnière donc, pour ce pays qui doit alors se réinventer au sortir de l'occupation soviétique, laquelle avait mis fin à une première période d'indépendance de 20 ans à peine. Aussi, quand l'armée Rouge quitte le pays, la nation estonienne se recompose, se cherche des héros, en fabrique parfois de toutes pièces, ou plutôt des individus s'en chargent.
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August, l'un des personnages principaux du roman, a reçu cette tâche au nom d'un passé de dissident que s'obstine à lui prêter Eerik, industriel influent et actionnaire d'un journal. August se retrouve à pondre au jour le jour un roman de l'avant-indépendance, publié sous la forme d'un feuilleton dans la même feuille de chou.
La trame s'intensifie lorsqu'on comprend que le narrateur d'Un roman estonien n'est autre que le personnage créé par August pour son roman-feuilleton. Une sorte de double, mais sous des traits plus flamboyants et hardis, qui autorisera notamment le petit écrivain craintif et sans talent à assouvir par procuration sa passion pour la femme d'Eerik. Me suivez-vous? Cela peut paraître un peu confus de premier abord, et expliqué comme ça à la va-vite, mais il n'en est rien. Et si je me suis parfois un tout petit peu égaré, c'était pour mieux m'y retrouver, assez bluffé par la construction qui prenait forme sous mes yeux.
Katrina Kalda en profite pour glisser quelques réflexions sur la perspective d'une entrée de l'Estonie dans l'Union européenne ("Eerik y voyait des accords et des contrats, August voyait Dante, Shakespeare et Schiller. Aucun des deux ne voyait les normes alimentaires, la pasteurisation du lait, les croissants à l'huile sous emballage plastique, ni les passeports à empreinte digitale incorporée"), l'attente des lecteurs (ils "ne veulent lire que leur propre histoire") ou la création littéraire. Laquelle permet bien des tours et des retournements que je tairai ici.
La seconde moitié du livre, qui se veut la plus intime dans un écrin de campagne luxuriante, m'a moins convaincu. J'ai préféré les évocations des salons de Tallinn ou l'ambiance au Viru, le premier grand hôtel construit dans la ville à l'époque soviétique pour héberger les touristes occidentaux, qui y laissaient des devises fortes sans savoir - certains s'en doutaient, bien sûr - qu'ils étaient espionnés. J'en profite pour annoncer au passage l'ouverture, toute récente, d'un musée du KGB au 23ème étage de l'établissement. Le même hôtel joue d'ailleurs un rôle significatif dans le premier roman de Sofi Oksanen (Les vaches de Staline, en cours de traduction en français pour Stock).
Seuls autres petits bémols à mon goût:
1. le vernis un peu apprêté dont je parlais plus haut qui, par endroits, donne l'impression d'une composition trop réfléchie pour couler de source (mais le narrateur ne dit-il pas: "Tout se fabrique, rien ne se crée"?);
2. la manière dont le même narrateur nous prend à témoin, moi, vous, nous les lecteurs. Qu'il veuille nous confier ses sentiments, soit. Mais j'ai moins apprécié qu'il nous demande, de temps à autre, d'aller "vérifier" des dates et des noms, de "patienter pendant plusieurs chapitres" avant que tel ou tel événement ne survienne, etc. Peut-être est-là un procédé imaginé par Katrina Kalda pour baliser le terrain, afin que le lecteur ne s'y perde pas. Etait-ce nécessaire? Si je ne demande qu'à être pris par la main et mené dans un livre, je ne tiens pas à ce qu'on m'intime ma conduite ni qu'on ne m'annonce la couleur.
A propos de nuances et de teintes, je citerai un extrait pour terminer, dans lequel je me suis reconnu, et avec moi sans doute bon nombre de lecteurs vivant plus près des pôles que de l'équateur.
"A neuf heures, le soleil se levait enfin, la plupart du temps à peine décelable, flou, dans les jaune pâle et dans les gris, mais quelque fois orange et éclatant, un peu liquide, ressemblant à un oeuf sur le plat dont le jaune central n'a pas fini de cuire et dont la fine membrane transparente, élastique, menace de se rompre à chaque instant. Cette timide amorce de soleil, qui semblait n'apparaître que pour nous sauver, nous mettait le coeur en joie."
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