lundi 29 août 2011

L'essence du sens

Bientôt un mois de passé à retravailler dans une agence de presse, l'AFP pour ne pas la nommer. Et le sentiment d'avoir endossé depuis le 1er août la bure d'un moine de l'information. Ou plutôt le costume gris d'un anonyme pasteur luthérien, tendance laestadienne, pure et dure. Pas de fioriture, droit au but, du factuel sans détour. Pas le temps de fouiller ni d'aller au fond des choses: les sujets suivants s'accumulent déjà, qui ne sauraient souffrir le moindre de retard au risque de froisser tel ou tel desk parisien ou les auteurs des dépêches que les quelques soutiers du bureau de Stockholm doivent relire ou traduire avant de les expédier dans le flux informatisé submergé de ces nouvelles qui ne s'arrêtent jamais.

Exercice d'équilibriste qui n'est pas sans me déplaire mais qui a de quoi, je m'en souviens, émousser celui ou celle qui s'y prête trop longtemps. Ce mois d'août était toutefois trop court pour retomber dans les affres de l'agencier frustré que j'ai éprouvées il y a une quinzaine d'années, dans cette même ville, et qui m'avaient incité à l'époque à tenter l'aventure de la presse quotidienne.

Les circonstances aidant, j'avais atterri au Monde. De l'univers un peu étriqué et exsangue du pasteur spartiate, intégriste forcené de l'info vite recrachée, j'étais passé à celui plus velouté et satisfaisant du pigiste chargé d'éclairer et d'approfondir, si possible à l'aide d'une écriture travaillée et vive... De mes doigts moins fébriles, je pouvais la plupart du temps choisir les sujets avec lequels j'allais jouer le temps de les malaxer à ma manière. L'appropriation donne du sens.

Bien sûr, j'idéalise un peu cette période et le métier, ces derniers temps, a perdu de sa superbe. J'embellis aussi mon rôle, qui n'a pas toujours été aussi valorisant durant mes années de pigisme (lesquelles, hormis cette pause agencière estivale, se poursuivent). Mais si je mesure le plaisir éprouvé lors de mes périodes successives, le hâve pasteur de l'info quasi-immédiate ne fait pas le poids face au petit cardinal de l'article onctueux et réfléchi pondu tous les deux ou trois jours. Il est vrai que l'austère soutier a un salaire fixe que n'a pas le pigiste...

lundi 15 août 2011

Un nouveau lundi balte à Stockholm

Les ayant délaissés pour le mois d'août, les Baltes se sont chargés de se rappeler à mon bon souvenir. Je les ai croisés aujourd'hui, anonymes ou non, sur une place de Stockholm fameuse pour ceux qui, vers 1990-91, se préoccupaient du sort des républiques baltes, encore sous occupation soviétique.

L'idée était, bien sûr, de commémorer leur retour à l'indépendance. C'était il y a vingt ans, selon le calendrier généralement admis, même si la marche des Baltes vers la liberté avait commencé dès la fin des années 1980, à tâtons, comme pour mieux tester les réactions d'un pouvoir moscovite qui ne pouvait que désapprouver.


Pour soutenir cette démarche très culottée étant donné les risques encourus, un groupe de citoyens suédois et de Baltes vivant en exil dans le pays ont commencé à se retrouver les lundi à 12h sur une place de Stockholm, Norrmalmstorg.



Par tous les temps, quelques centaines de personnes, parfois plus, se sont réunies là durant 79 lundi d'affilée, jusqu'au 16 septembre 1991. Entre-temps, les républiques avaient accompli le plus difficile: faire accepter par le Kremlin l'idée que rien ne pourrait les empêcher de sortir de l'Union soviétique, résister à quelques soubresauts sanglants (en janvier 1991) et sensibiliser l'Ouest à leur cause.



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La Suède, avec ses voisines nordiques, a joué à cet égard un rôle très utile de messager actif. Car ladite cause balte était loin d'enthousiasmer les pays occidentaux qui cherchaient plutôt à consolider la position de leur favori, Mikhaïl Gorbatchev, face aux forces plus conservatrices qui hantaient les couloirs du Kremlin.


La nouvelle équipe au pouvoir en Suède à partir de septembre 1991 s'est montrée particulièrement efficace dans cette mobilisation. Dirigée par le parti conservateur de Carl Bildt, cette coalition de centre-droite venait de succéder aux sociaux-démocrates qui, hormis une parenthèse entre 1976 et 1982, avaient mené le pays depuis 1936.


"Sans toi, Carl, l'Estonie et les autres pays baltes n'en seraient pas là aujourd'hui", déclairait ce lundi matin Mart Laar, tout jeune premier ministre estonien après le retour à l'indépendance et désormais ministre de la défense. Sous sa barbe poivre et sel, l'Estonien avait du mal à dissimuler une certaine émotion en tenant ces propos lors d'un séminaire organisé à l'Institut de politique étrangère, toujours à Stockholm.


Assis au 1er rang, Carl buvait du petit lait, lui qui aime à rappeler son rôle dans les négociations ardues qui ont eu lieu jusqu'en 1994 pour obtenir le retrait des pays baltes de toutes les troupes de l'ex-armée Rouge.


Le même Carl a, c'est de bonne guerre, rendu hommage au parcours des Baltes au cours des 20 dernières années, tout en rappelant que tout Suédois, en 1991, avait de quoi "avoir honte" de la manière dont les autorités de Stockholm s'étaient comportées vis-à-vis de leurs chers voisins baltes.


Et une pique dans le dos du taureau social-démocrate.



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Fredrik Reinfeldt, l'actuel premier ministre suédois (et ancien rival de Bildt au sein du parti conservateur), est revenu plus longuement encore sur ces "pages sombres" de l'histoire suédo-balte. Dans un discours prononcé sur la fameuse place de Norrmalmstorg, il s'est fort bien débrouillé pour ne jamais accuser nommément les sociaux-démocrates d'avoir lâché les Baltes. Mais personne n'était dupe parmi l'audience ayant un minimum de connaissances sur l'histoire récente.


Reinfeldt s'est d'abord appliqué à rappeler que Stockholm (entendez par là le parti à la rose) faisait partie des capitales qui avaient "le plus rapidement" reconnu l'occupation des Baltes par l'Union soviétique en 1944 (ceci dit, il aurait pu être encore plus méchant en disant que Stockholm avait été "l'une des seules" capitales à l'avoir fait...).


Puis il a évoqué en quelques mots l'épisode de l'extradition des Baltes. Quelque 170 soldats qui avaient combattu du côté des Allemands contre l'armée Rouge avaient réussi à fuir par la mer vers la Suède. Le gouvernement suédois décida, en 1945, de les renvoyer de l'autre côté de la Baltique. C'est-à-dire dans les geoles du régime soviétique qu'ils avaient, dans leur majorité, combattu non pas par sympathie pronazie mais pour éviter une nouvelle vague de déportations telle que celles ayant frappé les élites baltes au début de la guerre.


Cet épisode complexe de l'histoire suédoise du 20e siècle avait été dépoussiéré à la fin des années 1960 par l'écrivain Per Olov Enquist dans son livre traduit en français sous le titre L'Extradition des Baltes (Actes Sud, 1985), le 1er ouvrage qui m'a fait découvrir les ambiguïtés de la politique de neutralité suédoise.


Puis Reinfeldt, brandissant un vieux manuel scolaire suédois devant les premiers ministres estonien, letton et lituanien, s'est souvenu du peu de choses qui était mentionné dans ces manuels sur l'existence même des pays baltes, voisins pourtant de la Suède et indépendants durant deux décennies pendant l'entre-deux-guerres.



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Bon prince, le proviseur de l'école estonienne de Stockholm, un certain Jaan Seim rencontré sur Norrmalmstorg, s'est attaché après le discours à lui raboter les angles. "Il faut se rappeler qu'après la 2e guerre, la Suède était un petit pays qui se voulait neutre et qui avait pour voisin à l'Est un grand pays qui représentait une menace considérable", m'a-t-il dit en avançant le concept de Realpolitik.



Encore vêtu d'une cape et d'un chapeau noirs qu'il portait le temps d'entonner une chanson estonienne devant l'assistance, Jaan Seim m'a raconté qu'il avait été plus déçu, par la suite, lorsque les Baltes avaient disparu des esprits suédois. "Pour eux, c'était l'Union soviétique, un point c'est tout".


Les traditionnelles réunions du lundi sur Norrmalmstorg ont contribué à l'époque à faire évoluer ces préjugés. Vingt ans plus tard, en ce lundi 15 août 2011, théâtre de la 80e réunion du genre, ce sont quelques vérités crues qui ont résonné entre les quatre façades de la place.

samedi 23 juillet 2011

Les cavaliers et le barbare

Pour ce billet de fin juillet, j'avais envie de parler de littérature et, plus parti- culièrement, d'un parallèle noté au fil de lectures estivales. Il y était question, j'y reviendrai plus bas, de "forêts ténébreuses où passaient à fond de train des cavaliers barbus" et de "traverse d'un gué tout noir et plein de lames". Deux bribes de textes, le premier signé Julien Green, le second Pierre Michon.
Rien de nordique ni de balte, me direz-vous. Et pourtant, en relisant ces quelques phrases, je n'ai aucun mal à les transposer dans un décor lituanien ou suédois, par exemple, à une époque reculée où ces pays n'existaient pas encore comme Etats proprement constitués, où les frontières étaient encore floues, les allégeances fluctuantes, les vies aussi chevaleresques qu'aléatoires.
Je transcris en entier les extraits en question:

"5 avril [1935]. - Henri III et sa cour. Cette pièce m'a ravi, mais pour des raisons étrangères au texte. La France des Valois a toujours exercé sur moi une espèce de fascination. Ce n'est pas à l'histoire de ce temps que je pense, mais aux villages, aux forêts ténébreuses où passaient à fond de train des cavaliers barbus, dont les mantelets noirs galonnés d'or et les plumes blanches luisaient dans le crépuscule, aux poètes chantant sur des luths dans une langue que nous ne savons plus." (Julien Green, Derniers beaux jours, Journal 1935-1939, Livre de poche).

"Je lui demandai à dîner; elle s'excusa modestement de ses fourneaux éteints, de son grand âge, et me servit à profusion de ces choses froides qui dans les récits tiennent au corps de pèlerins et de gens d'armes, avant que dans leur corps ne passe le fil d'une épée, à la traverse d'un gué tout noir et plein de lames. Du vin là-dessus, dans un gros verre, pour affronter mieux les lames. Je mangeai ces charcutailles de haute époque (...)" (Pierre Michon, La Grande Beune, Folio, récent cadeau de l'ami Nicolas).

Pour ce billet de fin juillet, j'avais donc envie de parler de littérature, de ce que m'évoquent ces quelques belles phrases, de l'imaginaire qu'elles avaient enclenché en moi. L'actualité des dernières 24 heures m'a retardé. Vous l'avez sans doute appris, des événements tragiques ont touché la Norvège. Au moins 85 jeunes tués par un tireur fou sur une petite île proche d'Oslo, et sept autres personnes tuées par une bombe qui a explosé dans le centre de la capitale norvégienne.
Un homme a été arrêté. Un Norvégien vêtu en policier, le déguisement dont il avait usé pour emprunter, sans éveiller la méfiance, le bac menant à l'île où se tenait un rassemblement de jeunes membres du Parti travailliste, principale formation au pouvoir en Norvège.
C'est le même homme qui, selon la police, aurait fabriqué la bombe qui a causé de très importants dégâts à Oslo, dans le quartier des ministères, autant dire le centre politique du pays.
Ce Norvégien de 32 ans, Anders Behring Breivik (photo), a laissé derrière lui une série de commentaires et de réflexions postés sur un site norvégien "alternatif" (non politiquement correct). Se profile entre les lignes le portrait d'un homme obsédé par l'émergence du "multiculturalisme" et par l'entregent de ses agents zélateurs, les "marxistes" qui, selon lui, tiendraient les rênes du pouvoir en Norvège. Ceux-là même que le suspect semble avoir voulu punir vendredi, plutôt que de s'en prendre directement à des personnes d'origine étrangère (même si, parmi les centaines de jeunes présents sur l'ile, une partie non-négligeable sont des enfants de l'immigration).

Ce double massacre m'a fait travailler et sans doute en sera-t-il de même demain dimanche, pour les éditions de début de semaine des journaux auxquels je collabore. Ces événements m'ont aussi refait penser aux textes de Julien Green et Pierre Michon. S'il n'est plus question de chevalerie ni de poètes chantés sur fond de luth aérien, mais bien de barbarie, les "cavaliers barbus" ne sont pas loin, ceux qui voulaient défendre leurs biens, leurs territoires, leurs valeurs (ou les conquérir) à coup d'épées et autres dagues. Idem pour les pèlerins et gens d'armes évoqués par Michon, qui ne sont pas sans rappeler les croisés d'antan (y compris ceux ayant cherché à imposer leurs croyances aux païens vivant sur les plaines sablonneuses longeant, sur sa rive orientale, la Baltique).
La ruse et la force étaient alors des qualités nécessaires à la survie. L'agresseur d'Oslo y a eu recours lui aussi, dans un tout autre contexte, à une époque et dans une région du monde où le dialogue et la concertation sont censés avoir fait leurs preuves, gagné sur les ténèbres. Avoir, au lieu de cela, recours à la violence aveugle est une calamité, quelle que soit la cause qu'on défend. Et dire que le tireur de Norvège se proclamait "chrétien".

NB (le 24 juillet au soir): depuis la publication de ce billet, les médias norvégiens ont mis la main sur le "manifeste" en plus de 1 500 pages envoyé par Breivik juste avant qu'il ne passe à l'acte. Et le tueur, dans son délire, s'y présente comme un "Commandant justicier chevalier de l'ordre des chevaliers Europe".
Entre-temps, le bilan - encore provisoire - est passé à 93 morts, dont 86 sur l'île, et 96 blessés, sans compter des personnes encore portées disparues.

samedi 16 juillet 2011

BALTE-TRAP: olig'art en Lettonie

"Attention, un président de la République peut en cacher un autre." Ainsi commence l'article consacré à la Lettonie que vient de publier la revue en ligne Regard sur l'Est (La Lettonie à l'heure de l'empoignade, signé de votre serviteur).
J'aurais tout aussi bien pu remplacer "président de la République" par "oligarque". Non pas que je les mette dans le même panier. Mais après tout, lorsque ce n'est pas l'un des trois oligarques lettons qui occupe le devant de la scène, il y a de fortes chances que cela soit l'un des deux autres - ou les deux à la fois - qui le supplée ou le soutienne.

Oeuvrer en coulisses est un art dans lequel excellent les oligarques.
Pourquoi ne pas l'appeler l'olig'art?
L'olig'art ou l'art consommé de l'esquive tactique, de l'intervention discrètement appuyée au nom d'intérêts bien compris, promus par toutes les ficelles disponibles (politique, business, médias).
L'art de la comédie aussi:

- tel ce numéro d'Aivars Lembergs (l'un des membres du trio) qui, l'air goguenard, affirme à la télévision qu'il ne peut pas ouvrir le coffre fort de sa mairie aux agents du Bureau de lutte anti-corruption (KNAB), parce qu'il a tout simplement oublié la combinaison;

- ou cette sortie d'Ainars Slesers (autre membre du trio) déplorant, le 5 mai, que les services secrets lettons aient écouté depuis "plusieurs années", via des micros dissimulés, des conversations tenues dans des suites d'un des grands hôtels de Riga (le Ridzene, celui où Jacques Chirac était descendu en 2001, mais aussi Angela Merkel et Jaap de Hoop Scheffer, alors secrétaire général de l'OTAN, en 2006). Parmi les propos qui auraient été enregistrés, selon Slesers, ceux tenus lors d'une rencontre "au sommet" entre lui-même, Aivars Lembergs et Andris Skele, le dernier membre du trio (les "trois A"). Slesers avait promis de porter plainte. A ma connaissance, il n'en a rien fait.

L'olig'art serait-il réservé aux seuls oligarques patentés? Certains donnent l'impression de vouloir prouver le contraire, même s'ils sont encore loin de maîtriser toutes les ficelles du métier et n'aspirent peut-être pas au statut d'olig'artiste à plein temps, réservé aux happy few.
Sans aller jusque là, Andris Berzins, le nouveau président de la République lettone (depuis le 8 juillet 2011 - photo), s'était livré, après l'accession de la Lettonie à l'UE, à quelques manoeuvres peu dignes d'un futur chef d'Etat. Il est vrai qu'il ne se doutait alors pas qu'il endosserait un jour ce costume. Décrites ici en détails (et en anglais) par Mike Collier, le correspondant de l'AFP à Riga, ces manoeuvres - il n'est pas le seul dans le pays à les avoir entreprises - consistaient à utiliser des fonds européens pour cofinancer un projet de maisons d'hôtes qui, ô surprise, n'a pas abouti.
Le pauvre homme en avait certainement besoin, lui qui, ancien président de banque âgé de 66 ans, ne pouvait compter (avant son élection au parlement en octobre 2010 et, depuis peu, à la présidence de la République) que sur la plus importante pension versée dans le pays.

jeudi 7 juillet 2011

"Le coeur léger" au fil de la Zilupe


De retour d'une virée en canoë sur la très paisible Zilupe, en zone frontalière (carte). A tribord, la Russie, parfois toute proche, à l'extrémité de la zone marécageuse qui se marie à notre rivière, parfois plus éloignée. A bâbord, la Latgale, région lettone mais peuplée essentiellement, du moins près de la frontière, de gens dont la langue maternelle est le russe. Les noms des villages nous le rappellent: Horoševa, Adamova, Duboviki, Šuškova. Dans l'épicerie de la bourgade locale baptisée du nom de la rivière, Zilupe, on ne parle que russe, et c'est normal vu la situation géographique. Mais au niveau de l'écrit, c'est la langue lettonne qui domine, y compris sur les étiquettes des bocaux en verre et des boites de conserves.

Les gens se montrent accueillants. Notre groupe de 17 rameurs, embarqués sur huit canoës bigarrés, ne passe pas inaperçu en cette zone frontalière accessible uniquement avec autorisation dûment demandée au préalable.


Les rares personnes que nous croisons nous saluent de la berge ou viennent engager la conversation (en russe). Je pense à ce septuagénaire encore vert qui, toute affaire cessante, a laissé en plan sa mobylette sur le sentier de terre en surplomb, pour venir tailler une bavette avec les estrangers que nous étions sans doute à ses yeux, même si 16 d'entre nous étaient Lettons et parlaient russe.
Je pense aussi à ce couple de fermiers à la peau jaune parchemin qui accepta de nous prêter son bania, son sauna, pour le dernier soir, à une quinzaine de foulée de la rivière. Lors de notre arrivée, lui, beaux cheveux gris clair, avait envie de parler, c'était évident, mais mes camarades du moment n'ont pas donné suite. La réserve lettone... Et moi qui suis dans l'incapacité de formuler des phrases en russe. Je l'ai senti un peu frustré, notre hôte, de ne pas pouvoir engager plus avant la discussion, pour une fois que de nouveaux visages pointaient leur nez.

Au loin circulaient quelques poids lourds en route vers le point de passage frontalier de Terehova-Zasitino (photo LETA). "Parfois, lorsque les camions font la queue sur des kilomètres en attendant de passer, nous sentons les gaz d'échappement qui arrivent jusqu'ici", nous a raconté le fermier. Il y a fort à parier que cela n'ira pas en s'améliorant, maintenant que les autorités russes ont décidé que ce point de passage sera désormais le seul pour le transit des produits alimentaires.

La présence de la frontière ne nous a guère quittés durant ces quatre jours. Si elle ne nous était pas rappelée par le ronronnement lointain des camions, c'était l'irruption de gardes-frontières sur les routes en terre, ou du haut d'un pont, qui s'en chargeait. Avant de me rendre sur place, je ne m'attendais pas à une telle présence. Il est vrai que ladite frontière est celle qui, sur ce flanc oriental de l'UE, constitue la séparation entre la zone Schengen et le vaste espace russe et, plus loin encore, des républiques du Caucase et de l'Asie centrale.

Les gabelous n'empêchent pas divers trafics. On me dit que les cigarettes, l'alcool et l'essence continuent à passer, grâce à des complicités plus ou moins haut placées. Mais certains moyens ont été déployés pour tenter de réduire le phénomène. En nous rendant dans une petite église orthodoxe pour puiser de l'eau à la source "sacrée" qu'elle abrite (à Opuļi), nous sommes passés à côté d'une station ultramoderne de contrôle des trains de marchandise à destination et en provenance de Russie. Truffée de caméras scrutant les wagons, elle était aussi équipée d'un appareil à détection de radioactivité:
Lien

Retour au fil de l'eau, je préfère, entre roseaux et départ de canards dérangés par nos clapotis et éclats de rire. Le courant de la Zilupe n'avait pas la force de la rivière descendue par la même bande l'été dernier. Mais cette année, le paysage était plus dépaysant, si je puis dire. Surtout dans un tronçon qui, pour autant que je puisse comparer avec un endroit jamais vu ailleurs que dans des films ou des documentaires, m'a fait un peu penser à un bayou du détroit du Mississippi. Voilà quelques photos:



Remarquez les bouleaux, étêtés par je ne sais quelle tempête. C'est sans doute mon arbre préféré, du moins mon tronc d'arbre préféré, pour la lumière qu'il attire et renvoie. Coïncidence, lors de cette virée, je suis tombé sur un extrait - fort à propos! - du Journal de Julien Green (Derniers beaux jours, 1935-1939), emporté dans une édition de poche. Lors d'une visite à Gênes, Green écrit ce commentaire que je ferais volontiers mien. Il dit sentir "la tristesse écrasante de l'Italie, tristesse incompréhensible, puisque l'Italien est gai. Pourquoi ces petites rues bruyantes provoquent-elles en moi une mélancolie aussi singulière? Pourtant, j'aime l'Italie, mais ma vraie patrie est au nord. Rien ne me rend le coeur plus léger que de voir une rangée de bouleaux sous un ciel gris."

vendredi 24 juin 2011

Fête sans pareil, fête sans parole


Plutôt que de décrire par le menu la plus populaire des fêtes lettones, je vais laisser parler les photos, prises hier et la nuit dernière. Depuis, Ligo (le 23 juin) a fait place à Jani (le 24). Pour plus de détails sur ladite fête aux deux noms, durant laquelle on célèbre - comme ailleurs dans la région - le solstice d'été, je vous renvoie entre autres à un sondage tout frais, à ce site (en français) sur quelques caractéristiques lettones, ainsi qu'à un billet que j'ai écrit l'été dernier. Je vous laisse, la nature m'attend...










jeudi 16 juin 2011

On ne plaisante plus en Lettonie

Les événe- ments s'ac- célèrent en Lettonie. Ce jeudi 16 juin, le parlement a décidé de remercier le direc- teur de l'agence anti-corruption, le KNAB. Normunds Vilnitis avait été placé là début 2009, non pas par l'actuel gouvernement mais par celui qui était alors encore contrôlé plus ou moins ouvertement par les oligarques du pays. Depuis, l'intéressé n'avait pas déçu ceux qui l'avaient installé à ce poste-clé (contrairement à son prédécesseur, Aleksejs Loskutovs, qui avait commencé à chercher des poux dans la tête de la même bande, avant d'être écarté en 2008). Lorsque ledit KNAB a lancé, à partir du 20 mai dernier, sa plus grande opération contre les oligarques, Vilnitis n'a pas même daigné interrompre ses vacances à l'étranger.
C'est désormais l'adjointe du directeur remercié, avec lequel elle était en conflit ouvert, qui - une nouvelle fois - dirigera l'agence par intérim, en attendant la nomination officielle d'un successeur. Juta Strike est une sorte de Jeanne-d'Arc locale, Lettone formée à l'école scandinave (la police danoise) avant de revenir au pays jouer les poils à gratter. Tel que c'est parti, l'été devrait être chaud pour ceux qui ont des choses graves à se reprocher.

Plus que jamais dans la courte histoire de la Lettonie indépendante s'affrontent ouvertement deux camps.
D'un côté, il y a ceux qui désirent un retour au statu quo ante, fondé sur des pratiques héritées du soviétisme finissant montées en sauce avec des ingrédients du capitalisme le plus débridé.
De l'autre, il y a ceux qui estiment qu'il est temps de passer à autre chose, même si les contours de cette phase à venir restent à définir. Cet "autre chose" semble en tous cas impliquer un plus grand respect de l'Etat de droit, un espace plus respirable où tout ne se déciderait plus à huis clos entre quelques hommes d'affaires et leurs obligés politiques, mais selon des préceptes plus conformes à l'idéal démocratique (tout aussi perfectible soit-il), mâtinés d'un minimum de transparence. Quelque chose comme ça.
Contrairement à l'ami Tintin en Baltonie, à qui j'avais confié la maison en mon absence, je n'ai pas la naïveté de croire que le second des deux camps en question n'est composé que bonnes âmes irréprochables (elles n'existent pas, et encore mois dans les "hautes" sphères politiques). Mais je suis persuadé que le camp adverse, lui, n'est constitué que de gens néfastes à leur pays et prêts à tout pour défendre les grosses parts du gâteau qu'ils se sont arrogés depuis la sortie de l'Union soviétique.

Certains me demanderont pourquoi le parlement letton a décidé ce jeudi d'approuver (par 82 voix sur 100) la décision gouvernementale visant à congédier le chef du KNAB, alors que, le 26 mai, le même parlement, dans sa majorité, refusait de lever l'immunité parlementaire de l'un de ses membres, l'oligarque Ainars Slesers, et qu'une semaine plus tard, il élisait à la présidence de la République le candidat soutenu par l'un des deux autres oligarques.
Excellente question, comme dirait l'autre.
La réponse me semble évidente: les députés, sauf surprise lors du référen- dum du 23 juillet destiné à valider la procédure de dissolution du parlement lancée par le président sortant, Valdis Zatlers (qui quittera son palais - photo - le 7 juillet), ont intérêt à se refaire une virginité avant d'affronter le verdict des urnes à la fin de l'été. Car plusieurs indices montrent que la population lettone n'est plus aussi dupe qu'avant, ni aussi prompte à fermer les yeux sur les abus commis par ceux qui ont eu les mains libres, jusqu'à ces derniers temps, pour en faire à leur guise.

L'indice le plus probant remonte au 8 juin, lorsque entre 5 000 et près de 10 000 personnes - comme d'habitude, ça varie selon les estimations - se sont réunies sur une île artificielle du centre de Riga pour, de manière symbolique, "enterrer" les oligarques (voire les brûler, comme le montre cette vidéo filmée en fin de manifestation).



Une telle affluence est rare dans ce pays peu versé dans l'extériorisation collective des sentiments et des frustrations. Ce jour-là, j'étais hors de Lettonie mais des témoins directs m'ont rapporté qu'une majorité de participants étaient des jeunes qui, d'ordinaire, estiment avoir mieux à faire que de se préoccuper de ce vieux machin vérolé qu'est la politique locale.
Grâce notamment aux réseaux sociaux en ligne, de nouveaux visages sont apparus, apparemment déterminés à ne pas se laisser intimider. Ce jour-là, chose impensable dans le pays, on appela la foule à boycotter les oligarques, à refuser leurs combines, à décliner leurs "faveurs", à renoncer à les servir dès lors qu'ils entreraient dans un restaurant, à cesser de jouer s'ils allaient au théâtre, bref à leur tourner le dos. Du jamais vu, du jamais entendu en public.
Encore une fois, j'attends de voir si cet élan durera et comment il se traduira dans les urnes, avec quelles conséquences. Qui sortira vainqueur des prochaines législatives, avec quelles intentions en tête? Nous en reparlerons certainement ici et ailleurs. En attendant, les événements s'accélèrent et les enjeux sont plus importants qu'il n'y paraît vu de loin. En quatre mots: on ne plaisante plus.