D'un côté, Mart Laar, l'homme qui symbolisa le tournant radical pris par l'Estonie après l'implosion de l'URSS en 1991. De l'autre, Sofi Oksanen, une jeune femme qui écrit des romans engagés en langue finnoise (dont Purge, sorti cet été en France) sur le destin de l'Estonie, patrie d'origine de sa mère. Deux personnes qui se retrouvent et s'entendent pour faire avancer une cause commune qui leur est chère, la dénonciation de la folie communiste, dévoiement d'une utopie.
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Hors des pays baltes, Mart Laar est connu essen- tiellement pour deux choses.
D'abord, il est celui qui, aux manettes gouvernementales de 1992 à 1994 puis de 1999 à 2002, a grandement contribué à l'adoption par son pays de réformes menées au pas de charge. Avec un credo: le libéralisme économique pur et dur. Et une priorité: assurer l'ancrage maximum du pays à l'Ouest pour garantir l'avenir.
Vendredi dernier, le Britannique Edward Lucas, l'un des journalistes étrangers connaissant le mieux les pays baltes, a livré une anecdote amusante et révélatrice lors d'une mini-conférence organisée à Riga par un ancien collègue (Robert Cottrell, éditeur de The Browser). Lors d'une visite à Londres, un ministre estonien raconta qu'après la chute du communisme, le gouvernement de Tallinn s'inspirait directement du contenu de The Economist pour définir sa politique économique. Chaque semaine, l'ambassade d'Estonie à Londres faxait l'intégralité du magazine prolibéral en direction de la jeune élite en poste à Tallinn... Edward Lucas, qui travaille lui-même pour The Economist et y tient un blog, dit tenir l'anecdote d'une source interne à la rédaction londonienne. Toujours est-il que c'est sous l'impulsion de Mart Laar que l'Estonie fut la 1ère ex-république de l'URSS à frapper sa propre monnaie, la kroon (couronne), alors que des troupes russes stationnaient encore sur son territoire.
Puis ce politicien barbu s'est distingué pour son combat en vue de faire connaître et reconnaître à l'Ouest les crimes commis au nom du communisme. Cet historien de formation n'a de cesse de rappeler à des Européens de l'Ouest souvent peu convaincus que le stalinisme n'a rien à envier au nazisme et que ce sont bien deux "génocides" qui ont eu lieu en Europe au milieu du siècle dernier. Le sujet reste très sensible, comme le montre la polémique soulevée par le tout récent livre de Timothy Snyder (Bloodlands: Europe Between Hitler and Stalin) dont je compte parler ici, une fois que je l'aurai lu.
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Si Mart Laar use de son entregent politique pour dénoncer le mal communiste, Sofi Oksanen a recours à la plume, qu'elle manie avec talent. De 17 années sa cadette, l'écrivaine est sans doute en train de réaliser, avec son roman Purge, ce que l'ancien premier ministre estonien et d'autres personnalités politiques baltes n'ont pas réussi à accomplir: faire passer le message auprès du grand public. Purge, dont j'ai déjà parlé ici, évoque assez crûment les violences (psychologiques et sexuelles) perpétrées à l'encontre des femmes de l'Estonie occupée. Violences administrées par les Soviétiques à partir de 1944/45, une fois de retour dans cette ancienne république indépendante, conquise en 1940 puis cédée temporairement à l'Allemagne nazie.
"Toute personne a sa propre vérité, donc je ne peux pas dire que je raconte "la" vérité, me disait Sofi Oksanen, lors d'une récente rencontre à Helsinki en vue d'une page à paraître d'ici peu dans La Croix. Mais je peux dire que je décris la destinée de gens qui ne pouvaient pas se faire entendre durant l’occupation soviétique. Ainsi, officiellement, les violences sexuelles n’existaient pas en Union soviétique. Officiellement, ni l’armée Rouge ni le KGB ne se livraient à ce genre de pratiques, bien que dans la vie réelle, ils l'ont fait. Cela dit, la violence sexuelle en tant que thème de débat public est quelque chose de relativement nouveau en Estonie, ainsi que dans tout l’espace de l’ex-URSS. Les Estoniens connaissent leur histoire. Mais ils n’ont pas encore vraiment l’habitude d’évoquer des thèmes comme celui-ci. C’est pour cela qu’il était important pour moi d’écrire sur le sujet. Même si j’écris surtout pour les gens qui habitent hors d'Estonie."
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Cette volonté de parler au nom des Estoniens à propos d'une période qu'elle n'a pu connaître qu'indirectement - Sofi Oksanen est née en Finlande en 1977 et y a grandi - lui vaut des critiques depuis quelques mois. A Tallinn, j'ai rencontré, pour le reportage à paraître dans La Croix, des Estoniens qui trouvent qu'elle noircit le tableau. Ou qui trouvent qu'il est temps de tourner la page. Ou encore qui supportent mal qu'une "étrangère" (bien que sa mère soit estonienne...) emprunte leur histoire pour en faire un livre à succès. Purge s'est déjà vendu à plus de 160 000 exemplaires en Finlande; en France, il a obtenu le prix FNAC du roman 2010 et est en lice pour le Médicis étranger et le Femina.
En la personne de Mart Laar, Sofi Oksanen possède toutefois un de ses nombreux partisans dans le pays balte. Ils partagent cette vision très noire - eux ajouteront "réaliste" - du monde soviétique. Elle a d'ailleurs fait appel à lui pour contribuer, avec d'autres, à un recueil d'articles sur le sujet qu'elle a coédité avec une journaliste estonienne (Kaiken takana oli pelko, soit La peur derrière nous tous). Publié en mars 2009, "cet ouvrage me tenait à cœur parce que, lorsque j’ai voyagé en Finlande pour présenter Purge, beaucoup de lecteurs finlandais m’ont demandé pourquoi les Estoniens n’avaient pas écrit sur leur propre histoire récente. Bien sûr qu'ils s'y intéressent et écrivent, mais aucun de ces ouvrages n'était disponible en finnois et les Finlandais ne lisent pas l'estonien. J'ai donc voulu présenter, dans un recueil en finnois, les études de jeunes historiens estoniens" sur l'occupation de leur pays.
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Rencontré dans son bureau de député au Riigikogu, le parlement estonien, Mart Laar ne se fait pas prier pour évoquer la cause qu'il a fait sienne: "le monde ne connaît pas encore vraiment ce qui s’est passé à l’époque soviétique. Il ne sait pas assez que, dans chacun des pays baltes, environ 20% de la population a disparu entre 1939 et 1956. Un habitant sur cinq! Sans parler de ceux qui ont été déportés en Sibérie, ni du maintien d’une répression quotidienne basée sur la peur."
Avant de devoir abréger la discussion pour filer à un rendez-vous, Mart Laar accepte de poser devant mon appareil de photo. D'abord devant un rectangle de tissu qui épouse le dessin de tous les drapeaux nordiques (la croix), mais avec les couleurs estoniennes, bleu , noir et blanc. Un raccourci résumant l'obsession des gouvernants estoniens depuis 1991: le raccrochage du pays à la région nordique plus que son maintien dans le peloton balte (photo illustrant le début de ce billet).
Puis Mart Laar, en montrant du doigt un tableau qui se situait dans mon dos, me dit, "en fait, c'est ça que je préfère". Ni une, ni deux, je le photographie devant cette oeuvre d'un artiste contemporain: un monstre rouge en butte à un être humain de bleu vêtu. Une allégorie de la petite Estonie faisant la nique à l'URSS? Un Saint-Georges estonien terrassant le dragon russe? Je n'ai pas eu le temps de demander, Laar le hussard s'était déjà évaporé. En lui parlant plus tard de la scène, Aleks Tapinsh, un collègue de l'AFP, me fit remarquer que Saint-Georges et le dragon sont aussi l'emblême de la ville de... Moscou!
Bonjour,
RépondreSupprimerLe tableau est une oeuvre du celebre peintre estonien Jüri Arrak.
Merci pour la précision Philippe, j'avais déjà vu un tableau dudit Arrak dans le bureau d'Ansip. L'artiste semble très en vue chez les dirigeants estoniens. De là à ce qu'il devienne le nouveau peintre officiel... Arrak il rit (jaune)?
RépondreSupprimerJüri est très friand de trolls et de têtes coupées ;) une recherche d'images sur Google suffit à s'en rendre compte...
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