Il est intéressant de voir comment la minorité dite "russophone" vivant en Lettonie réveille de vieux fantasmes qui sommeillent en certains d'entre nous. En lisant les articles que les deux principaux quotidiens français consacrent ces jours-ci aux élections législatives lettones de ce samedi, je découvre une image qui ne correspond pas vraiment à la réalité quotidienne que j'observe ici depuis près de quatre ans. Ou plutôt une vision partielle et par trop manichéenne de cette réalité qui, il est vrai, est complexe.
A lire
Le Monde et
Le Figaro, il y a des méchants (Moscou) qui manipulent des marionnettes (la minorité "russophone", un tiers de la population) contre les gentils, les Lettons de souche. Cela donne des phrases de cet acabit:
"Les Lettons s'apprêtent-ils à se réfugier dans les bras d'un parti aux ordres de Moscou?" (
Le Figaro). Question justifiée par le fait que le principal parti de la minorité "russophone" - le Centre de la concorde (ou de l'harmonie, selon les traductions) - arrive en tête des sondages et pourrait recueillir aujourd'hui le plus grand nombre de suffrages (du jamais vu depuis 1991).
Pour étayer cette thèse,
Le Monde (dont l'article en ligne est réservé aux abonnés) s'appuie, lui, sur
"plusieurs notes confidentielles" provenant d'un des services de sécurité lettone. Des notes dont le journal
"a eu connaissance". Comment, sous quelle forme, a-t-il des copies, a-t-il vu les originaux? Cela, le lecteur ne le sait pas, comme souvent avec ce genre de sources. Toujours est-il que le journal se table sur une de ces notes pour lancer une information qui, à ma connaissance, n'existait qu'à l'état de rumeurs parmi les médias lettons (un petit scoop donc):
"2,2 millions d'euros ont été injectés [par l'ambassade russe à Riga]
lors des législatives de 2005, pour soutenir les partis prorusses". C'est-à-dire le Centre de la concorde, ainsi qu'une formation plus radicale et en perte de vitesse, le PCTVL.
Hormis le fait qu'il n'y a pas eu de législatives en 2005 (j'imagine qu'il est question de celles de 2006...), ce tir groupé m'inspire quelques remarques et questions:
* Primo, avant de me concentrer sur le coeur du sujet, je serais curieux de savoir si les Etats-Unis ont financé les partis lettons lors de campagnes électorales ou entre deux scrutins. Directement ou indirectement, via des fondations ou des programmes d'aide ou de formation de personnel. Et si oui, à hauteur de combien?
L'hypothèse n'est pas absurde, surtout durant la période ayant précédé l'adhésion de la Lettonie - et de ses cousines baltes - à l'Otan (avril 2004) et accessoirement à l'UE (mai de la même année). Même depuis, l'ambassade américaine veille au grain. Je me souviens en particulier de la sortie, inhabituelle pour une ambassadrice américaine, de Catherine Todd Bailey lors d'une discussion publique à l'Université de Lettonie, à l'automne 2007 (
mon article de l'époque).
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* Secundo, ces deux partis russophones n'ayant jamais été invités à joindre les diverses coalitions de partis qui se sont succédé au pouvoir depuis 1991, ils n'ont pas eu accès à la manne à laquelle donne droit, ici, l'exercice du même pouvoir. Ce n'est un secret pour personne que le contrôle des manettes de l'Etat via divers ministères, et la nomination d'obligés à certains postes-clé, ont permis des pratiques que la loi devrait en principe réprouver. Ce qui explique, en partie, pourquoi ces partis russophones ont été maintenus en dehors du jeu. Et, pour justifier une telle quarantaine, quoi de plus pratique que d'attiser la méfiance communautaire ou de brandir les grands sentiments patriotiques?
* Tertio, et ce n'est pas pour excuser une telle pratique, mais tout parti politique existant dans ce pays est à la recherche de fonds pour le faire fonctionner. Ici, ces structures n'ont pas grand-chose à voir avec des partis traditionnels tels que nous les connaissons en France, par exemple. Ici, nul soubassement idéologique réel autre que la quête du pouvoir et des avantages qu'il procure. Nul socle large et solide d'adhérents et/ou militants qui payeraient leurs cotisations annuelles. De plus, nous sommes ici dans une ancienne république soviétique. La Lettonie ne l'est restée qu'un demi-siècle, mais les mentalités et les habitudes de l'époque ont la vie dure. Il était naturel de voler un Etat qui vous maintenait dans une pénurie fréquente et sans la liberté de s'exprimer. Et le système avait donné naissance à une économie parallèle, celle du troc et des petits services réciproques.
Etant à la recherche de fonds et prêts à échanger des services, il n'est pas étonnant que ces deux partis de la minorité "russophone" aient pu accepter des aides financières en provenance du grand voisin russe.
* Quarto, croire que les partis politiques de la minorité "russophone" sont les seuls à pouvoir croquer la pomme russe, ou les présenter comme tel, c'est omettre un aspect important de la réalité lettone. C'est taire toute l'ambiguïté de cette classe politique qui dirige le pays depuis 1991. Ambiguïté qui trouve ses racines avant cette date pivot: durant la période soviétique, bien des Lettons se sont accommodés avec le régime, et pour certains, ont collaboré activement avec
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lui (il ne s'agit pas de juger d'un point de vue moral, juste de rappeler que tout n'est pas noir et blanc).
Une fois l'indépendance retrouvée, il y a 20 ans, les Lettons de souche se sont drapés dans une posture patriote, attitude compréhensible, qu'ils aient été vierges ou non de toute compromission avec le régime déchu. Les plus malins - ceux qui avaient noué de bons contacts à l'époque soviétique ou oeuvré pour Moscou - ont su bien se placer, tant au niveau politique qu'économique. Surtout au niveau économique d'ailleurs (la politique viendra un peu plus tard, pour mieux asseoir le pouvoir économique fraîchement établi). Dans cette course au rachat d'entreprises, dans cette quête des marchés publics et privés, ces nouveaux hommes d'affaires n'ont pas hésité à se lier à des intérêts russes. Lesquels tentaient déjà de préserver leur influence dans ce bout d'empire qui était en train de leur échapper. Ils voulaient y placer leurs billes avant que les nouvelles lois importées de l'Ouest ne recouvrent ce micmac d'un vernis plus organisé et respectable. Ce qui n'a pas empêché la corruption de continuer à sévir, comme je le racontais dans
Regards sur l'Est.
Le ver russe est donc déjà dans le fruit, si je puis dire.
Et cela, je ne le retrouve pas dans les articles du
Monde et du
Figaro. C'est dommage, car cette ambiguïté est la substantifique moelle de ce pays, ce qui le rend intéressant à suivre de près... A moins que la vision simplificatrice telle qu'elle est présentée dans ces journaux ne vise à discréditer le camp "russe" face au camp letton de souche. A qui cela profiterait-il, à votre avis?
Dans
un article publié ce jour par L'Express, j'ai essayé de dresser un tableau un peu plus nuancé. J'avoue que l'exercice n'a pas été aisé. Un article de 7000 signes, c'est Byzance par rapport à la moyenne. Mais je m'y suis senti un peu à l'étroit pour entrer dans les nuances. Par manque de place, je n'ai pas pu m'attarder, par exemple, sur le parti Pour une meilleure Lettonie. Il a été fondé récemment par deux des oligarques lettons, qui rappellent régulièrement qu'ils sont les gardiens des intérêts des Lettons de souche. Or qui trouve-t-on parmi les principaux membres de ce parti? L'homme du gaz russe en Lettonie (un ancien du KGB) et un propriétaire d'un journal letton en russe (
Chas), qui a longtemps attisé les braises ethniques prorusses...
Le ver est dans le fruit...
Pour finir, je voudrais rappeler que tout commerce avec la Russie n'est pas nécessairement criminel en soi. Idem pour les investissements russes en Lettonie. De telles activités sont normales, logiques entre pays mitoyens, et même une bonne chose pour l'économie de ces pays. La Belgique fait bien des affaires avec la France, les Pays-Bas avec l'Allemagne, etc. Présenter tout développement des relations entre la Lettonie et la Russie comme une manoe
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uvre diabolique de Moscou ne rime pas à grand-chose.
Le problème, c'est que ce commerce se déroule souvent de manière opaque et que des intérêts géostratégiques se greffent dessus. La vigilance s'impose et cela, des Russes de Lettonie en sont conscients. Pour avoir parlé avec certains d'entre eux, candidats aux élections, observateurs avisés de la scène politique ou simples résidents du pays, je sens bien, surtout parmi les jeunes, qu'ils n'ont pas envie de vivre dans une société contrôlée, voire muselée, comme la société russe. Il est possible, comme l'écrit
Le Monde en citant un responsable des services lettons, que l'objectif caché du Kremlin serait d'établir une
"république du KGB, comme en Russie".
"Une dizaine d'agents russes, en poste à Riga, se consacreraient à cette tâche ; mais le rôle moteur, financier, reviendrait aux grandes entreprises", poursuit le journal du soir.
Encore une fois, la vigilance s'impose, c'est sûr... Mais ce n'est pas en se sachant considérés uniquement comme de simples instruments aux mains de Moscou que les Russes de Lettonie prendront davantage confiance en eux pour s'affranchir plus vite de leurs "alliés". Ce n'est pas non plus en renforçant le penchant des Lettons de souche à se présenter comme de gentils agneaux susceptibles d'être mangés par le loup oriental qu'on leur rendra service!