ON CROISE de drôles de poissons en littérature. Prenez ce dénommé Brochet, qui donne son nom à une traduction française du dernier roman écrit par Eric Ambler, au titre original moins aquatique (The Care of Time, 1981). Charles Brochet est l'un des pseudos choisis par celui qui, au départ, a tout pour endosser le costard du Grand Méchant de l'histoire. Eric Ambler décrète que Charles Brochet s'appelle en réalité Karlis Zander, "né à Tallin [sic], en Estonie. D'une famille de langue allemande." Karlis sonne franchement letton mais passons sur ce détail (Simenon a bien choisi de baptiser l'un de ses Grands Méchants Pietr-le-Letton, déjà évoqué ici).
"Quand l'Union soviétique a envahi les pays Baltes, après l'attaque de la Pologne par les nazis, il [Karlis] était étudiant. (...) Il devait avoir dans les dix-huit ans. Dans ces pays-là, on devient vite adulte... et coriace. Les Russes ont coincé sa famille, mais lui il a pu s'échapper. Il faisait partie d'un groupe de réfugiés qui sont parvenus à Dantzig en bateau. Là, il s'est porté volontaire pour entrer dans la Wehrmacht et, après une période d'entraînement, on l'a envoyé dans une école d'infanterie, puis dans un service de transmission." Parcours presque classique pour la région, dirais-je. Ils sont des dizaines de milliers de Baltes à avoir ainsi vu dans l'armée allemande le seul moyen de lutter contre les Soviétiques après l'invasion de leurs pays et la déportation de parents, de proches ou de voisins.
Mais revenons à ce roman d'espionnage de bonne facture (tel l'incipit: "La lettre d'avertissement arriva le lundi, la bombe le mercredi. Ce fut une semaine chargée"), bien qu'un brin suranné. Après un passage sur le front russe au service de l'Abwehr, le service de renseignement de l'armée allemande, Karlis Zander parvint à traverser l'Europe dans le flot de personnes déplacées et à gagner l'Algérie. "Il ne connaissait que le métier de soldat." Là, il s'engagea donc dans une unité de paras de la Légion étrangère sous le nom de Carl Hecht, combattit en Indochine, fut blessé à Diên Biên Phu, évacué et fait citoyen français sous le nom de Charles Brochet.
Le sandre (zander en anglais) et le brochet (Hecht en allemand), autant de poissons carnivores pour nommer un personnage qui déjouera les pièges tendus, dans un décor alpin, par un émir fou à lier et ses sbires. Le tout sous le regard faussement naïf de Robert Halliday, le héros du roman. "Nègre" de profession, ce dernier est embauché pour remettre en forme un manuscrit écrit par Serge Netchaïev, personnage bien réel (1847-1882), lui, auteur d'un Catéchisme du révolutionnaire (qu'il aurait rédigé avec Bakounine) et présenté dans le roman comme un théoricien du "terrorisme moderne". L'étrange commande passée à Holliday ne s'avère être qu'un prétexte en vue de l'utiliser dans le cadre d'une machination où le manipulé ne sera pas nécessairement celui que l'on croit...
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Des brochets, on croise d'autres, inoffensifs, dans Metal, le roman autobiographique du Letton Jānis Joņevs paru en mars en français (chez Gaïa). L'occasion? Une partie de pêche épique ("en l'avant la canaille, à la nous la poiscaille!"), qui occupe une douzaine de pages du livre et dont l'issue est aussi pitoyable que le son du bâtonnet de dynamite balancé dans l'eau: ploc. Le temps d'une nuit de picole en bordure de rivière infestée de moustiques, Jānis, quinze ans à peine, se mesure à ses nouveaux potes, les "voyous".
"Avec eux, je pouvais me permettre de faire le con à ma guise." Un comportement, pense-t-il, qu'il ne saurait adopter en présence des membres de sa bande habituelle, les "métalleux". Avec eux, "on était toujours dans un état d'activité spirituelle, de tension et d'attention permanentes". C'est du moins comme ça qu'il voit les choses, Jānis, l'intello de la petite bande traînant dans la bourgade de Jelgava en 1994, année du départ des derniers soldats russes encore stationnés en Lettonie. Quasiment pas de politique dans ce roman, mais les préoccupations familières d'un groupe d'ados qui se cherchent et se retrouvent dans une passion immodérée pour le métal et ses dérivés tonitruants.
Jānis n'est pas un grand pêcheur ni ne pèche beaucoup. S'il le fait, en de vénielles occasions, c'est pour ne pas passer pour le ringard de la bande. Et en imaginant parfois ce que ses parents trouveraient à en redire. Il est attachant, ce jeune Jānis, qui languit d'enfin s'"intoxiquer à l'alcool" (il y parviendra vite), louche sur les filles sans oser les entreprendre (Diana "devait avoir l'air particulièrement sexy, car je me sentis, comme on dit, décontenancé. Hyper décontenancé"), a du mal à parler quand la fumée des premières cigarettes lui monte dans les yeux. Piètre guitariste, il hésite à former son groupe de black metal (surtout pas de pop, qui "représentait le conformisme de la majorité universelle face à quoi nous devions garder sans mollir notre position de minorité ricanante").
On est tous plus ou moins passé par cet état d'irrésolution juvénile, ce qui rend ce roman d'autant plus sympathique. Lancé à la baille, il ferait pas mal de ronds dans l'eau avec ses 350 pages, mais il ne se veut pas prétentieux pour un lats. Dialogues à l'emporte-pièce, souvent hilarants, touchants parfois (celui avec le soudeur rencontré un soir, non loin de la rue des Tractoristes) et finement traduits par Nicolas Auzanneau. Grâce à Jānis Joņevs (photo), on s'approprie l'univers de gamins de la Lettonie post-soviétique, qui ne jurent que par des groupes de musique anglo-saxons ou leurs copies locales, tout en citant des bribes du Maître et Marguerite.
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Entre l'histoire de Metal et celle d'Es esmu šeit (Je suis ici), moins de vingt ans ont passé. On continue à pêcher en Lettonie (le vol de filets a remplacé le bâton de dynamite comme méthode "alternative"). Le lats n'a pas encore été remplacé par l'euro dans ce film sorti à Riga cette année. Après l'entrée du pays dans l'UE et la crise-massue de 2008, les campagnes se dépeuplent. La mère de Raja, 17 ans, et de son frère cadet Robi est partie tenter l'aventure en Angleterre. Le père, lui, est mort. Les deux ados cohabitent avec une grand-mère acariâtre dans une ancienne ferme dont les arbres sont vendus par cette dernière, contre leur volonté, pour améliorer le quotidien.
La vie n'est pas gaie en Latgale, province parmi les plus pauvres de l'UE, limitrophe de la Russie et de la Biélorussie. Raja tente de garder la tête au-dessus de l'eau après le décès accidentel de la baderne, dont elle et Robi ne disent rien à personne. La pension continue donc à être versée mois après mois. Difficile de ne pas taper dedans pour s'enivrer avec les copains (Robi) ou s'acheter une robe (Raja) pour participer, à Rezekne, la "grande ville" du coin, à un concours de langue anglaise dont le 1er prix n'est autre qu'un aller et retour en avion pour Londres. L'occasion inespérée de retrouver la mère émigrée et de tenter de la faire revenir.
Je n'en dirai pas plus, si ce n'est que ce film réaliste - l'un des rares longs métrages lettons à avoir été récompensés hors du pays, en l'occurrence au dernier festival de Berlin sous le titre de Mellow Mud (Ours de cristal du Meilleur film dans la section Génération 14plus) - m'a séduit. Séduit comme on peut l'être par une histoire qui fleure le "no future". La vie telle qu'elle est vécue hors des routes goudronnées est filmée de manière crédible. Elle mérite d'être racontée, ainsi que le sort d'une jeunesse oubliée, loin de la capitale. Enfin, le réalisateur, Renārs Vimba, ne sombre pas dans le misérabilisme ni dans les bons sentiments. A chaque fois que l'un de ces écueils semble affleurer, il donne un léger coup de barre et le film peut poursuivre son chemin, servi par le jeu sobre d'acteurs qui préfèrent souvent le silence à la parole (on n'est pas en Lettonie pour rien).
Coup de chapeau particulier à Elīna Vaska, qui interprète Raja non sans me rappeler, ne serait-ce qu'un peu, l'Isabelle Huppert des débuts, espiègle et buttée. Raja, une fille de la campagne à la sensualité naissante... et qui sait souquer ferme quand un pêcheur en pétard tente de la rattraper alors qu'elle s'enfuit avec ses poissons.