jeudi 21 décembre 2023

Bertha la Paix. Extraits (3): Le rendez-vous de Berne

AVANT le quatrième Congrès universel de la paix, Bertha von Suttner n’a encore jamais mis les pieds en Suisse. Elle et son mari sont aux anges. Le seul nom du pays « évoque tout un assortiment de poésie montagnarde et d’idéaux de liberté », racontera-t-elle dans ses Memoiren, non-traduites en français, dont j’ai trouvé un exemplaire chez un bouquiniste de Vienne dans une réédition datant de 1965. Quelques mots lui viennent alors à l’esprit, du trivial au mythologique. Cloches de vache et glacier, projectile de Guillaume Tell et Serment du Grütli – du nom de la prairie où il fut, selon la légende, prononcé en 1307 dans le but de libérer de baillis à la solde des Habsbourg les trois vallées constitutives de ce qui allait devenir la Confédération helvétique. Et puis il y a « la scène hôtelière internationale ultramoderne », au cœur des Alpes prisés des happy few romantiques ou adeptes du piolet, ou des deux à la fois, ce qui est alors assez fréquent. Cette promesse confortable n’est pas pour déplaire aux congressistes, qui sauront en jouir en cet été de 1892. 

Bref, résume la plus impatiente d’entre eux, « le pays le plus démocratique et le plus simple d’Europe » s’apprête à accueillir « un rendez-vous d’aristocrates voyageurs et de ploutocrates de l’Ancien et du Nouveau Monde ». Leur arrivée imminente ne passe pas inaperçue des lettrés locaux. Aux archives onusiennes de Genève, je trouve un article découpé dans une revue, Helvetia




Signé d’un mystérieux Guillaume Tell, encore lui. Il y salue d’ores et déjà l’événement à venir. Puis, avec l’emphase propre à l’époque, il campe un décor que les plus catastrophistes de nos contemporains qualifieraient de prophétique. À l’heure où « l’Europe ressemble à un vaste camp retranché », se tiendra à Berne « un important congrès d’hommes de cœur ». Une quatrième fois, ils vont se réunir, « plus nombreux, plus ardents, plus résolus et plus forts que jamais, encouragés qu’ils sont par la voix de tous ceux qui souffrent du monstrueux état de paix armée dans lequel l’Europe se ruine et s’étiole au profit de l’Amérique, par la voix de ceux qui, écrasés d’impôts et de misère, demandent la cessation d’armements militaires excessifs qui, peu à peu, finiraient par réduire les États aujourd’hui les plus riches et les plus prospères, d’abord à la lamentable situation du Portugal, puis à la banqueroute ».

Un braillement ponctue ma lecture de cet article. Un cri à l’écho lugubre ou moqueur, selon ce qu’inspirent les vaticinations du prétendu Guillaume Tell. Il provient de l’autre côté des fenêtres restées fermées en ce jour de grosse chaleur, tous stores baissés. Les habitués de la salle de lecture des archives ne s’en formalisent pas. Dans le parc du Palais de l’ONU règnent une demi-douzaine de paons. Des compagnons discrets de palabres diplomatiques, quand ils ne se mettent pas à sonner l’hallali. La tradition emplumée remonte à bien avant l’installation de l’organisation internationale au bord du lac Léman, ou plutôt de son ascendante, la Société des Nations (SDN), établie en 1919 pour œuvrer à la paix et à la sécurité après la Grande Guerre. Le parc où allait être bâti l’immense palais néoclassique l’abritant depuis appartenait à un riche héritier, passionné d’Orient et d’archéologie, délégué helvète à l’inauguration du canal de Suez. Gustave Revilliod adorait ces bestioles. Dans leur variante bleue, celle aux roues vert canard, pour être précis. Avant sa disparition en 1890, il se serait assuré, lors du legs de sa propriété à la Ville de Genève, que jamais le paon n’y subisse un sort identique au sien.

Depuis sa table qu’on longe en entrant, à la section SDN de la bibliothèque des Nations unies, l’archiviste Jacques Oberson, assis sous une horloge ronde, voit défiler universitaires, étudiants et autres chercheurs depuis la fin des années 2000. Environ mille deux cents visites par an, dit-il le temps d’une pause près d’un distributeur de boissons, au rez-de-chaussée du palais. Silhouette élancée, le cheveu gris épais, il tient à m’offrir un café (le surlendemain, ce sera un livre illustré pesant près de trois kilos sur l’histoire du palais onusien, somme qui lestera d’autant mes bagages durant le reste du périple). Un brin sur la réserve, je le sens quand même prêt à parler de son métier adopté sur le tard. Difficile de l’imaginer dans un autre rôle tant il semble à l’aise, discrètement attentionné à l’égard de ceux qui consacrent encore du temps et de l’énergie à compulser des vieilleries en papier passé, des fragments qui, lus séparément, n’ont guère de sens.

Extrait tiré de BERTHA LA PAIX (pages 67-69, Balland, octobre 2023)

vendredi 10 novembre 2023

En Rouletabille marchant dans les pas de Bertha la Paix

SUR LES TRACES de Bertha la Paix vient de faire l’objet d’une critique dans Le Monde. Heureux d’y être décrit en “Rouletabille marchant dans les pas de Bertha” et racontant “d’une plume alerte” ce qui la liait à Alfred Nobel, comment elle l’influença et finit par obtenir son prix de la paix, le premier accordé à une femme. C'est le fil rouge du livre.

Ce que ne dit pas la recension, par manque de place, c’est que Bertha la Paix campe aussi la mouvance pacifiste dans laquelle elle frayait en égérie sensible et déterminée, parmi tous ces messieurs. On les suit le temps d’un congrès "universel" de la paix, tenu à Berne par un été particulièrement chaud. Le spectre des guerres et des haines recuites flotte dans l’air. Puis on accompagne “la Lionne” jusqu’à Zurich, où Nobel l’a invitée. Je ne dirai pas ce qui se trame à bord du Mignon, l’embarcation expérimentale construite pour le Suédois – il faut ménager le suspense. Mais cet épisode conduira peu à peu la baronne autrichienne jusqu’à la Maison-Blanche. Loin de la vie de bohème vécue dans le Caucase durant sa trentaine. 


Aluminium-Naphta-Boot Mignon von Escher, Wyss & Co. Heinrich Bachmann. Source: Zentralbibliothek Zürich 

Dans le livre l’infatigable militante est croquée (gentiment) par son compatriote Stefan Zweig et (méchamment) par la presse pro militariste. Au fil des pages, on arpente des salles d’archives. On fait des allers-retours entre le 19e siècle et nos années les plus récentes. Pour croiser, par exemple, Victor Hugo lorsqu’il imagine la création des Etats-Unis d’Europe. Ou Tolstoï en jeune officier d’artillerie dans les ruines de Sébastopol, puis en sage commentant Bas les armes!, le best-seller de Bertha. Sherlock Holmes aussi, qui fait une brève une apparition dans un laboratoire jonché de cornues et de lampes Bunsen.  

Sur les eaux du lac des Quatre-Cantons, le rejeton de Rouletabille entame un dialogue de sourds avec des adeptes de Donald Trump venus de Floride puis, sur la terre ferme, écoute un pacifiste désillusionné. A Lucerne, il se perd dans la contemplation d’une vaste fresque circulaire dépeignant la déroute de l’armée d’un général oublié. A Zurich, il est pris dans la fièvre de la grande fête populaire débridant sa population tous les trois ans. En Autriche, il foule l’herbe des jardins entourant le manoir des Suttner, hume l’air humide du salon où Bertha rédigeait sa correspondance. A Vienne, il cherche des signes tangibles de l’existence d’une de ses représentantes les plus estimables, en vain ou presque, et bute sur la grande statue d’un ancien maire populaire mais farouchement antisémite, qu’elle détestait.

Voilà ce qu'on peut aussi trouver dans ce "récit enquête" publié en octobre 2023 chez Balland, et bien d'autres choses encore.  




jeudi 2 novembre 2023

Bertha la Paix. Extraits (2): À Harmannsdorf

LE COUPLE Suttner vit désormais avec la famille d’Arthur. Réconciliation contrainte et compassée. Tout ce petit monde habite sous le même toit, dans un châtelet dont le donjon carré aujourd’hui encore surplombe champs et bosquets entourant Harmannsdorf, hameau agricole affleurant une plaine vallonée, au nord-ouest de la capitale. 



Prenez le train à la Franz-Josefs-Bahnhof, m’a suggéré par mail l’actuelle châtelaine. (...) Dans la gare actuelle, il ne reste plus un centimètre carré du décor d’antan. Quais banals, lumière blafarde, petite affluence. Longeant le Danube avant de s’en éloigner, le parcours, lui, est a priori identique à celui emprunté en son temps par la baronne. Les arrêts se succèdent dans des bourgades à la taille décroissante. À bord de la rame REX, une odeur de saucisson à l’ail flotte un temps. Plus persistante, la voix d’un homme invisible pendu au téléphone, qui chuchote ce qui me semble bien être du hongrois.  

Elégante octogénaire en tenue mokka, Veronika Glawischnig m’attend sur le quai de la gare d’Eggenburg, à une dizaine de minutes de Harmannsdorf en voiture. (...) Où que porte le regard entre les maisons basses, des champs verts et dorés à perte de vue, striés ici et là de bosquets effilés. Ciel débordant de torsades grisâtres. L’unique rue-route du hameau s’appelle Harmannsdorf, comme lui.




(...) Au sommet [du donjon], trois drapeaux prennent le vent d’ouest. L’endroit n’est pas ouvert au public mais Veronika Glawischnig, ravie de l’intérêt manifesté par un visiteur venu de France, fait volontiers le tour du propriétaire, à l’exception de la partie la plus privée où se repose son mari nonagénaire. Les pièces défilent dans une lumière pâlotte filtrée par les doubles fenêtres, profondes, encadrées de rideaux ouverts sur une douve. Flotte une légère odeur d’humidité post-hivernale. Mobilier rustique, disparate. Ce n’est pas celui des Suttner, les guerres et les années de dèche sont passées par là, mais on a tenté de s’en approcher, calquant au plus près style et époque 


Au-dessus d’une armoire, un portrait de la baronne, un des plus connus d’elle, réalisé en 1894 par la comtesse Adrienne von Pötting, sœur d’une de ses proches amies. D’allure encore jeune, le regard doux, elle semble veiller sur le salon où, dit-on, elle rédigea son best-seller. (...)   







L’octogénaire qui me guide d’un pas incertain préfère mille fois parler de son châtelet Renaissance plaqué de chichis baroques depuis le dix-huitième siècle, trois étages élevés autour d’une cour carrée avec chapelle intégrée. De la demi-douzaine chevaux qu’ont abrité les écuries et qu’elle aimait dresser, avant qu’il ne faille s’en séparer. Des subventions publiques, de plus en plus chiches à l’entendre. De quoi aider tout de même à l’entretien des bâtiments et des jardins, dont l’un, le gothique séparant l’orangerie du grenier à grains, dans le prolongement du jardin à la française en pente douce, a laissé place à un simple rectangle d’herbe tondu à l’occasion. L’endroit s’anime quelques fois l’an, parfois moins, à l’occasion de rencontres visant à perpétuer la mémoire de Friedens-Bertha en présence d’historiens, ou de « concerts de la paix » dans le décor bucolique à souhait du grenier à grains. 




Quant
à l’intéressée elle-même, elle avait un caractère peu commode. C’est en tout cas ce qu’ont raconté des anciens de Harmannsdorf l’ayant côtoyée, ou les plus bavards de leurs descendants. La maîtresse femme en savait plus que tout le monde autour d’elle et, à la fin de sa vie, elle ne pouvait s’empêcher de le faire sentir à quiconque l’écoutait. Veronika Glawischnig en sourit et hausse les épaules. « Ce qu’elle a essayé d’accomplir est fantastique. Même si rien n’a vraiment changé depuis. Le monde actuel est tellement déprimant. »