Au regard de l'histoire du prix Nobel de littérature, il était logique, inévitable même, que les académiciens suédois récompensent à un moment donné un grand poète chanteur.
RAREMENT un prix Nobel de littérature aura inspiré autant de critiques - plus audibles que les bonnes âmes prenant sa défense. Excellente nouvelle!
Cela prouve :
- Que l'on s'interroge toujours sur ce qu'est/devrait être la littérature (quelques-uns vont même jusqu'à affirmer que ce prix signe l'arrêt de mort de la Littérature, ce qui revient à accorder un peu trop d'importance à un simple prix...).
- Que le sort des vrais "grands écrivains" injustement oubliés mobilise au-delà du cercle de leurs admirateurs réguliers. A juste titre, je le conçois. Encore que les véritables "grands écrivains" oubliés du Nobel n'ont pas eu besoin de lui pour exister jusqu'à aujourd'hui.
- Que le Nobel reste LE prix attendu qui, année après année, continue à irriter et enthousiasmer, malgré les errements, récents ou lointains, du passé.
J'invite à ce propos à passer en revue la liste des lauréats depuis 1901 pour nourrir la critique (parfois un peu facile, parfois méritée) à l'encontre d'un nombre non-négligeable de décisions de l'Académie suédoise qui, il n'est pas inutile de le rappeler, sont toutefois à replacer dans le contexte de leurs époques successives.
Mommsen (1902), Gjellerup (1917), Spitteler (1919), Reymont (1924), Karlfeldt (1931), Russell (1950), Aleixandre (1977)... Vus avec nos lunettes contemporaines - francophones, qui plus est -, une bande de lauréats arborent la dégaine de resquilleurs montés par effraction à bord du reluisant train Nobel, alors que d'autres sont malencontreusement restés à quai (Zola, mort dès 1902 certes, Proust, Kafka, Joyce, James, Zweig, Hardy, Musil, Virginia Woolf, Borges, etc.). Rappelons toutefois, au nom de l'équité, la présence à bord de passagers dénommés Hamsun, Hemingway, Faulkner, Camus, Sartre, Beckett, Soljenitsyne, Böll, Canetti, Marquez, Oe, Mahfouz, etc.
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Cela dit, pour en revenir à Robert Zimmerman, je trouve ce choix entièrement défendable et justifié. Ce n'est pas parce que l'on chante (même d'une voix nasillarde) qu'on ne saurait être un poète au sens propre et noble du terme. En la relisant aujourd'hui, la poésie de Dylan (car c'est bien cela que l'Académie suédoise a voulu récompenser, elle le dit expressément dans son bref attendu) peut paraître simple, basique même, directe et très orale. Surtout si on la compare à celle, extrêmement travaillée, grandiloquente parfois, de "maîtres de la poésie" (à la Saint-John Perse, par exemple, lauréat en 1960).
Chanson après chanson, cela n'en constitue pas moins une œuvre à la fois très personnelle et emblématique d'une génération-clé, porteuse qui plus est d'un message novateur, dérangeant et rebelle, du moins à la grande époque de Bob Dylan, celle que l'Académie a voulu distinguer (à lire, sur cet excellent site, les textes entiers des chansons du natif de Duluth, avec leurs traductions en français; et la biographie signée François Bon, qui rend justice à cette personnalité énigmatique).
Quant à la simplicité de l'écriture poétique de Dylan, elle n'est pas sans rappeler, dans une approche et un environnement différents, celle d'un Tomas Tranströmer. Lauréat en 2011, le poète suédois avait été primé pour "ses images condensées et translucides", grâce auxquelles "il donne un accès neuf à la réalité". Lui aussi composa une œuvre facile d'accès (ce n'est pas pour rien qu'elle est traduite en une soixantaine de langues). "Par des mots simples, des métaphores d’évidence, il entre en nous, très doucement, presque fragilement (...) Quand on vient à le lire, il semble que ce sont des petites anecdotes qu’il nous confie au coin de son feu intérieur, des histoires d’avant" (dixit Gil Pressnitzer). On a pu sourire au fait que des Suédois récompensent ainsi l'un de leurs compatriotes. En revanche, peu de personnes crièrent au scandale.
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S'ils avaient déjà distingué une poésie à la fois accessible et de qualité, les académiciens suédois ne s'étaient pas encore aventurés sur le terrain de l'expression chantée. Cette excursion inédite et (un peu) osée semble en choquer plus d'un, sur le mode "Quoi, un troubadour, un barde inspiré par les beatniks, comment est-ce possible?! Au secours, la littérature se meurt!"
Or, de mon point de vue, il était logique qu'à un moment donné, les académiciens suédois récompensent un grand poète chanteur. Ne serait-ce que pour cocher, une fois au moins, cette case-là, qui restait vierge. Tout comme leurs aînés ont, un jour, fini par récompenser des représentants de langues jusqu'alors ignorées (Andric le Serbe en 1961, Seferis le Grec en 1963 et le Japonais Kawabata en 1968 en sont des exemples type) ou négligées depuis trop longtemps (Jiménez l'Espagnol en 1956, Quasimodo l'Italien en 1959, etc.). Choix justifiés, notamment, au nom de l'équité géographique et linguistique, comme en attestent les documents d'archives auxquels j'ai eu accès.
Au palmarès Nobel, qui défile lentement sa pelote depuis 1901, laquelle continuera à rouler bien après 2016, il y aura l'année Dylan. L'année au cours de laquelle 17 Suédois (un siège étant vacant), lors de leurs réunions successives du jeudi à Stockholm, auront estimé que le moment était venu. Parmi eux, il s'en trouve certainement quelques-uns pour être moins à l'aise avec ce choix que la majorité. Mais il a bien fallu parvenir à une décision.
Alors Bob Dylan, banco!
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Malgré les nombreuses critiques (en partie équilibrées par ces éloges ou encore celles-ci ou celles-là), je suis persuadé qu'ils ne regrettent en rien leur choix, (un peu) osé certes mais tellement vivifiant. Pour la raison que je viens d'expliciter. Et puis parce que, au passage, ils se sont fait un petit plaisir. Année de naissance moyenne de ces 17 académiciens en exercice? 1945. Celle de Dylan? 1941. L'un a accompagné les autres pendant une bonne partie de leur vie.
Avoir fait graver à jamais le nom de Dylan dans le marbre Nobel, avec"pour avoir créé de nouvelles expressions poétiques dans la grande tradition de la chanson américaine" en épitaphe, ça a de l'allure, pensent ces Suédois qui, tout aussi "immortels" soient-ils, peuvent disparaître d'un jour à l'autre (avant même leur lauréat septuagénaire, qui sait?).
Sans compter qu'en Suède la culture populaire nord-américaine a un poids nettement plus lourd qu'en France, ou dans une bonne partie de l'Europe. Elle fascine littéralement. Dylan, en particulier, a la cote à Stockholm. Ses mémoires (Chronicles, vol. 1, lues ici par Sean Penn) y sont partis comme des petits pains. En 2000, il recevait, des mains du roi de Suède, le Polar Music Prize dans une ambiance solennelle (voir cette vidéo marrante), avant-goût de ce qui l'attend en décembre prochain...
Or, rappelons-le, les académiciens suédois sont le fruit de leur époque et de ses effets de mode, de ses obsessions, de ses coups de cœur (j'en ai assez parlé dans mon Histoire du prix Nobel publiée en 2012).
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Quant à ceux qui regrettent qu'une fois de plus, un Philip Roth, une Joyce Carol Oates, un Milan Kundera, un Amos Oz, que sais-je encore - enfin, ces noms incarnant la grande littérature, la vraie - soient restés à quai, je les comprends. J'attends, moi aussi, que leur heure vienne. Mais un prix à Bob Dylan minimise-t-il pour autant leurs œuvres, leurs mérites, l'admiration que leur portent leurs lecteurs? Non. Au pire, on rappellera plus tard que Roth, Oates, Pierre Michon et d'autres ont rejoint la cohorte des immenses oubliés du Nobel. Au mieux, ils seront récompensés à leur tour dans les années qui viennent.
En effet, que les inquiets se rassurent: à partir de l'année prochaine, il y a de fortes chances que l'Académie suédoise récompense quelques auteurs incontournables, faisant l'unanimité ou presque. Ou bien des plumes moins connues, hormis dans leurs pays d'origine et leur voisinage immédiat, genre épistolier burkinabe ou prosateur de Mongolie extérieure, que l'Académie souhaitera sortir de l'ombre dans laquelle elles œuvrent, discrètes, entièrement dévouées à la création littéraire.
"For the loser now / Will be later to win / For the times they are a-changin'", écrit Dylan...
Et ces choix à venir d'auteurs confidentiels, voire obscurs, hermétiques, vaudront aux "immortels" d'être, comme au bon vieux temps pré dylanien, accusés d'élitisme. Y compris, sans doute, par certains lui reprochant cette année d'avoir bradé la Littérature. Avec un grand L.
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