jeudi 2 novembre 2023

Bertha la Paix. Extraits (2): À Harmannsdorf

LE COUPLE Suttner vit désormais avec la famille d’Arthur. Réconciliation contrainte et compassée. Tout ce petit monde habite sous le même toit, dans un châtelet dont le donjon carré aujourd’hui encore surplombe champs et bosquets entourant Harmannsdorf, hameau agricole affleurant une plaine vallonée, au nord-ouest de la capitale. 



Prenez le train à la Franz-Josefs-Bahnhof, m’a suggéré par mail l’actuelle châtelaine. (...) Dans la gare actuelle, il ne reste plus un centimètre carré du décor d’antan. Quais banals, lumière blafarde, petite affluence. Longeant le Danube avant de s’en éloigner, le parcours, lui, est a priori identique à celui emprunté en son temps par la baronne. Les arrêts se succèdent dans des bourgades à la taille décroissante. À bord de la rame REX, une odeur de saucisson à l’ail flotte un temps. Plus persistante, la voix d’un homme invisible pendu au téléphone, qui chuchote ce qui me semble bien être du hongrois.  

Elégante octogénaire en tenue mokka, Veronika Glawischnig m’attend sur le quai de la gare d’Eggenburg, à une dizaine de minutes de Harmannsdorf en voiture. (...) Où que porte le regard entre les maisons basses, des champs verts et dorés à perte de vue, striés ici et là de bosquets effilés. Ciel débordant de torsades grisâtres. L’unique rue-route du hameau s’appelle Harmannsdorf, comme lui.




(...) Au sommet [du donjon], trois drapeaux prennent le vent d’ouest. L’endroit n’est pas ouvert au public mais Veronika Glawischnig, ravie de l’intérêt manifesté par un visiteur venu de France, fait volontiers le tour du propriétaire, à l’exception de la partie la plus privée où se repose son mari nonagénaire. Les pièces défilent dans une lumière pâlotte filtrée par les doubles fenêtres, profondes, encadrées de rideaux ouverts sur une douve. Flotte une légère odeur d’humidité post-hivernale. Mobilier rustique, disparate. Ce n’est pas celui des Suttner, les guerres et les années de dèche sont passées par là, mais on a tenté de s’en approcher, calquant au plus près style et époque 


Au-dessus d’une armoire, un portrait de la baronne, un des plus connus d’elle, réalisé en 1894 par la comtesse Adrienne von Pötting, sœur d’une de ses proches amies. D’allure encore jeune, le regard doux, elle semble veiller sur le salon où, dit-on, elle rédigea son best-seller. (...)   







L’octogénaire qui me guide d’un pas incertain préfère mille fois parler de son châtelet Renaissance plaqué de chichis baroques depuis le dix-huitième siècle, trois étages élevés autour d’une cour carrée avec chapelle intégrée. De la demi-douzaine chevaux qu’ont abrité les écuries et qu’elle aimait dresser, avant qu’il ne faille s’en séparer. Des subventions publiques, de plus en plus chiches à l’entendre. De quoi aider tout de même à l’entretien des bâtiments et des jardins, dont l’un, le gothique séparant l’orangerie du grenier à grains, dans le prolongement du jardin à la française en pente douce, a laissé place à un simple rectangle d’herbe tondu à l’occasion. L’endroit s’anime quelques fois l’an, parfois moins, à l’occasion de rencontres visant à perpétuer la mémoire de Friedens-Bertha en présence d’historiens, ou de « concerts de la paix » dans le décor bucolique à souhait du grenier à grains. 




Quant
à l’intéressée elle-même, elle avait un caractère peu commode. C’est en tout cas ce qu’ont raconté des anciens de Harmannsdorf l’ayant côtoyée, ou les plus bavards de leurs descendants. La maîtresse femme en savait plus que tout le monde autour d’elle et, à la fin de sa vie, elle ne pouvait s’empêcher de le faire sentir à quiconque l’écoutait. Veronika Glawischnig en sourit et hausse les épaules. « Ce qu’elle a essayé d’accomplir est fantastique. Même si rien n’a vraiment changé depuis. Le monde actuel est tellement déprimant. » 
 

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