mardi 28 mai 2024

Bertha la Paix. Extraits (4): Avec le gratin pacifiste

EN CE LUNDI 22 août 1892, le gratin pacifiste est enfin réuni. Heureux d’en être, au diable la fournaise, on se serre dans la salle du Conseil national que le gouvernement helvète a obligeamment mis à disposition pour cette matinée inaugurale. Le décor reste flou. Il n’existe a priori nulle photo de l’événement. Et la visite des lieux, possible de nos jours, n’aide guère à se faire une idée : peu après le congrès pacifiste, le Palais fédéral fut rénové de fond en comble, au goût et avec des matériaux les plus suisses possibles, c’était à la mode, pour satisfaire un besoin pressant d’affirmation patriotique. Aucun doute toutefois, les protagonistes venus d’une quinzaine de pays n’ont pas eu le loisir de se perdre dans la contemplation du « Berceau de la Confédération ». À dominante bleutée, cette fresque murale aérienne, comme si l’oie sauvage de Nils Holgersson s’était égarée au-dessus des Alpes, ne fut exécutée qu’après les grands travaux. Depuis, elle occupe une place considérable, douze mètres de mur par cinq, face aux élus représentant le peuple suisse. Les guides locaux l’assurent : quelque part dans le nuage cotonneux s’étiolant au-dessus du lac des Quatre-Cantons, ici reproduit en miniature, s’étire un ange de la paix au corps de femme, rameau d’olivier à la main. Rien d’évident, même à y regarder de près. La paix est décidément difficile à trouver. Mais à l’orée du vingtième siècle, on y croit encore.



Ils sont donc là, « les aristocrates voyageurs et ploutocrates » chers à Bertha von Suttner. En réalité, le spectre représenté est plus large. Le Bulletin officiel du congrès liste tous les inscrits, avec un astérisque devant les noms des présents. Se côtoient une flopée d’élus, députés en tête, et de professeurs, moult publicistes et ingénieurs, des économistes en veux-tu en voilà, quelques poignées d’instituteurs et directeurs d’école, un lot d’avocats et autres hommes de loi, une dizaine d’étudiants, à peine moins de comtes, marquis et consorts, sept négociants (tous suisses), une poignée de diplomates ou consuls, quatre médecins, autant de notaires et de pasteurs, trois fabricants et un entrepreneur, deux paires de libraires et de propriétaires, un explorateur, un banquier et un assureur, un architecte, une écrivaine et un homme de lettres, un pharmacien, un cartographe et un imprimeur, mais aussi une artiste peintre, un dessinateur, un prof de gym, un cultivateur et un colonel. Sans oublier Bertha et Arthur von Suttner.

Dans l’ensemble, ce ne sont pas à proprement parler des agitateurs pressés de tout envoyer en l’air pour reconstruire ex nihilo un « monde meilleur », dont la paix ne serait qu’une des composantes. Autant le rappeler, la baronne n’est pas une de ces pétroleuses ayant survécu à la Commune de Paris et ses acolytes n’ont rien de saltimbanques. L’esprit proprement révolutionnaire leur fait bel et bien défaut. Dans ses grandes lignes, la civilisation telle qu’elle évolue n’est pas pour déplaire à ces paladins idéalistes, malgré ses nombreuses imperfections qu’ils aimeraient voir gommées. Ils la souhaitent seulement délivrée de toute expression de la puissance militaire, ce fardeau millénaire de plus en plus lourd à porter, à mesure du perfectionnement des armes et des munitions – auquel le très pragmatique et « cher ami » Alfred Nobel contribue avec certaines de ses inventions brevetées.

Il y a tellement mieux à faire, les congressistes de Berne en sont persuadés, que de consacrer tant d’énergie et de ressources à s’entretuer à grande échelle. Epargner des vies, avant tout. Travailler la terre sans crainte de la voir dévastée du jour au lendemain, par les obus et les raids de grenadiers. « Il en a assez, le pauvre cultivateur, des maux que lui réserve la nature, sans que l’homme y ajoute ceux que créent ses passions, l’homme méchant qui prend ses fils pour la guerre et foule ses récoltes sous les roues de ses canons », clame le conseiller fédéral Louis Ruchonnet, dans son discours d’ouverture prononcé au nom de la puissance invitante.  

Extrait tiré de BERTHA LA PAIX (pages 97-99, Balland, octobre 2023)

mercredi 21 février 2024

Revenir vers l'ailleurs avec Jean-Paul Kauffmann

Reprise in extenso d'un entretien que j'affectionne, publié initialement à l'été 2010 sur ce blog:

Me voilà à mon tour atteint du syndrome de la lettonisation patronymique. Pour avoir publié ce mois-ci [juin 2010] un article dans une revue mensuelle de Riga, j'ai vu ma signature accommodée à la sauce graphique locale: Antuāns Žakobs.
Une intronisation en quelque sorte, un début d'acceptation, une sonnante entrée en matière!
Si je me sens désormais un peu plus letton – dans la forme à défaut du fond , c'est grâce à une première collaboration avec Rigas Laiks (Le temps de Riga), le seul magazine de "réflexion" de Lettonie. L'idée est née d'une discussion avec une amie journaliste (merci Ieva) qui avait tenté de rencontrer Jean-Paul Kauffmann lorsqu'il se trouvait en Lettonie pour mettre la dernière main à Courlande, son livre sorti l'an dernier chez Fayard. La rencontre n'avait pu avoir lieu. Plus tard, Ieva avait parlé de JPK à Uldis Tirons, la cheville ouvrière de Rigas Laiks. Pourquoi ne pas entendre ce qu'un écrivain français a à dire sur la Lettonie, ses souvenirs de Courlande, etc.? Proposition m'avait alors été faite de mener l'entretien avec l'auteur, en marge du festival Des frontières et des hommes, tenu à Thionville en novembre 2009.
Une demi-année plus tard, alors que Jean-Paul est passé à d'autres rivages (ceux de la Marne), Rigas Laiks publie donc, dans son édition de juin, notre discussion à bâtons rompus tenue dans la salle des banquets du beffroi thionvillois. Elle a été traduite en letton  excellemment m'a-t-on dit  par Gita Grinberga (merci). L'article est intitulé Tālā atgriešanās, expression que l'on pourrait traduire par "Revenir vers l'ailleurs" (merci Nicolas).
Je vous en livre ici de longs extraits. Où il est question de pièces manquantes, d'un "résurrecteur", de vignobles lettons, de héros des temps modernes, d'odeur du pain, mais aussi de captivité et de catastrophe naturelle:


Pour écrire plusieurs de tes livres, tu es parti dans des îles éloignées du monde, comme l’archipel des Kerguelen ou l’île Sainte-Hélène. Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à ces endroits ?

Lorsque j’étais en captivité au Liban, je me disais si j’en sortais vivant, une des premières choses que je ferais ce serait d’aller aux Kerguelen. Parce que c’était un rêve d’enfance. J’ai toujours voulu connaître cet archipel lointain. J’avais lu, dans une bande dessinée, la vie d’Yves-Joseph de Kerguelen, le navigateur français qui croyait avoir découvert le cinquième monde, une sorte d’eldorado [en 1772]. Puis il a compris que c’était du vent. Il y a fait un second voyage, mais jamais il n’a voulu mettre le pied sur l’île. Cette histoire me fascinait. Deux ou trois ans après ma libération, je suis donc allé aux Kerguelen. Ce n’est que plus tard que je suis rendu compte que ça faisait partie du travail du retour de captivité. Les Kerguelen, c’est l’isolement absolu, un environnement hostile, la haute solitude. Ce n’était pas sans ressembler à ce que j’avais vécu auparavant, sauf que cette fois-ci j’y allais de mon propre gré. Ce voyage m’a beaucoup marqué, c’est un endroit unique et ceux qui y sont allés ne s’en remettent pas.
Pour l’île Sainte-Hélène, le hasard a joué. Un jour, le magazine GEO m’a demandé si ça m’intéressait de m’y rendre pour préparer un texte. J’ai accepté, non pas pour Napoléon mais parce que c’est un lieu où il n’y a pas d’aéroport. Comme les Kerguelen, il ne se livre qu’après une très longue traversée en mer, presque un mois en partant de Cardiff. Ce que j’aime dans le voyage, c’est l’attente, l’ennui, alors qu’aujourd’hui, avec l’avion, tout est donné d’un seul coup d’aile. Alors évidemment, on peut dire après coup que les thèmes que je recherche, c’est l’enfermement, la clôture. Peut-être, je ne sais pas…

Ces thèmes-là t’intéressaient-ils déjà avant la captivité ?

Pas du tout, non. Et puis avant, comme beaucoup de journalistes, j’étais une sorte de velléitaire de l’écriture, je commençais à écrire des livres sans jamais les terminer… Parce que je n’avais rien à dire. Mais après mon histoire au Liban, après avoir été privé de crayons, de stylo – c’était quand même ma raison de vivre –, j’ai eu un besoin vital, essentiel, d’écrire. Mais en ayant toujours soin de ne jamais parler directement de cette histoire. Je l’ai toujours fait de manière métaphorique, en biais.

Est-ce ton goût pour les lieux atypiques, à l’écart – ce que tu appelles « les lieux de l’entre-deux » – qui t’a attiré en Lettonie ?

Oui, certainement. Bon, il y a un point de départ un peu romanesque, que je raconte dans le livre : on m’a proposé d’aller faire un reportage en Courlande et voilà. Cette base-là est assez mince… Pour un Français, et pas que pour moi, le nom Courlande a quelque chose de poétique, de mystérieux et en même temps de familier. Donc j’ai voulu voir si ce pays rêvé avait une existence. Cela n’était pas non plus le voyage avec un V majuscule, un besoin vital, essentiel de découvrir, etc. Non, ce qui me plaisait bien dans la Courlande, c’était – comment dire sans vexer qui que ce soit ? – ce côté un peu plat. On a du mal à « lire » la Courlande. On ne peut pas dire que ça soit d’un grand pittoresque… Mais justement, j’aime bien les choses qui ne se livrent pas d’emblée. Ce pays exigeait un apprentissage. Ca s’est fait petit à petit. Il y avait quelque chose qui, perpétuellement, m’échappait. Ce que j’appelle dans mon livre « la pièce manquante ». Cette espèce de familiarité inquiétante, d’étrangeté familière, c’est ça qui m’a intéressé.

Pourquoi inquiétant ?

Parce que j’y ai ressenti une banalité presque inquiétante… C’est difficile à expliquer. Pour moi, c’est l’inverse de l’Italie. La profusion italienne face à la concision courlandaise. Il y a presqu’un effet de miroir à l’envers. J’aime beaucoup l’Italie, j’en parle d’ailleurs ici et là dans Courlande. Et j’ai aimé la Courlande pour des raisons inverses. Et puis j’ai tenté de relever une sorte de pari un peu dérisoire avec ce livre. Un Français qui se prend, comme me l’a dit quelqu’un là-bas, pour « le résurrecteur de la Courlande » ! Dans une partie du livre que j’ai dû couper par la suite, je raconte une réunion du Rotary Club à Ventspils, à laquelle nous avons été conviés, ma femme Joëlle et moi. Je me suis retrouvé là, en plein hiver, entouré de Courlandais qui me regardaient comme un OVNI. Je leur ai posé la question : « Qu’est-ce qu’être courlandais ? » Ils ne savaient pas quoi répondre, sauf quelques femmes qui avaient des choses à dire. C’était ça, la grosse difficulté. Au fond, moi, je voulais toujours parler des Courlandais. Mais eux me disaient « Courlandais ? Oui… Mais on ne sait pas ce qu’être courlandais… » On a l’impression que cette identité a été aplanie, écrasée pendant la période soviétique. Mais tout ça, je le dis mieux dans le livre. Je me méfie toujours de la parole. Je dis souvent qu’on écrit des livres parce qu’on ne sait pas en parler...
La formule que j’aime sans doute le plus pour la Courlande, c’est « la dernière écluse entre le monde slave et le monde germanique ». C’est une sorte de sas, historiquement. En même temps, c’est un pays côtier qui a subi les envahisseurs. Mais c’est aussi un Finistère, un cul de sac, avec cette corne de Kolka. J’ai essayé de montrer cela : à la fois, on bute, il n’y a plus rien, et puis il y a cette volonté d’aller voir ailleurs. Je pense que cela explique beaucoup l’aventure de Jakob von Kettler, du grand-duché de Courlande, qui est extraordinaire ! C’est une anomalie historique…

Tu es fasciné par ce personnage et son destin…

Oui, par cette aventure coloniale, avec ses périples et l’installation courlandaise à Tobago et sur le fleuve de Gambie. Je me suis très vite aperçu, en arrivant en Courlande, que la région est un concentré d’histoire européenne, une histoire très riche et foisonnante. Et j’ai l’impression, mais peut-être que je me trompe, que les gens de cette région commencent peu à peu à revendiquer ce passé-là. Cette identité commence à réapparaître. Mais avec un paradoxe, qui fait que les barons baltes sont honnis de nos jours et que ces lieux historiques, ces châteaux et ces manoirs, sont finalement l’expression de ce que les Courlandais ont détesté.

Et de ce qui leur a été imposé…

Oui, bien sûr. D’ailleurs dans les livres d’Eduard von Keyserling, on ne croise quasiment pas de Lettons... Mais en même temps, je suis étonné par ce manque d’intérêt. J’avais demandé au service culturel de l’ambassade de Lettonie à Paris si l’œuvre de Keyserling a été traduite en letton. On m’a dit qu'un seul livre l'avait été , en 2004. C’est extraordinaire… C’est quand même un Courlandais, ce Keyserling ! Allemand d’origine d’accord, mais il est né à Aizpute. Ce que je reproche un peu aux Courlandais et aux Lettons en général, c’est qu’ils ne connaissent pas assez la période du grand-duché de Courlande, très gratifiante pour eux historiquement. Les Lettons ont d’ailleurs un problème par rapport à l’histoire. Ils ont encore un gros travail à faire. Mais là, je pense surtout à la dernière guerre.

Cela fait vingt ans à peine que les Lettons peuvent repenser librement à leur propre histoire...

Oui, je sais. Mais j’ai cité en passant l’histoire des juifs de Liepaja. L’historienne française Nadine Fresco a bien étudié la question, puisque sa famille vient de par là. On parle souvent du rôle des Polonais dans l’extermination des juifs, mais les Lettons n’ont pas été inactifs. Je ne vais pas leur faire la leçon. Nous aussi, en France, nous avons mis du temps à faire ce travail par rapport à l’occupation allemande pendant la guerre, et à la collaboration avec les nazis. On n’a commencé à en parler que dans les années 1980 ! Mais, comme en psychanalyse, tout ce qu’on essaie d’enfouir resurgit avec violence.

Comment as-tu approché cette région lettone que, tu l’admets volontiers, tu ne connaissais que très mal ?

Dans un voyage, il y a deux attitudes possibles : on part les mains dans les poches, ou les poches pleines. Dans ce dernier cas, on risque de fausser le regard, parce que tout ce qu’on a appris et recueilli, finalement, déforme le regard, une fois sur place. J’ai voulu garder une espèce de virginité et laisser jouer le hasard. Je n’ai donc pas préparé ce voyage. Mais j’avais quelques provisions, si j’ose dire, des provisions d’ordre historique : Louis XVIII à Mitau [l'actuelle Jelgava], un livre de Marguerite Yourcenar [Coup de grâce, l’histoire d’aristocrates germano-baltes encerclés par les Bolcheviks], etc. Et puis au moment d’écrire, j’ai fait exprès de ne pas dater le voyage dans le temps. En vérité, pour préparer le livre, j’ai passé environ six mois en Lettonie, en sept-huit voyages, dont une longue période dans une maison au bord d’un lac. Si un jour mon livre est traduit en letton – ce que j’aimerais bien –, on trouvera des inexactitudes, des choses tout à fait contestables… Je le revendique aussi, parce que c’est mon regard, c’est ma subjectivité. C’est la démarche d’un écrivain, qui voit et qui déforme.

Parle nous donc de « ta » Lettonie…

Cette Courlande – je me suis concentré sur cette région – m’a paru à la fois si proche et si lointaine. Elle est comparable à la France, par exemple dans l’organisation d’un village. Mais elle n’est pas semblable. J’ai aussi aimé décrire cet état d’attente, de suspension dans lequel se trouve le pays, entre l’ordre ancien – la période soviétique – et l’Europe et l’espérance qu’elle incarne. Avec cette crise économique terrible, j’ai peur que les Lettons s’installent durablement dans cet entre-deux. J’ai l’impression qu’il y a un coup d’arrêt, une interruption brutale. Bien sûr, ils sont européens mais ils morflent. Avec le traitement sanglant qu’ils subissent aujourd’hui, en France ce serait l’émeute !

Il y a souvent dans tes livres un regard un peu ironique, y compris sur toi-même, et très légèrement critique sur le monde tel qu’il va.

Oui bien sûr, il y a de l’ironie. Dans Courlande ou La Maison du retour, j’ai surtout essayé de donner une certaine allégresse, de gaieté. Je me moque aussi beaucoup des Français, il faut bien insister là-dessus. Je parle des Courlandais – et des Lettons par voie de conséquence –, de leurs façons d’être, de se comporter, mais en articulant ce discours autour de ce que nous sommes, nous les Français, la façon dont nous mangeons, dont nous marchons… Il y a une gestuelle française, tout comme il y en a une américaine. Il n’y a qu’à voir dans les films... On sent les Américains à l’aise avec leur corps, mais ils en font trop.
Les Lettons, eux, sont plus dans la contention. J’ai aimé cette espèce de retenue, cette réserve naturelle chez eux. Cette façon de ne pas sourire, la mimique, toutes ces choses dont on ne parle pas forcément, m’ont beaucoup intéressé. Elles peuvent paraître superficielles, mais elles dénotent une façon d’être, de se comporter. A un moment, je parle de ce Courlandais qui désembourbe notre voiture en rase campagne. On le remercie chaudement et lui reprend sa route comme si rien ne s’était passé... Alors que nous, Français, nous avons cette arrogance démonstrative par rapport à l’étranger. Chez les Lettons, il n’y a aucune arrogance. Sourire, si on n’éprouve pas de l’affection ou de la sympathie, ça ne sert à rien. Ils prennent cela pour une forme d’hypocrisie.

Comment construis-tu tes livres ?

Dans tous mes livres, on part à la recherche de « la pièce manquante » dont j’ai déjà parlé pour Courlande. Dans La Lutte avec l’ange, c’est la recherche d’un mystère qui se trouve derrière une peinture de Delacroix, dans l’église Saint-Sulpice à Paris. Une sorte de polar métaphysique, avec des labyrinthes. Je n’ose dire qu’il est d’une lecture plus difficile, mais il va dans plusieurs directions. C’est parce qu’il y a cette recherche que j’écris mes livres au présent. Je me prive de l’imparfait, qui est pourtant le temps littéraire par excellence et qui donne très naturellement une fluidité à la phrase. Etant entendu que dans la chasse au trésor, ce qui compte c’est la chasse, ce n’est pas le trésor. Je préfère la quête à la conquête, le combat à la victoire.

Et dans La Maison du retour ?

D’une certaine manière, il y a aussi une pièce manquante puisque c’est quelqu’un qui est en train de se reconstruire en même temps qu’il restaure sa maison après une longue période de captivité. Tous deux sont dans la même situation. Sauf que la maison se répare plus vite que le personnage. Dans une période de convalescence, il y a quelque chose qu’on va essayer de récupérer. Le problème avec La Maison du retour, et au travers de ma propre expérience, c’est que le retour ne se termine jamais. On est toujours dans une espèce d’entre-deux, dans un no man’s land, jusqu’à la mort je crois. Donc la pièce manquante, elle le restera toujours.

Est-ce que tu éprouves de la nostalgie par rapport à ce qui existait avant, avant ta captivité, avant la vie d’aujourd’hui ?

Beaucoup de gens pensent qu’il y a de la nostalgie dans mes livres. Mais la nostalgie, c’est un sentiment que je hais, quelque chose qu’aime bien cultiver notre époque. Pour moi, c’est stérile, je dirais que c’est une passion triste…

Pourtant, dans les livres de toi que j’ai pu lire, il y a une certaine érudition qui n’est plus forcément d’actualité. D’où cette impression que j’ai parfois que tu cultives une légère nostalgie…

Ah bon, il y a quelque chose de désuet ? Non… J’aime l’histoire, c’est vrai, et je pense qu’on ne l’étudie pas assez. Mais je trouve que Courlande, c’est aussi un voyage dans le présent. Je parle des grandes surfaces, un de mes postes d’observation favoris. A Talsi notamment, je regarde les gens consommer. Je remarque qu’ils n’ont pas encore la mélancolie du rassasiement, ils sont encore dans le désir. Nous, Français, nous avons perdu le désir, c’est pour ça que nous sommes un peuple un peu fatigué, exténué. On est rassasié.

Et justement, en disant cela, ne fais-tu pas preuve de nostalgie ?

Non, je ne crois pas, mais si tu l’as interprété comme ça, pourquoi pas ? Je suis fasciné aussi par le rapport que les peuples entretiennent avec leur langue. Or pour les Lettons, la langue c’est leur patrie. Si elle disparaît… Leur identité, ce n’est pas l’histoire. La Lettonie c’est un pays inventé d’une certaine façon. A part la Courlande, justement !... Pour en revenir à la langue, ça doit être angoissant pour un pays comme la Lettonie, étant donné que tous ces gens partent en Angleterre ou en Irlande et ne reviendront pas nécessairement. En plus, la Lettonie n’a pas un taux de fécondité extraordinaire…
J’en ai parlé lors d’un récent discours sur la langue française, tenu dans la ville de Brive. J’ai dit que nous, en France, sommes toujours en train de pleurnicher par rapport à l’anglais qui progresse. Mais nous sommes des enfants gâtés ! Les Lettons, eux, doivent vraiment se battre, ils sont le dos au mur. Avec ce million de russophones, ce n’est pas facile. Et puis, j’ai trouvé très important qu’il y ait autant de petits musées, même dans les coins les plus paumés de Lettonie. Des petits musées souvent très émouvants. A côté de Talsi, il y avait une exposition de tronçonneuses de l’époque soviétique : ça m’a fasciné. J’ai essayé de décrire l’objet soviétique, très utilitaire mais à la fois un peu inquiétant. Pas de fioriture, pas de design, mais une certaine rudesse de l’élémentaire, quelque chose de menaçant…

Parlons un peu de la nature…

C’est une des autres choses que j’ai aimées en Courlande.

Mais tu l’aimes bien chez toi aussi, dans les Landes. Tu as une manière de décrire la nature qui est élaborée, riche, tu cherches l’adjectif exact pour qualifier l’odeur d’une plante, il y a une sorte de jouissance du verdoiement… D’où cela vient-il ?

Je suis né à la campagne, mes parents étaient boulangers dans un petit village d’Ille-et-Vilaine. Mes camarades de jeu étaient des enfants de paysans. C’était la France rurale des années 1950, qui n’était finalement pas très éloignée de celle du 19ème siècle. J’ai vécu cet entre-deux des années 50, une France rurale qui était sur le point de basculer dans la modernité. Ceux qui sont nés jusqu’en 1950 ont vu des choses qui, aujourd’hui, paraissent rares : l’ordre ancien, les chevaux dans les rues avec les charrettes et le crottin. Aujourd’hui, mon village est devenu une cité-dortoir de la ville de Rennes, qui à l’époque paraissait très lointaine, bien que distante d’une vingtaine de kilomètres seulement. On allait très rarement à Rennes, on ne voyait qu’une ou deux bagnoles par jour.
Les années 50, c’était la reconstruction, tout était à rebâtir après la guerre. En même temps, il y avait quelque chose de très beau. C’est un privilège d’avoir connu cette période. Ensuite, à partir de 1962-63, la France a complètement basculé. Le niveau de vie a changé, la télévision s’est généralisée, les grandes surfaces sont apparues, tout ça. On a senti la différence, c’était terminé. La société de consommation a commencé là, avant mai 1968.
Pour revenir à la nature, ce qui m’a beaucoup intéressé en Lettonie, c’est la présence de la forêt, elle est là, obsédante. On m’a dit qu’il y avait un côté païen dans La Maison du retour. Justement, je trouve qu’il y a un rapport païen à la nature chez les Lettons, une proximité assez exceptionnelle que nous avons perdue en France. Ils ont été très mal christianisés… Et relativement récemment. Et puis je n’ai jamais vu d’arbres aussi magnifiques que là-bas. Il y a un côté équatorial, cette nature qui a été tellement mise sous le boisseau pendant les longs mois d’hiver, elle explose avec une force. Ces arbres qui grimpent vers le ciel. Tous ces parcs de château aussi… La fête de Ligo m’a beaucoup intéressé. La lecture des daïnas, c’est très beau, cette extrême simplicité, qui est presque banale et dépouillée, mais en même temps très élaborée à mon sens, très concentrée, très incisive au fond. J’ai essayé de décrire tout ça dans le livre.

Dans La Maison du retour, tu parles de « la violence du règne végétal »…

Oui, il y a un côté darwinien, les plus forts exterminent les plus faibles. On le voit perpétuellement. L’arbre le plus fort écrase les autres. C’est un monde très cruel.

Un monde que tu continues à observer dans ton beau jardin landais planté de nombreux arbres ?

Oui, mais il a beaucoup souffert de la tempête qui a frappé le sud-ouest de la France, le 24 janvier 2009. Soixante pour cent de la forêt des Landes ont été détruits ce jour-là ! C’est le plus grand massif forestier de plaine de l’Europe occidentale, un vrai poumon. Tous les arbres que j’ai décrits dans La Maison du retour sont tombés... Notamment le tilleul. Pour moi, ça a été terrible. C’est vraiment un deuil. J’avais un magnifique cèdre de l’Atlas qui avait 200 ans : il a été couché. J’aurais préféré que ma maison fût abimée. Une maison, on la reconstruit vite, un « airial » il faudra deux cents ans. Cela dit, j’ai commencé à replanter. Planter un arbre c’est un acte d’espérance.

A côté de la nature, le vin et le cigare semblent tenir une place importante dans ta vie…
Cela fait partie de mes obsessions ! C’est encore un rapport au temps. C’est-à-dire que le vin est la seule matière vivante qui devient délectable en vieillissant même si, après avoir franchi la période où il est au sommet, il va fléchir petit à petit. Et puis c’est une manière de remonter le sens interdit du temps. Quand vous buvez un vin de 1945 ou un de 1914, on boit aussi de l’histoire. Un 1945, on ne le boit pas comme un autre : il y a la fin de la guerre, c’est le millésime de l’espérance, du retour. Un vin de 1914, les femmes ont vendangé, tous les hommes étaient partis en septembre. Il m’est arrivé de goûter des Bordeaux de cette année-là.
Et le cigare, cela a aussi avoir avec le temps. C’est un plaisir qui part en fumée et qui finit en cendres. Quand on fume un cigare, il y a aussi un moment d’entre-deux, de suspension. Beaucoup d’hommes d’action s’adonnent à ce plaisir, parce que c’est un moment où les choses s’arrêtent. Alors qu’on n’a pas du tout ce rapport-là avec la cigarette, qui a un côté compulsif et esclave. Quand on veut fumer un cigare, il faut choisir le bon moment, avant de retourner au bureau ou de monter dans un taxi. Il faut intégrer le temps qu’on va mettre pour le fumer. Et le temps, un écrivain est perpétuellement confronté à ça. Un livre, c’est raconter ce qui a eu lieu, c’est par rapport au passé, au temps…

Tu te revendiques volontiers « amateur » de vins de Bordeaux, de cigares...

Oui bien sûr, l’amateur c’est celui qui aime, tout simplement. Et qui sait prendre son temps, qui n’a pas ce regard du spécialiste… Ceux qui font beaucoup de mal aujourd’hui, ce sont les experts. On vit dans la culture de l’expert, celui qui sait ou qui prétend savoir. Dans tous les domaines. Le savoir est considéré comme un pouvoir, ça caractérise l’expert ou le consultant, une de ses déclinaisons. Alors que la notion d’amateur est tout à fait à l’opposé. Elle se veut une démarche totalement désintéressée, gratuite, curieuse aussi. C’était un peu la formule de notre revue, L’Amateur de bordeaux [créée en 1981]: « La connaissance augmente le plaisir ». C’est-à-dire que nous ne sommes pas que des buveurs de vin, nous sommes aussi des buveurs de sens. Le vin a un sens, ce n’est pas comme quand on boit de la vodka. Derrière le vin, il y a une histoire, il y a des paysages, il y a une continuité, des générations de viticulteurs, l’environnement. Et tout cela a aussi une saveur, qui s’ajoute au plaisir des papilles. Pour moi, ça entre en ligne de compte quand je déguste un vin. J’ai créé L’Amateur de cigare (en 1994) en suivant la même démarche.

Il y a quelques vignes en Lettonie…

Oui, l’histoire de Sabile m’a beaucoup intéressé, évidemment ! Dans le livre, j’ai voulu cette scène comme une espèce d’instant privilégié. Et puis, peut-être était-ce seulement dans ma tête, mais j’ai eu l’impression que ces gens-là avaient moins de réserve que les autres. Cela dit, le goût du vin en tant que tel, ce n’est pas ça qui les intéresse. C’est le côté livre Guinness des records : on est le vignoble le plus septentrional.

Ta revue sur le cigare parvient-elle à subsister dans le monde actuel ?

Oui, la revue existe toujours mais elle doit se battre contre le politiquement correct, les lois antitabac, etc. L’amateur de cigare est un homme persécuté… Par sa femme, par ses collègues de bureau, par ses voisins de table au restaurant : c’est le héros des temps modernes !… Bref, ce n’est pas facile mais ça vaut la peine. Parce que, quand on aime et qu’on s’intéresse au vin, immanquablement on en vient au cigare. Ca obéit aux mêmes « lois », si je puis dire. Il y a aussi un terroir, il y a aussi des hommes qui transforment des matières premières, le côté artisanal.

Cet amour du vin, du cigare et des autres bonnes choses de la vie, est-ce que c’était inné ou bien est-ce que ce n’est venu qu’après ta période de captivité ?

Je l’ai toujours eu, je pense. Mes parents étaient boulangers-pâtissiers. Toute mon enfance, j’ai baigné dans des odeurs de viennoiseries, de croutes de pain qui cuit, de gâteaux, des parfums très agréables. Si je parle beaucoup d’odeurs dans mes livres, cela me vient en grande partie de cette enfance, lorsque je baignais dans cette espèce de symphonie olfactive…

Je me suis tout de même demandé si ce sens-là n’avait pas été exacerbé par ta période de captivité.

Tu as certainement raison. D’ailleurs, j’en parle dans La Maison du retour. Dans un endroit complètement resserré, étroit, dans l’obscurité, avec le silence, tous les sens sont dans un état de réceptivité extraordinaire, notamment le sens auditif. Nous pouvions deviner que le moment était venu de nous changer de lieu de détention, rien qu’en entendant les pas au-dessus de nos têtes, plus denses que d’habitude. Car pour ces changements de cellules, ils faisaient venir des gardes supplémentaires.
Ces moments étaient terribles. J’en ai connu dix-sept ou dix-huit au total. Ca se passait toujours la nuit. Ils nous levaient vers 3h-4h du matin. C’était très angoissant. Car la finalité de l’otage, c’est d’être exécuté. Le type ouvre ta cellule, tu ne sais pas s’il va te tuer ou non. C’est toujours un quitte ou double. Ces déménagements étaient très durs, parce qu’ils nous bandaient les yeux et nous mettaient dans des coffres de voiture – ça pouvait durer quatre-cinq heures – ou dans une caisse fixée sous des camions. Tu crois devenir fou. Ca c’était ma hantise.
Le sens olfactif, c’était différent. Nous étions dans un monde clos, on devait puer effroyablement. Il n’y avait pas de fenêtres dans nos cellules, par moments il y faisait jusqu’à 45 degrés, on était torse nu. Nous voyions arriver l’été avec beaucoup d’appréhension. On était en sueur, on ne pouvait pas dormir, aucun air ne nous parvenait. Et puis on ne prenait une douche que tous les deux ou trois mois. Les geôliers ne se privaient de nous dire « qu’est-ce que ça pue ! » Ce n’était pas de notre faute… Alors c’est indéniable que tout ça a exacerbé nos sens. Mais le sens olfactif a toujours été très aigu chez moi, il m’a beaucoup aidé pour la dégustation du vin. Parce que cet exercice, c’est aussi nommer des odeurs.

Cette période de captivité, j’imagine qu’au début ce devait être difficile d’en parler, de faire comprendre…

Tu vois, aujourd’hui encore, on parle de moi comme « l’ancien otage du Liban », c’est gravé sur mon front et j’en ai mare ! Ce n’est pas tabou pour moi, mais j’en parle très peu.

Est-ce que ce rappel incessant ne commence pas à s’estomper, notamment grâce à tes livres ?

Mais non ! Je crois que ça me poursuivra jusqu’à ma mort. Lorsque je suis allé à Brives recevoir un prix, il y a eu un discours du président du Conseil général, qui se trouve être François Hollande. Il a parlé de « l’otage du Liban », a rendu hommage à mon « courage »… J’en ai mare ! C’est obsédant. On a l’impression qu’on n’en sortira jamais. Dans un petit livre que j’ai envoyé en 1989 à tous ceux qui avaient participé à ce combat pour ma libération, Le Bordeaux retrouvé, je dis qu’être un otage, ce n’est pas un métier, ce n’est pas une fonction sociale. Mais très vite on devient le cabotin de sa propre souffrance, très vite on se raconte.
Alors quelque temps après ma libération [en 1988], je me suis dit « ça suffit, je refuse toutes les interviews qui ont trait à cette période-là ». En même temps, elle est là, bien sûr, mais ça reste par rapport à moi-même, à ma famille. Je ne peux pas dire que ça m’insupporte quand on me le rappelle. Il faut vivre avec ça, on ne peut rien contre. Mais c’est quelque chose de lourd. En plus, ce que l’on raconte est toujours très répétitif. Il y a une sorte de service minimum au-delà duquel on ne veut pas, ou on ne souhaite pas aller. Parce qu’il y a quelque chose qui est indicible, intransmissible. C’est la raison pour laquelle je reste incapable de raconter par écrit ces trois années.
J’y fais quelques allusions dans La Maison du retour : très peu à la captivité en tant que telle, mais au travers du retour, qui est aussi très difficile, très violent. Tu es plongé dans les ténèbres pendant trois ans et crac !, d’un seul coup tu remontes à la lumière tel Lazare sortant du tombeau… Tu as vécu dans le silence et tout d’un coup tu vois plein de gens autour de toi, tu as l’impression qu’ils sont en état d’ébriété. Tu as presque envie de retrouver le silence. D’ailleurs ma femme pensait que je ne m’en remettrais jamais. Mais elle et mes proches ont compris qu’il fallait que je passe par cette étape, comme un sas.

jeudi 21 décembre 2023

Bertha la Paix. Extraits (3): Le rendez-vous de Berne

AVANT le quatrième Congrès universel de la paix, Bertha von Suttner n’a encore jamais mis les pieds en Suisse. Elle et son mari sont aux anges. Le seul nom du pays « évoque tout un assortiment de poésie montagnarde et d’idéaux de liberté », racontera-t-elle dans ses Memoiren, non-traduites en français, dont j’ai trouvé un exemplaire chez un bouquiniste de Vienne dans une réédition datant de 1965. Quelques mots lui viennent alors à l’esprit, du trivial au mythologique. Cloches de vache et glacier, projectile de Guillaume Tell et Serment du Grütli – du nom de la prairie où il fut, selon la légende, prononcé en 1307 dans le but de libérer de baillis à la solde des Habsbourg les trois vallées constitutives de ce qui allait devenir la Confédération helvétique. Et puis il y a « la scène hôtelière internationale ultramoderne », au cœur des Alpes prisés des happy few romantiques ou adeptes du piolet, ou des deux à la fois, ce qui est alors assez fréquent. Cette promesse confortable n’est pas pour déplaire aux congressistes, qui sauront en jouir en cet été de 1892. 

Bref, résume la plus impatiente d’entre eux, « le pays le plus démocratique et le plus simple d’Europe » s’apprête à accueillir « un rendez-vous d’aristocrates voyageurs et de ploutocrates de l’Ancien et du Nouveau Monde ». Leur arrivée imminente ne passe pas inaperçue des lettrés locaux. Aux archives onusiennes de Genève, je trouve un article découpé dans une revue, Helvetia




Signé d’un mystérieux Guillaume Tell, encore lui. Il y salue d’ores et déjà l’événement à venir. Puis, avec l’emphase propre à l’époque, il campe un décor que les plus catastrophistes de nos contemporains qualifieraient de prophétique. À l’heure où « l’Europe ressemble à un vaste camp retranché », se tiendra à Berne « un important congrès d’hommes de cœur ». Une quatrième fois, ils vont se réunir, « plus nombreux, plus ardents, plus résolus et plus forts que jamais, encouragés qu’ils sont par la voix de tous ceux qui souffrent du monstrueux état de paix armée dans lequel l’Europe se ruine et s’étiole au profit de l’Amérique, par la voix de ceux qui, écrasés d’impôts et de misère, demandent la cessation d’armements militaires excessifs qui, peu à peu, finiraient par réduire les États aujourd’hui les plus riches et les plus prospères, d’abord à la lamentable situation du Portugal, puis à la banqueroute ».

Un braillement ponctue ma lecture de cet article. Un cri à l’écho lugubre ou moqueur, selon ce qu’inspirent les vaticinations du prétendu Guillaume Tell. Il provient de l’autre côté des fenêtres restées fermées en ce jour de grosse chaleur, tous stores baissés. Les habitués de la salle de lecture des archives ne s’en formalisent pas. Dans le parc du Palais de l’ONU règnent une demi-douzaine de paons. Des compagnons discrets de palabres diplomatiques, quand ils ne se mettent pas à sonner l’hallali. La tradition emplumée remonte à bien avant l’installation de l’organisation internationale au bord du lac Léman, ou plutôt de son ascendante, la Société des Nations (SDN), établie en 1919 pour œuvrer à la paix et à la sécurité après la Grande Guerre. Le parc où allait être bâti l’immense palais néoclassique l’abritant depuis appartenait à un riche héritier, passionné d’Orient et d’archéologie, délégué helvète à l’inauguration du canal de Suez. Gustave Revilliod adorait ces bestioles. Dans leur variante bleue, celle aux roues vert canard, pour être précis. Avant sa disparition en 1890, il se serait assuré, lors du legs de sa propriété à la Ville de Genève, que jamais le paon n’y subisse un sort identique au sien.

Depuis sa table qu’on longe en entrant, à la section SDN de la bibliothèque des Nations unies, l’archiviste Jacques Oberson, assis sous une horloge ronde, voit défiler universitaires, étudiants et autres chercheurs depuis la fin des années 2000. Environ mille deux cents visites par an, dit-il le temps d’une pause près d’un distributeur de boissons, au rez-de-chaussée du palais. Silhouette élancée, le cheveu gris épais, il tient à m’offrir un café (le surlendemain, ce sera un livre illustré pesant près de trois kilos sur l’histoire du palais onusien, somme qui lestera d’autant mes bagages durant le reste du périple). Un brin sur la réserve, je le sens quand même prêt à parler de son métier adopté sur le tard. Difficile de l’imaginer dans un autre rôle tant il semble à l’aise, discrètement attentionné à l’égard de ceux qui consacrent encore du temps et de l’énergie à compulser des vieilleries en papier passé, des fragments qui, lus séparément, n’ont guère de sens.

Extrait tiré de BERTHA LA PAIX (pages 67-69, Balland, octobre 2023)

vendredi 10 novembre 2023

En Rouletabille marchant dans les pas de Bertha la Paix

SUR LES TRACES de Bertha la Paix vient de faire l’objet d’une critique dans Le Monde. Heureux d’y être décrit en “Rouletabille marchant dans les pas de Bertha” et racontant “d’une plume alerte” ce qui la liait à Alfred Nobel, comment elle l’influença et finit par obtenir son prix de la paix, le premier accordé à une femme. C'est le fil rouge du livre.

Ce que ne dit pas la recension, par manque de place, c’est que Bertha la Paix campe aussi la mouvance pacifiste dans laquelle elle frayait en égérie sensible et déterminée, parmi tous ces messieurs. On les suit le temps d’un congrès "universel" de la paix, tenu à Berne par un été particulièrement chaud. Le spectre des guerres et des haines recuites flotte dans l’air. Puis on accompagne “la Lionne” jusqu’à Zurich, où Nobel l’a invitée. Je ne dirai pas ce qui se trame à bord du Mignon, l’embarcation expérimentale construite pour le Suédois – il faut ménager le suspense. Mais cet épisode conduira peu à peu la baronne autrichienne jusqu’à la Maison-Blanche. Loin de la vie de bohème vécue dans le Caucase durant sa trentaine. 


Aluminium-Naphta-Boot Mignon von Escher, Wyss & Co. Heinrich Bachmann. Source: Zentralbibliothek Zürich 

Dans le livre l’infatigable militante est croquée (gentiment) par son compatriote Stefan Zweig et (méchamment) par la presse pro militariste. Au fil des pages, on arpente des salles d’archives. On fait des allers-retours entre le 19e siècle et nos années les plus récentes. Pour croiser, par exemple, Victor Hugo lorsqu’il imagine la création des Etats-Unis d’Europe. Ou Tolstoï en jeune officier d’artillerie dans les ruines de Sébastopol, puis en sage commentant Bas les armes!, le best-seller de Bertha. Sherlock Holmes aussi, qui fait une brève une apparition dans un laboratoire jonché de cornues et de lampes Bunsen.  

Sur les eaux du lac des Quatre-Cantons, le rejeton de Rouletabille entame un dialogue de sourds avec des adeptes de Donald Trump venus de Floride puis, sur la terre ferme, écoute un pacifiste désillusionné. A Lucerne, il se perd dans la contemplation d’une vaste fresque circulaire dépeignant la déroute de l’armée d’un général oublié. A Zurich, il est pris dans la fièvre de la grande fête populaire débridant sa population tous les trois ans. En Autriche, il foule l’herbe des jardins entourant le manoir des Suttner, hume l’air humide du salon où Bertha rédigeait sa correspondance. A Vienne, il cherche des signes tangibles de l’existence d’une de ses représentantes les plus estimables, en vain ou presque, et bute sur la grande statue d’un ancien maire populaire mais farouchement antisémite, qu’elle détestait.

Voilà ce qu'on peut aussi trouver dans ce "récit enquête" publié en octobre 2023 chez Balland, et bien d'autres choses encore.  




jeudi 2 novembre 2023

Bertha la Paix. Extraits (2): À Harmannsdorf

LE COUPLE Suttner vit désormais avec la famille d’Arthur. Réconciliation contrainte et compassée. Tout ce petit monde habite sous le même toit, dans un châtelet dont le donjon carré aujourd’hui encore surplombe champs et bosquets entourant Harmannsdorf, hameau agricole affleurant une plaine vallonée, au nord-ouest de la capitale. 



Prenez le train à la Franz-Josefs-Bahnhof, m’a suggéré par mail l’actuelle châtelaine. (...) Dans la gare actuelle, il ne reste plus un centimètre carré du décor d’antan. Quais banals, lumière blafarde, petite affluence. Longeant le Danube avant de s’en éloigner, le parcours, lui, est a priori identique à celui emprunté en son temps par la baronne. Les arrêts se succèdent dans des bourgades à la taille décroissante. À bord de la rame REX, une odeur de saucisson à l’ail flotte un temps. Plus persistante, la voix d’un homme invisible pendu au téléphone, qui chuchote ce qui me semble bien être du hongrois.  

Elégante octogénaire en tenue mokka, Veronika Glawischnig m’attend sur le quai de la gare d’Eggenburg, à une dizaine de minutes de Harmannsdorf en voiture. (...) Où que porte le regard entre les maisons basses, des champs verts et dorés à perte de vue, striés ici et là de bosquets effilés. Ciel débordant de torsades grisâtres. L’unique rue-route du hameau s’appelle Harmannsdorf, comme lui.




(...) Au sommet [du donjon], trois drapeaux prennent le vent d’ouest. L’endroit n’est pas ouvert au public mais Veronika Glawischnig, ravie de l’intérêt manifesté par un visiteur venu de France, fait volontiers le tour du propriétaire, à l’exception de la partie la plus privée où se repose son mari nonagénaire. Les pièces défilent dans une lumière pâlotte filtrée par les doubles fenêtres, profondes, encadrées de rideaux ouverts sur une douve. Flotte une légère odeur d’humidité post-hivernale. Mobilier rustique, disparate. Ce n’est pas celui des Suttner, les guerres et les années de dèche sont passées par là, mais on a tenté de s’en approcher, calquant au plus près style et époque 


Au-dessus d’une armoire, un portrait de la baronne, un des plus connus d’elle, réalisé en 1894 par la comtesse Adrienne von Pötting, sœur d’une de ses proches amies. D’allure encore jeune, le regard doux, elle semble veiller sur le salon où, dit-on, elle rédigea son best-seller. (...)   







L’octogénaire qui me guide d’un pas incertain préfère mille fois parler de son châtelet Renaissance plaqué de chichis baroques depuis le dix-huitième siècle, trois étages élevés autour d’une cour carrée avec chapelle intégrée. De la demi-douzaine chevaux qu’ont abrité les écuries et qu’elle aimait dresser, avant qu’il ne faille s’en séparer. Des subventions publiques, de plus en plus chiches à l’entendre. De quoi aider tout de même à l’entretien des bâtiments et des jardins, dont l’un, le gothique séparant l’orangerie du grenier à grains, dans le prolongement du jardin à la française en pente douce, a laissé place à un simple rectangle d’herbe tondu à l’occasion. L’endroit s’anime quelques fois l’an, parfois moins, à l’occasion de rencontres visant à perpétuer la mémoire de Friedens-Bertha en présence d’historiens, ou de « concerts de la paix » dans le décor bucolique à souhait du grenier à grains. 




Quant
à l’intéressée elle-même, elle avait un caractère peu commode. C’est en tout cas ce qu’ont raconté des anciens de Harmannsdorf l’ayant côtoyée, ou les plus bavards de leurs descendants. La maîtresse femme en savait plus que tout le monde autour d’elle et, à la fin de sa vie, elle ne pouvait s’empêcher de le faire sentir à quiconque l’écoutait. Veronika Glawischnig en sourit et hausse les épaules. « Ce qu’elle a essayé d’accomplir est fantastique. Même si rien n’a vraiment changé depuis. Le monde actuel est tellement déprimant. »