dimanche 19 mai 2019

Encore les prix Nobel (avec introduction)

DEPUIS la parution de mon livre Histoire du prix Nobel en 2012 (chez François Bourin Éditeur), de nouveaux lauréats ont été récompensés, certains plus contestés que d'autres. Plus frappant, un scandale mêlant sexe et pouvoir a secoué l'Académie suédoise qui décerne le prix de littérature. L'affaire a eu un tel retentissement dans le pays que l'attribution de la récompense pour 2018 n'a pas eu lieu. Sauf imprévu, l'Académie, remaniée depuis l'affaire, distinguera deux lauréats en octobre prochain: l'un pour l'année 2018, l'autre pour 2019.

En attendant, je reproduis ci-dessous l'introduction de mon Histoire du prix Nobel qui, hormis ces épisodes les plus récents, reste entièrement d'actualité (lien vers Amazon). Si tant est qu'on puisse parler d'actualité pour décrire l'histoire de ces prix, leurs rouages, les raisons des choix des jurys, les manœuvres en coulisses, etc. Au fait, l'introduction existe aussi en anglais et en allemand, en vue d'une éventuelle traduction du livre mis à jour.

Cliquez ici en savoir plus sur la méthode et mes sources utilisées durant l'enquête; et sur les interlocuteurs rencontrés pour le livre.


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L’heure de fermeture approche. En ce milieu d’après-midi norvégien, l’obscurité hivernale qui tombe dehors peint la surface des fenêtres en un bleu-gris de plus en plus opaque. Un habitué de la bibliothèque de l’Institut Nobel ferme un livre dans un claquement mat, un autre ramène une revue à sa place, sur une étagère, avant d’enfiler sa parka et de sortir. On ne se salue pas, mais on sait, pour les plus assidus d’entre nous, qu’on se reverra là le lendemain, peut-être dès 8 heures, à l’ouverture. Dans une petite salle annexe, j’entends encore s’activer le bibliothécaire en chef et son adjointe. Bientôt, après mon départ, ils éteindront la lumière et verrouilleront derrière eux la lourde porte en bois sombre. 

Et si, cette fois-ci, je ne partais pas ? L’idée m’a effleuré plus d’une fois de me dissimuler dans un recoin pour me laisser enfermer. Passer une nuit seul dans l’Institut Nobel norvégien, ce n’est pas raisonnable bien sûr. De plus, le lieu est sans doute équipé d’un système d’alarme. Une caméra vous observe dans le hall d’entrée. Tout de même… Le comité qui décerne chaque année le prix Nobel de la paix, dont on connaît l’éclat mondial, tient ses réunions dans le même bâtiment, à l’étage supérieur. La majeure partie de la documentation qui lui sert à sélectionner les lauréats se trouve quelque part dans les archives. Une mine d’informations pour historiens et chercheurs voulant décrypter les choix de ce comité de cinq « sages » norvégiens et mieux comprendre comment fonctionne la mécanique Nobel. 

Lors de mes premières journées passées à la bibliothèque, j’ai découvert par inadvertance que la clé que l’on demande au personnel pour avoir accès aux toilettes, au rez-de-chaussée de l’Institut, ouvre aussi la porte voisine. Après un vestibule sans intérêt, je me suis trouvé dans un espace nettement plus vaste rempli de rayons de livres et d’armoires en fer-blanc sur plusieurs rangées. Des monceaux de documents dorment là, dans la pénombre. Impossible bien sûr d’en jauger le contenu d’un seul coup d’œil. Plus tard, de retour à ma place de travail, je n’ai pu m’empêcher de fantasmer sur les informations réunies dans cette pièce obscure. Certes, une bonne partie d’entre elles sont accessibles à tout chercheur ou journaliste après qu’il en a dûment fait la demande pour mener un projet bien précis. Mais comment ne pas penser aux données confidentielles qui, elles, sont entassées au fond d’armoires, à l’abri des regards indiscrets ?

Car le système sur lequel reposent tous les prix Nobel – paix, littérature, médecine, physique, chimie – et celui des sciences économiques greffé en 1969, s’il est transparent dans son mode de fonctionnement et les règles qui le régissent, ne l’est plus dès lors qu’on approche de son cœur décisionnel. Pour quelles raisons les différentes entités habilitées à décerner la plus prestigieuse des récompenses choisissent-elles tel ou tel lauréat, et pourquoi à un moment donné plutôt qu’à un autre ? Quelle importance accorder au facteur humain dans ce processus de décision ? Les préférences idéologiques, les inimitiés personnelles, les accointances relationnelles ou amicales, les défiances de principe à l’égard de représentants de telle ou telle nation, peuvent-elles demeurer étrangères à bien des choix ? Présentés souvent comme le summum de l’excellence littéraire, le nec plus ultra de la recherche scientifique, le couronnement d’un engagement en faveur d’une grande cause, les prix Nobel ne peuvent pas être objectifs. Or cet aspect-là, que je décoderai dans ces pages autant que possible, n’est pas destiné à être connu hors d’un cercle restreint de personnes impliquées. Il n’existe d’ailleurs pas de minutes des délibérations ayant lieu au sein des différents comités attribuant les prix Nobel.

En outre, les chercheurs et journalistes triés sur le volet n’ont accès aux quelques documents confidentiels concernant chaque prix Nobel que cinquante ans après qu’il a été décerné. Une période tampon instaurée en 1973 par la Fondation Nobel, la gardienne du temple sise à Stockholm. Un demi-siècle, c’est long. Il faudra attendre jusqu’en 2062 et au-delà pour savoir quels étaient les autres lauréats potentiels en lice pour les prix 2012 et les suivants ; qui les avait présentés aux différentes instances décernant les prix ; sur quels arguments ces dernières se sont appuyées dans leurs choix respectifs, etc. Ces détails auront alors perdu tout le sel de l’actualité et ne risqueront plus de prêter le flanc à la critique, si ce n’est peut-être de la part de quelques chercheurs entêtés. Mais ne nous plaignons pas : avant 1973, il n’était même pas question de soulever ainsi le couvercle sur la marmite Nobel. Tout devait mitonner dans le plus grand secret, et pour toujours. On est loin de l’image idéalisée d’une Scandinavie hypertransparente et accessible. 

Que cette cuisine interne reste à l’abri des regards extérieurs durant plusieurs décennies, c’est néanmoins logique et compréhensible du point de vue de la Fondation Nobel. Le système repose notamment sur l’avis d’experts ad hoc consultés par les institutions décernant les prix. Divulguer trop tôt leurs rapports risquerait de nuire à la carrière de leurs auteurs, notamment dans les disciplines scientifiques. Une telle discrétion a également contribué à façonner la réputation inégalée de ces récompenses accordées depuis 1901 dans les domaines de la physique, de la chimie, de la médecine, de la littérature et de la paix (et depuis 1969 pour les sciences économiques). Quelle autre récompense est attendue avec autant d’intérêt par les milieux de l’édition et les écrivains, par la communauté scientifique ou les cercles politico-diplomatiques ? Quelle distinction jouit d’un tel écho dans les médias qu’il porte aux oreilles du grand public des patronymes jusqu’alors souvent inconnus de ce dernier ? Le nom Nobel en soi est devenu une marque de fabrique synonyme de qualité éprouvée et d’éminence durable. Lisez-le à l’envers et vous verrez apparaître un autre mot. Nobel… Lebon. Voire le Bien, si l’on s’en tient au prix de la paix. Lequel reflète une vision souvent très occidentale, loin des préoccupations initiales du fondateur des prix, ce qui ne va pas sans agacer certains puristes. 

Bref, ces distinctions Nobel décernées en Suède (sauf la paix, attribuée en Norvège) visent à récompenser la fine fleur de chacune des disciplines concernées. Ou du moins ce qui est censé l’être. Car le choix de certains lauréats, je le raconterai dans cette enquête historique, n’a pas toujours été clairvoyant. D’autres personnalités, au contraire, n’ont jamais été primées alors qu’elles auraient pu légitimement prétendre l’être. L’exemple le plus connu concerne Mahatma Gandhi, oublié du Nobel de la paix. Une fois encore, les facteurs humains, politiques et géostratégiques ont leur importance. C’est le cas en particulier pour le comité qui attribue cette récompense-là. Cinq personnes seulement le composent, toutes citoyennes de Norvège, pays prospère qui se tient en marge de l’Europe dans une atmosphère gentiment provinciale, loin des soucis de la planète (sauf, gigantesque exception, lorsqu’un « croisé » issu du cru sème la terreur parmi ses congénères au nom d’une guerre contre le multiculturalisme, comme ce fut le cas le 22 juillet 2011). 

Ces « sages », nous le verrons, ne sont pas toujours sélectionnés pour leurs compétences dans les domaines de la politique étrangère, de l’histoire des relations internationales ou des questions de sécurité et de désarmement. En fait, c’est de moins en moins le cas. Et lorsque leurs choix se portent sur des lauréats discutables, la polémique n’en prend que plus d’ampleur. La dernière d’entre elles, surgie dans le sillage du prix 2009 accordé au président Barack Obama, vaut au comité norvégien de traverser une petite crise de légitimité et suscite un débat sur sa composition. Son indépendance aussi est remise en question, notamment par la Chine, furieuse de l’attribution du prix au dissident Liu Xiaobo en 2010. Sans se glisser dans la peau des dirigeants de Pékin, on peut effectivement se demander si la poignée d’anciens politiciens norvégiens qui siègent dans cette instance sont les mieux à même de décerner une récompense devenue mondialement connue. 

Le Nobel de littérature, lui aussi, reflète parfois de manière évidente les inclinations des membres de l’Académie suédoise qui le décernent. C’est le plus subjectif des six prix de la galaxie Nobel, comme l’ont reconnu les quelques académiciens que j’ai rencontrés à Stockholm. Mais la longue liste des personnalités récompensées – tout comme celle des grands absents – renvoie également aux mentalités et aux courants intellectuels successifs qui ont dominé la Scandinavie, plus ou moins au diapason du reste de l’Europe occidentale. La lente ouverture aux littératures sud-américaines, asiatiques, africaines, n’a lieu qu’à partir de la fin des années 1960. Et que dire de la place accordée aux femmes par les « immortels » suédois ? Pendant quarante-cinq ans, entre 1946 et 1991, une seule leur paraît digne de recevoir leur prix. Là encore, l’une des images que nous renvoie la Scandinavie, celle d’une région en pointe dans l’égalité entre les sexes, en prend un coup. 

Tout bien considéré, le bilan de l’institution Nobel reste toutefois extraordinaire, au sens propre du terme. Cela mérite, pour commencer, un retour aux sources, jusqu’à l’inventeur suédois Alfred Nobel, l’homme qui découvre la dynamite. Qu’est-ce qui le pousse, au début de la Belle Époque, à vouloir ainsi créer ces récompenses ? Les réactions en Suède et en Norvège à l’annonce du testament sont pour le moins mitigées. De nos jours, ces pays n’ont pas à le regretter, chaque édition annuelle des prix générant une couverture médiatique appréciable et globalement positive, « entre traditions et modernité ». C’est le cas en particulier pour les cérémonies de remise des prix, le 10 décembre, jour anniversaire de la mort de Nobel, en présence des familles royales régnantes. La fortune que le savant laisse derrière lui, pour récompenser les lauréats et financer une machine bien huilée, attise également les curiosités. Comment est-elle gérée, en cette période de crise économique ? De plus en plus pratiqué à Oslo et Stockholm, le recours aux sponsors privés constitue-t-il un risque pour l’indépendance des prix et pour la « marque Nobel », expression qui traduit à elle seule une évolution vers la sphère commerciale ? Ce sont quelques-unes des questions que j’aborderai dans ce livre, ainsi que les liens parfois très étroits qui unissent l’instance décernant le prix de médecine à de grandes entreprises pharmaceutiques. 

Enfin, la nature humaine étant ce qu’elle est, une enquête sur les mécanismes et les coulisses des prix Nobel serait incomplète si elle ne narrait pas, en filigrane, les efforts déployés par d’innombrables personnalités en vue d’accrocher cette belle distinction à leur palmarès. Comble de la réussite professionnelle et consécration universelle souvent synonyme de retombées pécuniaires non négligeables, pareille récompense ne peut que susciter la convoitise des plus assoiffés de reconnaissance, d’honneurs et d’émoluments. Dès leur lancement, ces prix font l’objet de campagnes en vue de promouvoir tel ou tel candidat. Leur retentissement grandissant, le lobbying s’accroît. De la simple visite de courtoisie au recours à des entremetteurs plus ou moins influents en passant par les cadeaux, la gamme de moyens mis en œuvre est assez large. En tout cas, assure-t-on à Stockholm et à Oslo, l’état d’esprit scandinave est incompatible avec ce genre de manœuvres. Ce qui ne veut pas dire, tant s’en faut, que les comités décernant les Nobel ne sont pas influencés dans leurs décisions – nous allons voir de quelle manière.

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